Un chemin spirituel : les Confessions de St Augustin.

Chapitre 6e

La prière dans les Confessions (et dans l'oeuvre d'Augustin)

Pour une vue plus générale de la question de la prière chez Augustin (et de son lien avec le désir), on pourra se reporter au chapitre dédié dans le cours sur "St Augustin lit et commente St Jean". Ici nous traiterons la question plus spécifiquement dans les Confessions, sans pouvoir ignorer toutefois les aspects plus généraux dans l'oeuvre d'Augustin.

1) La prière : une introduction

La prière qui a été au cœur de la vie d’Augustin après sa conversion est aussi au cœur de son œuvre. C'est l'un des chemins les plus fondamentaux sans doute qu’il nous faut engager maintenant à sa suite. Sans la prière continuelle, Augustin ne nous aurait pas laissé cette œuvre immense qui est entièrement habitée de l’intérieur précisément par cette prière, ressource incessante. Le grand évêque dit d’ailleurs très clairement dans de multiples passages qu’il faut prier sans cesse... et cette cette prière continuelle est possible car "Ton désir c’est ta prière" nous dit Augustin dans un Discours sur le Ps 37 :

"Le gémissement de mon coeur me faisait rugir [...] Et qui connaissait la cause de mon rugissement ? Il ajoute [le psalmiste] : Tout mon désir est devant toi. Non pas devant les hommes, qui ne peuvent pas voir le coeur, tandis que si tout ton désir est devant le Père, lui qui voit l’invisible te le revaudra.
Car ton désir est ta prière ; si le désir est continuel, la prière est continuelle. Ce n’est pas pour rien que l’Apôtre a dit : Priez sans relâche. Peut-il le dire parce que, sans relâche, nous fléchissons le genou, nous prosternons notre corps, ou nous élevons les mains ? Si nous disons que c’est là notre prière, je ne crois pas que nous puissions le faire sans relâche.
Il y a une autre prière, intérieure, qui est sans relâche : c’est le désir. Que tu te livres à n’importe quelle autre occupation, si tu désires ce loisir du sabbat, tu ne cesses pas de prier. Si tu ne veux pas cesser de prier, ne cesse pas de désirer.
Ton désir est continuel ? Alors ton cri est continuel. Tu ne te tairas que si tu cesses d’aimer. Quels sont ceux qui se sont tus ? Ceux dont il est dit : A cause de l’ampleur du mal, la charité de beaucoup se refroidira.
La charité qui se refroidit, c’est le coeur qui se tait ; la charité qui brûle, c’est le coeur qui crie. Si la charité dure toujours, tu cries toujours ; si tu cries toujours, tu désires toujours ; si tu désires, c’est au repos que tu penses.
Tout mon désir est devant toi. Que se passe-t-il si ton désir est devant lui, mais non pas le gémissement ? D’où cela peut-il venir, quand le désir lui-même s’exprime par le gémissement ?
C’est pourquoi le psaume continue. Et mon gémissement ne t’échappe pas. Il ne t’échappe pas, alors qu’il échappe à la plupart des hommes. Il semble parfois que l’humble serviteur de Dieu dise : Et mon gémissement ne t’échappe pas. Il semble aussi parfois que le serviteur de Dieu se mette à rire : est-ce que ce désir est mort dans son coeur ? Non, s’il y a désir, il y a gémissement ; il ne parvient pas toujours aux oreilles des hommes, mais il ne cesse jamais de frapper les oreilles de Dieu." (Discours sur les Psaumes, 37, 14).

La prière de demande n'est donc pas méprisable, loin de là : c'est elle en particulier, comme il est dit dans la Lettre à Proba qui excite le désir, et par là-même prépare le coeur à être comblé : il s'élargit alors pour tendre vers l'infini de Celui qui veut nous combler.

2) La place de la prière dans les Confessions

D’abord, on peut souligner déjà que dans les Confessions – qui sont de fait une immense prière qui se déploie sur treize livres au cours desquels les passages dans lesquels Augustin s’adresse directement à Dieu dans une prière intense sont nombreux. Dans chaque livre un ou deux passages sont directement des prières, qui ont d’ailleurs été parfois reprises dans divers livres de prières au cours des siècles, textes souvent un peu raccourcis, transformés pour les rendre immédiatement et facilement accessibles aux contemporains des compilateurs : cela continue aujourd'hui, et l'on voit même souvent attribuer à Augustin des prières qui ont une toute autre origine : on ne prête qu'aux riches ! Mais, de nombreux extraits des Confessions sont ainsi offerts à la prière de tous : qui ne connaît "Bien tard je t’ai aimée…" et quelques autres encore ?

