Un extrait de la Lettre à Proba sur la Prière (Augustin)

Dans cet extrait de la "Lettre à Proba sur la Prière" (Lettre 130, écrite au début de 412), c'est la prière du Notre Père, comme modèle de toute les prières, qu'Augustin nous présente, n'hésitant pas à déclarer que toutes les paroles de l'homme en prière ne peuvent que se rattacher à cette prière que Jésus a donné à ses disciples quand ils le suppliaient : "Apprends-nous à prier !" (Luc 11, 1) Toute autre forme de prière serait "illicite" pour les hommes spirituels que nous sommes appelés à être.

"Les paroles nous sont nécessaires, à nous, afin de nous rappeler et de nous faire voir ce que nous devons demander. Ne croyons pas que ce soit afin de renseigner le Seigneur ou de le fléchir.

Aussi, lorsque nous disons : Que ton nom soit sanctifié, c'est nous-mêmes que nous exhortons à désirer que son nom, qui est toujours saint, soit tenu pour saint chez les hommes aussi, c'est-à-dire ne soit pas méprisé, ce qui profite aux hommes et non pas à Dieu.

Et lors que nous disons : Que ton règne vienne, alors qu'il viendra certainement, que nous le voulions ou non, nous excitons notre désir de ce règne, afin qu'il vienne pour nous, et que nous obtenions d'y régner.

Quand nous disons : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel c'est pour nous que nous demandons une telle obéissance, afin que sa volonté soit faite en nous comme elle est faite au ciel par ses anges.

Quand nous disons : Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour, aujourd'hui signifie "dans le temps présent". Ou bien nous demandons d'avoir ce qu'il nous faut en désignant le tout par la partie la meilleure, qui est le pain ; ou bien nous demandons le sacrement des croyants qui nous est nécessaire dans le temps présent pour obtenir non pas le bonheur dans ce temps, mais le bonheur éternel.

Quand nous disons : Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés, nous rappelons à nous-mêmes et ce que nous demandons et ce que nous devons faire pour être exaucés.

Quand nous disons : Ne nous soumets pas à la tentation, nous rappelons à nous-mêmes ce qu'il faut demander : que nous ne consentions pas à une tentation trompeuse, ou que nous ne fléchissions pas sous une tentation accablante, parce que nous serions privés du secours divin.

Lorsque nous disons : Délivre-nous du Mal, nous rappelons à nous-mêmes qu'il ne faut pas nous croire établis dans ce lieu où nous n'aurons plus à souffrir aucun mal. Et cette demande placée en dernier lieu dans la prière du Seigneur a une telle ampleur que le chrétien soumis à n'importe quelle épreuve exprime sa plainte par elle, verse des larmes par elle, commence par elle, s'y attarde et termine par elle sa prière. Nous avions besoin de ces paroles pour confier les réalités elles-mêmes à notre mémoire.

Car lorsque nous disons n'importe quelles autres paroles, soit que le coeur de l'homme en prière les forme d'abord pour voir clair en lui, soit qu'il s'y attache en conclusion pour s'épancher, nous ne disons rien d'autre que ce qui se trouve déjà dans cette prière du Seigneur, du moins si nous prions de façon juste et appropriée. Si l'on dit quelque chose qui ne puisse pas se rattacher à cette prière évangélique, même si la prière n'est pas illicite, elle est charnelle. Et je ne sais pas comment on pourrait ne pas l'appeler illicite, puisque la prière spirituelle est la seule qui convienne à des hommes qui ont reçu du Saint-Esprit la nouvelle naissance."

"Les paroles nous sont nécessaires, à nous", insiste Augustin : au Seigneur le silence qui dit plus que toutes les paroles d'homme. Ce silence du coeur à coeur où le coeur de Dieu rencontre notre coeur et sait déjà ce que nous demandons vraiment. Alors que nous demandons tous les biens de ce monde, alors que nous réclamons l'amitié ou l'amour qui fait défaut à l'homme solitaire, Dieu sait que c'est notre soif la plus profonde que nous disons... Notre soif éternelle... La soif qui ne connaîtra l'apaisement que dans les bras de Dieu.

