Extraits de l'Explication du Sermon sur la Montagne (Augustin)

Nous retenons ces passages dans lesquels Augustin rapproche les sept dons du Saint-Esprit, les sept demandes du Pater (qu'on a vu commenter dans La lettre à Proba) et les sept béatitudes (en fait huit chez Matthieu qui sert de référence à Augustin dans son explication). Augustin ramène ces béatitudes à sept ; il considère effectivement que "Heureux les pauvres par l'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux", la première béatitude, est semblable à la huitième "Heureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux" : toutes deux promettent le royaume de Dieu - ce qui a pour effet de faciliter le parallélisme désiré (qui se révèle plein de sens).

1.1. "[...] Comme [le Seigneur] n'a pas seulement dit : Celui qui entend ces paroles, mais qu'il a précisé : ces paroles que je dis, il est clair, il me semble, que les paroles prononcées sur la montagne peuvent diriger parfaitement la vie de ceux dont l'entreprise est justement comparée à l'homme qui construit sur le roc. Je le dis pour montrer que ce sermon contient tous les préceptes propres à guider la vie chrétienne... (p. 23)

Augustin présente ces diverses démarches comme "sept degrés de la vie spirituelle". Après avoir rappelé les béatitudes citées par Matthieu, il poursuit :

3.10 "[...] Voilà donc en tout huit sentences générales. Pour ce qui suit, Jésus s'adresse aux présents, en disant : Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous maudiront et vous persécuteront (Mt 5, 10). Il a énoncé de façon générale les sentences précédentes ; il n'a pas dit, en effet : Heureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à vous, mais parce que le royaume des cieux est à eux, ni : Heureux les doux, parce que vous recevrez la terre, mais parce qu'ils recevront la terre, et ainsi de suite jusqu'à la huitième sentence dans laquelle il dit : Heureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux. A partir de là il s'adresse à son public, bien que ce qu'il avait dit auparavant convienne aussi à ceux qui étaient présents et l'écoutaient, et que ce qui semble concerner spécialement ses auditeurs convienne aussi aux absents et à ceux qui devaient venir plus tard.
Il nous faut donc considérer attentivement ce nombre des sentences générales. La béatitude commence par l'humilité : Heureux les pauvres par l'esprit, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas enflés, dont l'âme se soumet à l'autorité divine et craint le châtiment après cette vie, bien qu'en cette vie elle puisse s'imaginer heureuse. De là elle arrive à la connaissance des saintes Ecritures, où elle doit se montrer douce en sa piété, pour ne pas risquer de mépriser ce qui semble absurde à des ignorants et ne pas devenir indocile par d'opiniâtres discussions. Dès lors, elle commence à découvrir les liens qui l'enchaînennt : les habitudes et le péché. C'est pourquoi en ce troisième degré, qui est celui de la science, elle pleure la perte du souverain bien, puisqu'elle est asservie aux plus médiocres. le quatrième degré est celui de l'effort où l'âme s'applique de toutes ses forces pour s'arracher aux plaisirs empoisonnés qui la tiennent captive : elle a faim et soif de justice et grand besoin de force, car on ne quitte pas sans arrachement ce qu'on possède avec plaisir. Au cinquième degré, on donne à ceux qui ont persévéré dans cet effort un conseil pour être délivré, car sans le secours d'une puissance supérieure, personne n'est capable de se dégager soi-même des embarras de ces misères : et c'est un judicieux conseil, que d'aider un plus faible pour s'assurer le secours d'un plus puissant.
Par conséquent : Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Au sixième degré se trouve la pureté de coeur, à qui la conscience des bonnes oeuvres donne le pouvoir de contempler le souverain bien, que seul un esprit pur et serein peut voir. Enfin la septième sentence concerne la sagesse même, c'est-à-dire la contemplation de la vérité qui pacifie l'homme tout entier et lui donne de ressembler à Dieu ; elle entraîne cette conclusion : Heureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés fils de Dieu.
La huitième sentence renvoie au point de départ, dont elle montre l'achèvement et la perfection. Aussi dans la première et la huitième nomme-t-on le royaume des cieux : Heureux les pauvres par l'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux, et : Heureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux ; on a déjà dit : "Qui nous séparera de l'amour du Christ : la tribulation, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ?" (Rm 8, 35). Elles sont donc sept qui mènent à la perfection, la huitième illumine et manifeste ce qui est parfait, les premiers degrés reçoivent des autres leur perfection, et la huitième sentence noue avec le point de départ." (pp. 28-30).

Cette présentation des béatitudes envisagées comme les "degrés" d'une échelle pour monter vers Dieu a été déjà adoptée par Grégoire de Nysse quelques années plus tôt.