Chaque livre des Confessions, en réalité, est ponctué de prières, sans doute parfois assez courtes (un petit paragraphe), pendant lequel cesse le récit de la vie, ou les commentaires philosophiques, nombreux aussi, mais où Augustin se retourne plus intensément vers Dieu (voir ci-dessous, l'examen du livre I). Enfin, même dans les récits ou les commentaires, l’appel à Dieu est constant – ce qui amène à considérer le livre des Confessions tout entier comme un "modèle" de prière incessante - celle que propose à tout chrétien Augustin à la suite des Pères dans le désert...

Dans Les confessions, effectivement, tout est prière, puisqu’il s’agit dans la forme (très souvent Augustin s’adresse explicitement à Dieu) comme dans le fond (Augustin dévoile le plus intime de lui-même… pour tenter de dévoiler Dieu) d’un dialogue avec Dieu. On peut considérer que le récit de la vie d’Augustin - comme sa vie l’a été certainement -, est une prière continuelle… La seule vraie prière, devrait-on dire, quand la vie est remplie de mille occupations qui pourraient éparpiller l'homme et même parfois le détourner du seul vrai Dieu (ce fut certainement le cas dans la vie surchargée de l’évêque d’Hippone, où il dénonce le risque, trop pris par des tâches multiples, de ne plus pouvoir se consacrer à Dieu). C'est pourquoi, il importe précisément de mêler constamment prière, appel à Dieu (invocation, louange, supplication, action de grâce…) et vie dans toute son intensité. Si dans toutes nos occupations notre cœur est tourné vers Dieu, que Dieu est "au cœur de tout", dans notre cœur qui vibre, alors "nous prions sans relâche". La prière, nous le disions en tête de ce chapitre, n’est pas seulement à prévoir pour quelques moments privilégiés de la vie de l’homme : "Si tu dis que la prière est continuelle et qu’il s’agit de se mettre à genoux, lever les mains…" ce n’est pas possible. Mais la prière est continuelle parce que l’homme s’adresse sans cesse à Dieu qui est là dans sa vie, "plus intime à lui que lui-même" (Conf. III, vi, 11), dans le secret du cœur, ce Dieu qui nous accompagne partout et qui d’ailleurs par là même peut se répandre à travers nous sur nos frères.

3) Pour établir une liste des "prières" dans les Confessions

On distinguera dans un tableau très partiel (début des Confessions, livre I et quelques éléments des deux livres suivants :