"C'est nous-mêmes que nous exhortons à désirer" : le nom de Dieu est "saint" de toujours à toujours, mais voulons-nous assez proclamer cette sainteté à la face du monde ? Ne sommes-nous pas trop souvent tentés de nous taire, et d'oublier les paroles de St Paul : "Annoncer l'Évangile en effet n'est pas pour moi un titre de gloire; c'est une nécessité qui m'incombe. Oui, malheur à moi si je n'annonçais pas l'Évangile !" (1 Co 9, 16) ? Puissions-nous tous comme le prophète ne plus nous taire, dévorés par le feu de la parole : Je me disais : "Je ne penserai plus à lui,
je ne parlerai plus en son nom."
Mais il y avait en moi comme un feu dévorant,
au plus profond de mon être.
Je m'épuisais à le maîtriser,
sans y réussir. (Jr 20, 9)

Et si nous désirons, il faut exciter notre désir : ce désir qui doit croître pour pouvoir accueillir Celui qui veut se donner tout entier :

"Toute la vie du chrétien est un saint désir. Sans doute, ce que tu désires, tu ne le vois pas encore : mais en le désirant tu deviens capable d'être comblé lorsque viendra ce que tu dois voir.
Supposons que tu veuilles remplir une sorte de poche et que tu saches les grandes dimensions de ce qu'on va te donner, tu élargis cette poche, que ce soit un sac, une outre, ou n'importe quoi de ce genre. Tu sais l'importance de ce que tu vas y mettre, et tu vois que la poche est trop resserrée : en l'élargissant, il augmente sa capacité de recevoir.
Nous devons donc désirer, mes frères, parce que nous allons être comblés. Voyez saint Paul, élargissant son désir pour être capable de recevoir ce qui doit venir. Il dit en effet : "Certes, je ne suis pas encore arrivé, je ne suis pas encore parfait. Frères, je ne pense pas avoir déjà saisi le Christ".
Que fais-tu alors en cette vie, si tu ne l'as pas encore saisi ? - Une seule chose compte : Oubliant ce qui est en arrière et tendu vers l'avant, je suis mon élan vers le triomphe auquel je suis appelé de là-haut. Il dit qu'il est tendu et qu'il suit son élan. Il se sentait incapable de saisir ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce que le coeur de l'homme n'a pu concevoir.
Voilà notre vie : nous exercer en désirant. Le saint désir nous exerce d'autant plus que nous avons détaché nos désirs de l'amour du monde. Nous l'avons déjà dit à l'occasion : vide ce qui doit être rempli. Ce qui doit être rempli par le bien, il faut en vider le mal. Suppose que Dieu veut te remplir de miel : si tu es rempli de vinaigre, où mettras-tu ce miel ? Il faut répandre le contenu du vase ; il faut nettoyer le vase lui-même ; il faut le nettoyer à force de travailler, à force de frotter, pour qu'il soit capable de recevoir autre chose.
Parlons de miel, d'or ou de vin : nous pouvons désigner de n'importe quel nom ce qui est indicible, mais son vrai nom est Dieu. Et quand nous disons : "Dieu", que disons-nous ? Ce mot désigne tout ce que nous attendons. Tout ce que nous pouvons dire est en dessous de la réalité ; élargissons-nous, en nous portant vers lui, afin qu'il nous comble, quand il viendra. Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est." (Commentaire sur la 1ère lettre de Jean, 4, 6)

Comment hésiter encore à dire "Que ta volonté soit faite", quand nous savons que la volonté de Dieu c'est l'Amour ? Comment ne pas désirer l'Amour ? Comment ne pas vouloir, ce que Dieu veut, puisque Dieu veut le bonheur de l'homme ? Mais nous désirons mal la volonté de Dieu. Constamment interfère notre désir de l'immédiat, dont notre coeur ne saurait être comblé : Dieu lui veut nous combler de ce qui demeure ("Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons en lui notre demeure", Jn 14, 23).