Augustin va alors évoquer les béatitudes en lien avec les sept dons de l'Esprit :

4.11 "Il me semble que l'action septiforme de l'Esprit Saint, dont parle Isaïe (cf. Is 11, 2-3), corresponde à ces degrés et à ces sentences. L'ordre diffère : là l'énumération commence par la plus haute, ici par le plus bas. Le prophète commence donc par la sagesse et termine par la crainte de Dieu, mais "le commencement de la sagesse est la crainte de Dieu" (Si 1, 16) ; par conséquent si nous suivons l'ordre croissant, la première est la crainte de Dieu, la seconde la piété, la troisième la science, la quatrième la force, la cinquième le conseil, la sixième l'intelligence, la septième la sagesse. La crainte de Dieu convient aux humbles, dont on dit : Heureux les pauvres par l'esprit, c'est-à-dire ceux qui ne sont ni enflés, ni orgueilleux et auxquels l'Apôtre déclare : "Ne cherche pas trop haut, crains plutôt" (Rm 11, 20), c'est-à-dire ne t'enorgueillis pas. La piété convient aux doux : qui cherche avec piété respecte la sainte Ecriture, ne critique pas ce qu'il ne comprend pas encore et n'offre pas de résistance, ce qui est le propre de la douceur ; pour cette raison on dit ici : Heureux les doux. La science convient à ceux qui pleurent : l'Ecriture leur fait découvrir les chaînes, les maux que, par ignorance, ils ont convoités comme des biens utiles ; c'est d'eux que l'on dit : Heureux ceux qui pleurent. La force convient à ceux qui ont faim et soif : ils peinent en effet en cherchant leur joie dans le vrai bien et en désirant détacher leur coeur des biens terrestres et matériels ; c'est d'eux que l'on dit : Heureux ceux qui ont faim et soif de justice. Le conseil convient aux miséricordieux : le seul remède en effet pour échapper à tant de maux est de pardonner comme nous voulons être pardonnés, et d'aider les autres de notre pouvoir comme nous voulons être aidés dans notre impuissance ; pour cette raison on dit ici : Heureux les miséricordieux. L'intelligence convient à ceux qui ont le coeur pur, parce que leur regard purifié peut voir "ce que l'oeil du corps n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté dans le coeur de l'homme" (1 Co 2, 9), et c'est d'eux que l'on dit : "Heureux ceux qui ont le coeur pur. La sagesse convient aux pacifiques, chez lesquels règne un ordre parfait et ne s'élève aucun mouvement de révolte contre la raison, mais où tout es soumis à l'esprit de l'homme car lui-même est soumis à Dieu, et c'est d'eux que l'on dit : Heureux les pacifiques."
4.12 "Mais l'unique récompense, qui est le royaume des cieux, prend des noms divers à chacun de ces degrés. Pour le premier, il était nécessaire de faire mention du royaume des cieux, qui est la sagesse parfaite et souveraine de l'âme raisonnable ; aussi est-il dit : Heureux les pauvres par l'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux, comme on aurait dit : "Le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur" (Si 1, 16). Aux doux on accorde l'héritage, comme le testament paternel à ceux qui cherchent avec piété : Heureux les doux, parce qu'ils recevront la terre en héritage ; à ceux qui pleurent, la consolation, comme à ceux qui savent ce qu'ils ont perdu et ce qui les écrase : Heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés ; à ceux qui ont faim et soif le rassasiement, comme réconfort à ceux qui peinent et luttent courageusement pour le salut : Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ; aux miséricordieux la miséricorde, comme à ceux qui suivent l'exact et excellent conseil qu'un plus puissant les regardera dans la mesure où ils regardent eux-mêmes de plus faibles : Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ; aux coeurs pur la faculté de voir Dieu, comme à ceux qui purifient leur regard en vue de contempler les réalités éternelles : Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ; aux pacifiques la ressemblance avec Dieu comme à ceux qui possèdent la sagesse parfaite et qui sont formés à l'image de Dieu par la régénération de l'homme nouveau : Heureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés fils de Dieu. Tout cela peut se réaliser en cette vie, comme nous croyons que cela s'est réalisé pour les apôtres. Les mots néanmoins ne peuvent exprimer la transformation complète en la vie angélique, qui nous est promise pour l'au-delà.
Heureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux. Cette huitième sentence, qui noue avec le point de départ et manifeste l'homme parfait, est peut-être figurée par la circoncision au huitième jour dans l'ancien testament, par la résurrection du Seigneur après le sabbat, c'est-à-dire le huitième jour qui est aussi le premier, par la célébration de l'octave festive par laquelle nous fêtons la naissance de l'homme nouveau, et par le nombre des jours de la Pentecôte : ici en effet sept multiplié par sept donne quarante-neuf, et l'on ajoute un huitième jour pour compléter la cinquantaine et revenir en quelque sorte au point de départ ; et c'est en ce jour qu'a été envoyé le Saint-Esprit, par qui nous sommes conduits au royaume des cieux, de qui nous recevons l'héritage, qui nous console, nous nourrit, nous fait miséricorde, nous purifie et nous pacifie : ainsi devenus parfaits nous supportons pour la vérité et la justice toutes les persécutions qui viennent du dehors." (pp. 30-32)