Ii, 1 – v, 6"Tu es grand, Seigneur… Seigneur, qui pourra y tenir ?"
 vi, 7"Mais pourtant laisse-moi parler… que vient mon salut en tout."
 vi, 7 - 8"Je ne le reconnus que plus tard… de mes nourriciers"
 vi, 9"Et voilà que mon enfance… et de te confesser."
 vi, 10"Je te confesse, Seigneur du ciel et de la terre …. ne pas te trouver ! "
 vii, 11"Ecoute ô Dieu… pas fait le péché en lui."
 vii, 11"Qui me rappelle le péché de mon enfance ? … dans un âge plus avancé."
 vii, 12"C’est toi, Seigneur mon Dieu, qui as… par ta loi ordonnes toute chose."
 vii, 12"…la vie à l’enfant… en moi aucune trace ?"
 viii, 13Au sortir de la première enfance…du bon plaisir des grandes personnes.
 viii, 13"…mon Dieu…"
 ix, 14"Dieu, mon Dieu, quelles misères…", "Seigneur", "…je te priais… quand tu ne m’exauçais pas…"
 ix, 14"… quelles misères j’ai éprouvées là…pénible mal pour moi."
 ix, 15"Est-il un homme, Seigneur… par un amour puissant…"
 ix, 15"…au point que, devant les chevalets et… qu’on ne l’exigeait de nous." "… manque de mémoire… un de mes compagnons de jeu l’emportait."
 ix, 15"Seigneur"
 x, 16"…Seigneur Dieu…"
 x, 16"Et cependant je péchais… à en faire donner de semblables."
 x, 16"Regarde ces choses, Seigneur, avec miséricorde," ...
 xi, 17"J’avais entendu parler en effet,… qu’elle servait."
 xi, 17"Tu as vu, Seigneur…", "mon Dieu…", "mon Dieu et Seigneur…", "toi Seigneur Jésus…"
 xi, 18"Je t’en prie, mon Dieu…"
 xi, 18"… je voudrais savoir, … l’effigie d’elle-même."
 xii, 19"Cependant, durant cette enfance même…. Son propre châtiment."
 xii, 19"mon Dieu"
 xiii, 20"Mais quel motif avais-je de détester le grec… dans mon extrême misère."
 xiii, 20"…ô Dieu, ô ma Vie,…"
 xiii, 21"Qu’y a-t-il en effet… faute d’amour pour toi… à lire et à écrire !"
 xiii, 21"ô Dieu, lumière de mon cœur, pain de la bouche intérieure de mon âme, vertu qui féconde mon intelligence et, le sein de ma pensée ?"
 xiii, 22"Mais aujourd’hui… manteau de l’erreur."
 xiii, 22"Qu’ils ne crient pas contre moi… tes voies bonnes !"
 xiii, 22"Qu’ils ne crient pas contre moi…l’ombre de Créuse elle-même !"
 xiv, 23"Pourquoi donc avais-je… qui nous ont éloignés de toi."
 xiv, 23"ô Dieu, à tes lois…"
 xv, 24"Ecoute, Seigneur, ma supplication… tu me les as pardonnés."
 xv, 24 - xvii, 27"Oui, j’ai appris là beaucoup de mots utiles… sacrifier aux anges prévaricateurs."
 xvi, 26"Et moi pourtant, mon Dieu…"
 xvii, 27"Laisse-moi mon Dieu…" "ô vraie Vie, ô mon Dieu"
 xviii, 28"Mais quoi d’étonnant…les gonflait de gloriole !"
 xviii, 28"… mon Dieu"
 xviii, 28"Tu vois cela Seigneur, …loin de ta face."
 xviii, 29"Vois Seigneur Dieu…"
 xviii, 29"…les fils des hommes à observer… ne voudrais pas subir."
 "Que tu es secret, toi qui habites… illicites avidités"
 xviii, 29 - xix, 30"Ainsi, voici un homme qui brigue… qui n’en faisaient pas." "… elles me valaient les louanges… la petite taille des enfants."
 xix, 30"Je dis ces choses et je les confesse devant toi, mon Dieu…" "Non Seigneur, non, n’est-ce pas ? je te le demande mon Dieu." "ô notre Roi…"
 xx, 31"Mais malgré cela, Seigneur… des actions de grâce…"
 xx, 31"J’existais en effet dès ce temps-là… les confusions, les erreurs."
 xx, 31"Je te rends grâces, ô ma douceur… cela aussi c’est toi qui me l’as donné."

Plus brièvement, et moins systématiquement, on signalera encore :

On peut établir aussi la liste des "grandes prières" dans l'ensemble des Confessions [celles qui figurent en bleu dans le tableau précédent] :

On peut mesurer ainsi, et en quelque sorte "visualiser" la place importante de la prière dans les Confessions

4) Le sens de la prière

Augustin exhorte sans cesse à la prière ses fidèles, de même que les catéchumènes. Il commente à leur intention, à plusieurs reprises, la prière par excellence, le Notre-Père. L’évêque a ce souci d’éduquer à une prière authentiquement chrétienne, "non pas celle qui se perd en demandes, mais celle qui met réellement l’homme à l’écoute du Maître intérieur", nous dit Marcel Neusch (Initiation à Saint Augustin, un maître spirituel, p. 183).

Loin de mépriser d’ailleurs nos pauvres demandes, Augustin cherche à les purifier en les recentrant sur Dieu. Finalement il s’agit de ne demander à Dieu que Dieu. Quand nous voulons du miel, du vin, de l’or, de fait, nous l’avons compris, ce que nous voulons porte un seul nom : Dieu.

Chez Augustin, il n’y a pas de traité sur l’oraison comme chez d’autres Pères. Le texte le plus élaboré et qui peut pour nous en tenir lieu est la lettre à Proba (écrite début 412, en réponse à une dame veuve qui l’interroge sur la prière) où sont abordées cinq questions avec leurs réponses - qui peuvent nous aider dans la lecture des Confessions.