Notre pain de ce jour, n'est-ce pas cette nourriture qui nous fait grandir pour la vie éternelle ? Le pain de vie : "Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n'aura jamais faim ; qui croit en moi n'aura jamais soif." (Jn 6, 35). Mais notre faim n'est pas apaisée, car nous ne sommes pas encore assez à Lui, nous ne croyons pas encore et notre soif est dévorante... Comment ne pas songer à ce commentaire sur l'Ecclésiaste de St Grégoire d'Agrigente ?

"Nous rappelons à nous-mêmes et ce que nous demandons et ce que nous devons faire pour être exaucés" : dans un même mouvement, nous prenons conscience de ce que nous désirons ardemment (être pardonné) et comment nous pouvons l'obtenir : en pardonnant à qui nous a offensé ! Cette démarche n'est peut-être pas toujours naturelle, et St Césaire d'Arles (470-543), qui connaissait bien les complexités du coeur humain, nous montre le Christ nous pardonnant de sa croix :

"Vous savez ce que nous dirons à Dieu dans la prière, avant d'en arriver à la communion :
"Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés." Préparez-vous intérieurement à pardonner, car ces paroles, vous allez les rencontrer dans la prière. Comment allez-vous les dire ? Peut-être ne les direz-vous pas ? Finalement, telle est bien ma question : direz-vous ces paroles oui ou non ? Tu détestes ton frère, et tu prononces : "Pardonne-nous comme nous pardonnons" ? J'évite ces mots, diras-tu. Mais alors, est-ce que tu pries ? Faites bien attention, mes frères. Dans un instant, vous allez prier : pardonnez de tout votre coeur !

Mais alors, comme tu ne veux pas pardonner, ton âme s'attriste quand tu lui dis : cesse de haïr. Eh bien, réponds-lui : "Pourquoi es-tu triste, mon âme ? Et pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu" (Ps 41, 6). Tu es mal à l'aise, tu soupires, ton mal te blesse, tu n'arrives pas à te débarrasser de ta haine. Espère en Dieu, c'est le médecin. Il a été pendu pour toi sur la croix, sans en venir encore à la vengeance. Et toi, c'est ta vengeance que tu cherches, car tel est bien le sens de ta rancoeur. Regarde ton Dieu sur sa croix : c'est pour toi qu'il souffre, pour que son sang devienne ton remède. Tu veux te venger ? Regarde le Christ pendu, écoute-le prier : "Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font." (Lc 23, 34)" (St Césaire d'Arles : Aux néophytes, Sur le Saint-Sacrement, Sermon 272)

"Ne nous soumets pas à la tentation" : tentation trompeuse, tentation accablante, nous dit Augustin. Si sur le sentier rude et escarpé de la vie l'homme est "assailli de tentatons multiples", Augustin conseille (Sermon sur la montagne, 18, 55) : "s'il redoute de ne pas atteindre le but, qu'il prenne conseil pour obtenir du secours." Demandons à Dieu d'intervenir pour que nous ne soyons pas tentés, non pas par Lui (la traduction française n'est pas heureuse sur ce point), mais que nous ne soyons pas tentés au-delà de nos forces, dans toutes les circonstances de la vie.

Oh, Oui, mon Dieu, "délivre-nous du Mal" : délivre-nous de tout ce qui fait mal, de toute souffrance à nous envoyée, mais aussi de toute la souffrance que plus ou moins consciemment nous donnons aux autres... Quand nous doutons, quand nous n'aimons pas assez, quand nous ne pensons qu'à nous... et que nous oublions que le véritable Amour ne peut être trouvé qu'en s'approchant du coeur de Dieu qui n'est qu'Amour.

NB : A propos des sept demandes du Notre Père, Augustin les rapprochera des sept béatitudes (en fait huit dans Matthieu, mais ramenée à sept par Augustin pour le parallélisme) et également des sept dons de l'Esprit.