Augustin reviendra un peu plus loin sur cette question :

11.38 "Le nombre sept, que nous retrouvons dans ces demandes, me paraît aussi concorder avec le nombre sept, par où a commencé tout ce sermon. Si en effet c'est la crainte de Dieu qui rend heureux les pauvres d'esprit, parce que le Royaume des cieux est à eux : demandons que le nom de Dieu soit sanctifié dans les hommes, par la chaste crainte qui subsiste dans les siècles des siècles.
La piété rend heureux ceux qui ont le coeur doux, parce qu'ils possèdent la terre en héritage ; demandons donc que le règne de Dieu arrive, soit en nous-mêmes pour que nous devenions doux et ne résisitions plus à sa voix, soit du ciel sur terre par le glorieux avènement du Seigneur, alors que nous nous réjouirons et nous féliciterons, quand il dira : "Venez, les bénis de mon Père, prenez possession du royaume préparé pour vous depuis le commencement du monde". "Mon âme, dit le prophète, se glorifiera dans le Seigneur ; que ceux qui ont le coeur doux m'entendent et partagent mon allégresse". La science rend heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés, demandons aussi que la volonté de Dieu se fasse sur la terre comme au ciel, parce qu'une fois que le corps comme terre sera soumis à l'esprit comme ciel, dans une paix pleine et parfaite, nous ne pleurerons plus ; car la seule raison pour laquelle nous pleurons ici-bas, c'est ce combat intérieur qui nous force à dire : "Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit", puis à exprimer notre tristesse par ce cri lamentable : "Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ?"
La force rend heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés ; prions pour qu'on nous donne aujourd'hui notre pain quotidien, qui nous soutienne et nous fortifie, afin de pouvoir parvenir au parfait rassasiement.
Le conseil rend heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde, remettons toute dette à nos débiteurs et prions pour que les nôtres nous soient remises.
L'entendement rend heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ; prions pour n'être point induits en tentation, de peur d'avoir le coeur double en poursuivant les biens temporels et terrestres, au lieu de ne rechercher que le bien simple et de lui rapporter toutes nos actions. En effet, les tentations, provenant de ce qui semble aux hommes pénible et désastreux, ont sur nous la prise des choses qui flattent et que les hommes estiment bonnes et heureuses.
La sagesse rend enfin heureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés les enfants de Dieu ; prions pour être délivrés du mal, car c'est cette délivrance qui nous rendra libres, c'est-à-dire enfants de Dieu, en sorte que nous criions, par l'esprit d'adoption : "Abba, Père" (Rm 8, 15 ; Ga 4, 6). 11.39 Il faut surtout bien remarquer que, parmi ces sept formules de prières que le Seigneur nous impose, il en est une sur laquelle il a jugé à propos d'attirer principalement notre attention : celle qui regarde le pardon des péchés, et par laquelle il veut nous rendre miséricordieux, ce qui est le seul moyen d'échapper à nos maux. En effet les autres demandes ne contiennent point, comme celle-là, une sorte de pacte avec Dieu ; car nous lui disons : "Pardonne-nous comme nous pardonnons". Si nous n'observons point la condition, toute notre prière est sans fruit. Et la preuve c'est que le Sauveur lui-même dit : Si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père qui est dans le ciel vous remettra à vous-même vos péchés. Mais si vous ne les remettez point aux hommes, votre Père ne vous remettra point non plus vos péchés (Mt 6, 14-15). (pp. 114-116)

On pourra résumer ainsi les rapprochements faits par Augustin :

Sept dons de l'EspritSept béatitudesSept demandes du Notre-Père
Crainte de DieuHeureux les pauvres..."Que ton nom soit sanctifié"
PiétéHeureux les doux..."Que ton règne vienne"
ScienceHeureux ceux qui pleurent..."Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel"
ForceHeureux ceux qui ont faim et soif de justice..."Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien"
ConseilHeureux les miséricordieux..."Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés"
EntendementHeureux ceux qui ont le coeur pur..."Que nous ne soyons pas induits en tentation"
SagesseHeureux les pacifiques..."Délivre-nous du mal"

[Tous ces extraits sont tirés de Saint Augustin explique le Sermon sur la Montagne, coll. Les Pères dans la foi, Desclée de Brouwer, 1978]