[N.B. : pour accéder à l’essentiel des textes d’Augustin, on peut se référer au site de l’Abbaye Saint-Benoît de Port-Valais, qui donne les œuvres d’Augustin dans des traductions un peu anciennes, pour des questions de droits, mais qui en permet la consultation très librement. cf le texte intégral de la Lettre à Proba].

M. Neusch présente, brièvement, dans son Initiation à Saint Augustin un maître spirituel, ("Trésor du Christianisme, Cerf, 2003), des éléments nécessaires, notamment sur la base de cinq questions qu'il propose pour comprendre la perspective d'Augustin. Le renvoi à quelques extraits d'Augustin, immédiatement significatifs, peut faciliter la compréhension de celui qui s'attache à ce qui constitue un plan de lecture à propos de la prière.

"La prière commence toujours par un "détachement" de tout ce qui retient au monde. Si la prière doit se dérouler dans le "sanctuaire intérieur de l’âme", il importe d’en chasser les convoitises. "Concentre toute ton action à l’intérieur de toi…" "Tu veux prier dans un temple ? Prie en toi-même. Mais commence par être un temple de Dieu…" [Homélies sur l’Evangile de Jean, XV, 25]. La prière est d’abord un retour de l’extérieur vers l’intérieur." (Neusch, Marcel, op. cit, p. 184).

""La vie bienheureuse". La réponse est surprenante, mais Augustin est persuadé que l’homme ne peut rien demander de moins que le bonheur. Celui-ci est une aspiration indéracinable du cœur de l’homme. "Tous sans exception, nous voulons être heureux" (Sermon Mai, 12, extraits, d'après Hamman : Saint Augustin prie les Psaumes [pour voir un extrait de ce sermon]). Il reste à ne pas se tromper de bonheur. On ne le mettra pas dans les choses qui passent ; il s’identifie avec la vraie vie, la "vie éternelle". "C’est donc uniquement à cette vie où nous vivons avec Dieu et de Dieu que, sans nul doute, il faut rapporter tout ce qui peut être demandé utilement et convenablement…"..." (Neusch, Marcel, ibid., pp. 184-185).

"Augustin répond : la prière n’est pas nécessaire à Dieu, car il n’ignore aucun de nos désirs, mais elle est nécessaire à l’homme : elle consiste dans l’ajustement de notre désir à la volonté de Dieu et à ses dons. "Le Seigneur notre Dieu n’a certes pas besoin que nous lui fassions connaître notre volonté car il ne peut l’ignorer, mais il veut par la prière exciter et enflammer nos désirs, pour nous rendre capables de recevoir le don qu’il nous prépare…" "[…] Si des temps de prière s’imposent, ou s’il faut user de mots, c’est parce que le désir a besoin d’être sans cesse relancé ves celui qui en est le terme : "Comme d’autres affaires peuvent attiédir notre désir, nous rappelons à certaines heures notre esprit à la prière."". "La durée ne se mesure cependant pas à la longueur du temps ni à l’abondance des paroles : "Autre est un long discours, autre un sentiment durable du cœur."" (Neusch, Marcel, ibid., p. 185).

"Cette quatrième question amène Augustin à commenter le Notre Père, la prière normative du chrétien. Si le Notre Père est la prière parfaite, c’est sans doute parce que le Seigneur nous l’a apprise ; c’est surtout parce qu’elle éveille le véritable désir. Chacune de ses demandes tend non pas à instruire Dieu, mais à éduquer notre désir de manière à le dilater à la mesure du désir de Dieu. "C’est à nous que les mots sont nécessaires… Que ton nom soit sanctifié : nous nous avertissons nous-mêmes d’avoir à désirer que son nom, qui est toujours saint, le soit aussi devant les hommes et qu’il n’en soit jamais méprisé – ce qui est utile non à Dieu mais aux hommes…" [cf. Lettre à Proba]... Augustin n’exclut pas les autres prières, mais il pose une règle : Si nous prions "comme il convient", nous pouvons utiliser d’autres mots, mais "nous ne saurions être libres de demander autre chose…". Il y a des prières suspectes, qui se disqualifient du simple fait que, centrées sur nous-mêmes, elles ont perdu ce sens du désintéressement qui caractérise la prière du Seigneur." (Neusch, Marcel, ibid., pp. 185-186)

"Le Seigneur est loin de nous accorder toujours ce que nous lui demandons. Pourtant, il a promis de toujours répondre à qui demande. Or, il nous arrive de lui dire : Seigneur délivre-nous de cette épreuve ! Et le Seigneur ne bouge pas. Augustin n’hésite pas une seconde sur la réponse : le Seigneur donne toujours quand on lui demande, mais il ne donne pas toujours ce qu’on lui demande. Parmi les qualités de la prière, la première est la confiance : elle est fondée justement sur cette conviction que le Seigneur sait mieux que nous ce qui nous convient. […] nous savons que l’Esprit intercède pour nous. Lui sait prier "comme il faut", alors que nous ne le savons pas : il n’intercède pas "selon nous", mais "selon Dieu"…" (Neusch, Marcel ibid. p. 186).

Augustin insiste en commentant la parole du Ps 18 : "Bienheureux le peuple qui a l’intelligence de sa prière" :

"Les merles, les perroquets, les corbeaux, les pies et autres oiseaux sont parfois dressés par l’homme à émettre des sons qu’ils ne comprennent pas. Avoir l’intelligence de son chant, c’est un privilège que la volonté divine a accordé à la nature humaine… Ce que nous venons de chanter tous ensemble d’une seule voix, nous devons encore le pénétrer et le méditer d’un cœur paisible…" (2e Discours sur le Ps 18, 1).

Mais s’il s’agit de "revenir à son cœur", c’est-à-dire de placer son existence devant Dieu, il s’agit pour le cœur de trouver son axe, et non pas de se replier sur la jouissance intérieure de Dieu : "la vérité de la prière se vérifie surtout dans l’engagement d’une vie" (Neusch, Marcel, ibid., p. 187) :

"Hélas, ils sont nombreux ceux qui prient Dieu sans avoir le sentiment de Dieu, une pensée vraie sur Dieu ! Ils peuvent proférer le son d’une prière, mais pas la voix d’une prière, parce qu’il y manque la vie. Mais pour celui qui a une vie spirituelle, qui comprend son Dieu, qui sait par qui il a été libéré, qui sait très bien de quoi il a été libéré, cette vie elle-même, c’est la voix de sa prière… " (cité par M. Neusch, op. cit, p. 187).

La prière conduit chacun à la source intérieure, en sorte que s’étant abreuvée, sa vie devient elle-même une source.

"Donc, ayant bu ce précieux breuvage, la conscience purifiée se met à vivre et, continuant de puiser, elle possédera une source, mieux, elle-même deviendra une source." (Hom. sur l’Ev. de Jean, 32, 4).

5) Les types de prière dans les Confessions

On peut rechercher chez Augustin, et dans les Confessions en particulier, les formes traditionnelles de prière que présente l’Eglise (cf. par exemple catéchisme de l’Eglise catholique). Mais en raison de la conception si essentielle et profonde de la prière, chez Augustin, qui n’hésite pas à maintes reprises à dire qu’il n’y a qu’une seule prière, il apparaît un peu difficile et souvent artificiel, de distinguer prière de supplication, prière d’action de grâces, prière de louange… grandes formes traditionnelles. On peut toutefois essayer un instant !

Prières de supplication

On en trouve de multiples exemples dans les Confessions, par exemple :

"Ah ! malheureux ! Seigneur , aie pitié de moi. [Ps 30, 10]
Ah ! malheureux ! voici mes blessures, je ne les cache pas
Tu es médecin, je suis malade ;
Tu es miséricorde, je suis misère.
N’est-elle pas une épreuve, la vie humaine sur la terre ! [Job 7, 1]..."

... en poursuivant jusqu’à la fin de cette prière, alors qu'Augustin supplie pour que Dieu lui donne la continence.

:

"Donne-toi à moi, mon Dieu, redonne-toi à moi.
Voici que j’aime, et si c’est peu, je veux aimer plus fort.
Je ne puis mesurer, afin de le savoir,
Combien me manque d’amour pour qu’il y en ait assez,
Et qu’ainsi ma vie coure à tes embrassements,
Sans qu’elle se détourne avant d’être abritée
Dans l’abri secret de ton visage.
Tout ce que je sais c’est que je vais mal sans toi,
Non seulement hors de moi mais aussi en moi-même,
Et que pour moi toute abondance qui n’est pas mon Dieu est indigence."

On voit avec cette prière du livre XIII qu’Augustin parvient à ne demander à Dieu que lui-même ; sa souffrance, son manque qui le fait crier vers Dieu est manque de Dieu, manque de cet amour infini qu’il ne peut pas recevoir en plénitude dans sa finitude d’homme, de créature. Ici nous comprenons mieux ce qu’Augustin voulait dire dans La Lettre à Proba quand il rappelait que la prière de demande est là pour nous apprendre à exprimer notre désir, pour le mieux connaître (cf. ci-dessus).

Prières d’action de grâces

Par exemple, on peut citer

"Te voici, tu es là,
tu délivres des misérables erreurs,
et tu vas nous rétablir dans ta voie,
et tu consoles, et tu dis :
« Courez, moi, je vous porterai,
et moi je vous mènerai au but,
et là, moi, je vous porterai."[Ps 138,8]

"Oui, Seigneur, tu as effacé tout le mal, mes démérites,
pour n’avoir pas à rétribuer d’un châtiment mes mains
dans lesquelles j’ai défait ton œuvre ;"

Prières de louange

Les Confessions en sont remplies : l’essentiel des prières est prière de louange. Mais la louange est toujours action de grâces ; elle est aussi supplication pour s’approcher toujours d’avantage de Dieu. L’exemple le plus complet est sans doute la prière qui ouvre l’ouvrage d'Augustin (I, i, 1 et I, ii, 2) : :

"Tu es grand, Seigneur,
et bien digne de louange ;
elle est grande ta puissance,
et ta sagesse est innombrable.
Te louer, voilà ce que veut un homme,
parcelle quelconque de ta création,
et un homme qui partout porte sur lui sa mortalité,
partout porte sur lui le témoignage de son péché,
et le témoignage que tu résistes aux superbes.
Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homme,
parcelle quelconque de ta création.

C’est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer
parce que tu nous as faits orientés vers toi
et que notre coeur est sans repos
tant qu’il ne repose pas en toi.

Donne-moi, Seigneur, de connaître et de comprendre
si la première chose est de t’invoquer ou de te louer,
et si te connaître est la première chose ou t’invoquer.
Mais qui t’invoque s’il ne te connaît ?
Car on peut invoquer un être pour un autre si l’on ne connaît pas.

Ou plutôt ne t’invoque-t-on pas pour te connaître ?
Mais comment invoqueront-ils
celui en qui ils n’ont pas cru ?
Et comment croiront-ils, si personne ne prêche ?
Ils loueront le Seigneur, ceux qui sont à sa recherche.
Car le cherchant, ils le trouvent
et, le trouvant, ils le loueront.

Je veux, Seigneur,
te chercher en t’invoquant,
et t’invoquer en croyant en toi :
car tu nous as été prêché.
Elle t’invoque, Seigneur, ma foi, que tu m’as donnée,
que tu m’as inspirée par l’humanité de ton Fils,
par le ministère de ton Prédicateur.
[…]
Et comment invoquerai-je
mon Dieu, mon Dieu et Seigneur,
puisque assurément c’est à venir en moi
que je l’appellerai quand je l’invoquerai ?
Et quel lieu y a-t-il en moi
où puisse venir en moi mon Dieu,
où Dieu puisse venir en moi,
Dieu qui a fait le ciel et la terre ?"

Mais il est indéniable que ces distinctions, traditionnelles, sont un peu artificielles : au cours d’une prière, chez Augustin, le ton change souvent, comme nous l’avons entrevu : on passe de la louange à la supplication, de la supplication à l’action de grâces, pour revenir à la supplication ou à la louange… Et il ne saurait en être autrement dans la prière de l’homme, partagé, écartelé encore entre le mal et le bien, entre la souffrance et la joie…

Augustin, comme beaucoup de Pères de l’Eglise, nous rappelle que la seule prière est le "Notre-Père" – nous avons déjà souligné ce point. Il est peut-être temps maintenant de montrer la place que le "Notre-Père" doit tenir dans notre prière. Augustin n’hésite pas, nous l’avons vu, à dire que toute autre prière est "illicite" : les mots peuvent changer, mais c’est toujours le même contenu que nous devons retrouver dans toutes nos prières :

"Les paroles nous sont nécessaires, à nous, afin de nous rappeler et de nous faire voir ce que nous devons demander. Ne croyons pas que ce soit afin de renseigner le Seigneur ou de le fléchir.
Aussi, lorsque nous disons : Que ton nom soit sanctifié, c’est nous-mêmes que nous exhortons à désirer que son nom, qui est toujours saint, soit tenu pour saint chez les hommes aussi, c’est-à-dire ne soit pas méprisé, ce qui profite aux hommes et non pas à Dieu.
Et lorsque nous disons : Que ton règne vienne, alors qu’il viendra certainement, que nous le voulions ou non, nous excitons notre désir de ce règne, afin qu’il vienne pour nous, et que nous obtenions d’y régner.
Quand nous disons : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel c’est pour nous que nous demandons une telle obéissance, afin que sa volonté soit faite en nous comme elle est faite au ciel par ses anges.
Quand nous disons : Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour, aujourd’hui signifie "dans le temps présent". Ou bien nous demandons d’avoir ce qu’il nous faut en désignant le tout par la partie la meilleure, qui est le pain ; ou bien nous demandons le sacrement des croyants qui nous est nécessaire dans le temps présent pour obtenir non pas le bonheur dans ce temps, mais le bonheur éternel.
Quand nous disons : Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés, nous rappelons à nous-mêmes et ce que nous demandons et ce que nous devons faire pour être exaucés.
Quand nous disons : Ne nous soumets pas à la tentation, nous rappelons à nous-mêmes ce qu’il faut demander : que nous ne consentions pas à une tentation trompeuse, ou que nous ne fléchissions pas sous une tentation accablante, parce que nous serions privés du secours divin.
Lorsque nous disons : Délivre-nous du Mal, nous rappelons à nous-mêmes qu’il ne faut pas nous croire établis dans ce lieu où nous n’aurons plus à souffrir aucun mal. Et cette demande placée en dernier lieu dans la prière du Seigneur a une telle ampleur que le chrétien soumis à n’importe quelle épreuve exprime sa plainte par elle, verse des larmes par elle, commence par elle, s’y attarde et termine par elle sa prière. Nous avions besoin de ces paroles pour confier les réalités elles-mêmes à notre mémoire.
Car lorsque nous disons n’importe quelles autres paroles, soit que le coeur de l’homme en prière les forme d’abord pour voir clair en lui, soit qu’il s’y attache en conclusion pour s’épancher, nous ne disons rien d’autre que ce qui se trouve déjà dans cette prière du Seigneur, du moins si nous prions de façon juste et appropriée. Si l’on dit quelque chose qui ne puisse pas se rattacher à cette prière évangélique, même si la prière n’est pas illicite, elle est charnelle. Et je ne sais pas comment on pourrait ne pas l’appeler illicite, puisque la prière spirituelle est la seule qui convienne à des hommes qui ont reçu du Saint-Esprit la nouvelle naissance."

Cet extrait de la Lettre à Proba (11, 21 – 12, 22) est très net : la prière que Jésus nous a donnée est le modèle de toute prière ; toute nos prières se ramènent aux demandes du "Notre-Père". Dans cette perspective, Augustin rapproche ailleurs les sept dons du Saint-Esprit, des sept demandes du Pater (qu’on a vu commenter dans la Lettre à Proba) et des sept béatitudes(2).

Finalement, on peut dire qu’Augustin nous invite surtout à prier avec un "cantique nouveau", celui de "l’homme nouveau" (Ep 4, 24) à qui il est donné un "commandement nouveau" (Jn 13, 34) :

"Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; ô terre entière, chantez au Seigneur (Ps 95,1) Si toute la terre chante un cantique nouveau, la maison du Seigneur se construit lorsque la terre chante ; car c’est ce chant même qui l’élève, pourvu qu’il ne soit rien chanté de vieux. La cupidité de la chair chante ce qui est vieux, l’amour de Dieu chante ce qui est nouveau. Quoi que vous chantiez sous l’inspiration de la cupidité, vous ne chanterez que ce qui est vieux, et lors même que votre bouche prononcerait les paroles du Cantique nouveau, la louange n’est pas belle dans la bouche du pécheur [Eccl, XV, 9]. Il vaut mieux être l’homme nouveau et garder le silence, que d’être le vieil homme et de chanter ; car si vous êtes l’homme nouveau et que vous vous taisiez, les oreilles des hommes ne vous entendront pas, mais votre cœur n’en chantera pas moins le Cantique nouveau, et ce cantique parviendra jusqu’aux oreilles de Dieu, qui a fait de vous un homme nouveau. Vous aimez et vous gardez le silence ; or, l’amour même est une voix qui monte vers Dieu, et l’amour même est le Cantique nouveau. Ecoutez la preuve que c’est là le Cantique nouveau : Je vous donne, dit le Seigneur, un commandement nouveau, qui est que vous vous aimiez les uns les autres (Jn XIII, 34). Toute la terre chante donc le Cantique nouveau, et c’est là qu’est bâtie la maison de Dieu. Toute la terre est donc la maison de Dieu. Si toute la terre est la maison de Dieu, quiconque n’est pas attaché à la terre tout entière, ne fait partie que d’une ruine et non de la maison de Dieu : il est cette vieille ruine, dont le vieux Temple était l’ombre. C’est là en effet que ce qui était vieux a été jeté bas, pour élever à la place ce qui est nouveau."
(Discours sur le Psaume 95, 2)

Ce cantique nouveau est sûrement celui de l’invocation et de la louange, mais c’est aussi celui qui se chante dans le cœur de chaque homme, dans le silence du cœur ; toute prière tend vers l’oraison silencieuse où l’on reçoit tout de Dieu, où prie en nous l’Esprit, dans un cœur vidé de tout ce qui l’encombrait… Mais la vraie louange de Dieu… c’est l’homme (cf. Irénée, "la gloire de Dieu, c’est l’homme") : c’est le chanteur lui-même, dira Augustin :

"Chantez avec la voix, chantez avec le cœur, chantez avec la bouche, chantez par toute votre vie : Chantez au Seigneur un chant nouveau. Vous cherchez comment chanter celui que vous aimez ? Car, sans aucun doute, tu veux chanter celui que tu aimes. Tu cherches quelles louanges lui chanter ? Vous avez entendu : Chantez au Seigneur un chant nouvea. Vous cherchez où sont ses louanges ? Sa louange est dans l’assemblée des fidèles. La louange de celui que l’on veut chanter, c’est le chanteur lui-même.
Vous voulez dire les louanges de Dieu ? Soyez ce que vous dites. Vous êtes sa louange, si vous vivez selon le bien."
(Commentaire sur le Ps 149, Livre des Jours, p. 378).

Conclusion

On peut voir avec Augustin comment le désir de connaître Dieu, sens d’une vie d’homme, débouche sur le silence (prière silencieuse et incessante). Sur ce plan, le récit de ce qui s’est passé à la fin de la vie d’Augustin est significatif - bien qu'indéniablement marqué, comme pour tous les saints, par une volonté d'édification. Quelques jours avant sa mort, rapporte son biographe et disciple Possidius en racontant les derniers jours d’Augustin (cf. S. Pickaers, 202, p. 30) :

"Oui, ce saint homme […] aimait à nous dire, lorsque nous parlions familièrement avec lui, que nul parmi les chrétiens éprouvés ou les évêques, si leur vie s’était prolongée après la réception du baptême, ne devait la quitter sans avoir accompli une juste et sévère pénitence. C’est ce qu’il fait lui-même lors de sa dernière maladie. En effet, il avait ordonné qu’on lui copiât quelques psaumes de David qui concernent la pénitence. Et, de son lit de malade, il pouvait voir des feuilles affichées sur le mur ; il les lisait sans cesser de verser d’abondantes larmes. Et, de peur que son attention ne fût détournée de quelque manière, quelque dix jours avant sa mort, il nous demanda que personne ne vienne le voir, sauf aux heures où les médecins viendraient l’examiner et à celles où on lui apporterait son repas. Ainsi fut fait et fidèlement observé, et pendant tout cet espace de temps, il n’a cessé de prier.

Augustin meurt le 28 août 430.


(1) On indique entre guillemets les citations de Marcel Neusch, et entre guillemets et en couleur les citations d'Augustin, avec mention de l'oeuvre dont elles sont tirées.
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(2) Voir ici-même.
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