St Augustin lit et commente St Jean

Chapitre 2e : Le désir et la prière

St Augustin a été toute sa vie un "homme de désir".

Le désir est déjà dans l'errance de l'homme avant qu'il ne croie en Dieu :

"L'homme, avant de croire au Christ n'est pas en route, il erre. Il cherche sa patrie mais il ne la connaît pas. Que veut dire : il cherche sa patrie ? Il recherche le repos, il cherche le bonheur. Demande à un homme s'il veut être heureux, il te répondra affirmativement sans hésiter. Le bonheur est le but de toutes nos existences.
Mais où est la route, où trouver le bonheur, voilà ce que les hommes ignorent. Ils errent. Errer est déjà une recherche. Mais le Christ nous a remis sur la bonne route : en devenant ses fidèles par la foi, nous ne sommes pas encore parvenus à la patrie, mais nous marchons déjà sur la route qui y mène. L'amour de Dieu, l'amour du prochain sont comme les pas que nous faisons sur cette route." (Sermon Mai, 12, extraits, d'après Hamman : Saint Augustin prie les Psaumes, 1980).

L'homme d'abord désire les créatures, et demeure insatisfait. Fondamentalement, c'est Dieu que nous désirons. L'homme ne peut trouver le bonheur et le repos qu'en Dieu : la fin de l'homme est de retrouver la ressemblance avec Dieu qu'il a perdu par le péché :

"Nous savons que lors de cette manifestation, nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu'il est". (IJn, 3, 2)

1° Le désir et l'attente

"Que serons-nous donc, quand nous le verrons ? Quelle promesse nous a été faite ? Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est. La langue dit ce qu'elle peut ; le reste, c'est au cœur de le comprendre. En comparaison de Celui qui est, qu'a pu dire Jean lui-même ? et que pouvons-nous dire, nous, hommes, qui sommes si loin d'égaler ses mérites ?
Revenons donc à cette onction du Christ, revenons à cette onction qui nous enseigne au-dedans ce que nous ne pouvons pas exprimer ; et puisque vous ne pouvez voir dès maintenant, que vos efforts se résolvent en désir.
Toute la vie du vrai chrétien est un saint désir. Sans doute, ce que tu désires, tu ne le vois pas encore : mais le désir te rend capable, quand viendra ce que tu dois voir, d'être comblé.
Supposons que tu veuilles remplir quelque objet en forme de poche et que tu saches la surabondance de ce que tu as à recevoir ; tu étends cette poche, sac, outre, ou tout autre objet de ce genre ; tu sais combien grand est ce que tu as à y mettre, et tu vois que la poche est étroite : en l'étendant, tu en augmentes la capacité. De même, Dieu, en faisant attendre, étend le désir ; en faisant désirer, il étend l'âme ; en étendant l'âme, il la rend capable de recevoir.
Désirons donc, mes frères, parce que nous devons être comblés. Voyez Paul, étendant la contenance de son âme, pour être capable de saisir ce qui est à venir ; il dit en effet : Ce n'est pas que je l'aie déjà saisi ou que j'aie déjà atteint la perfection : pour moi, frères, je ne pense pas l'avoir saisi." - Que fais-tu alors en cette vie, si tu ne penses pas l'avoir saisi ? - Une seule chose compte : Oubliant ce qui est en arrière, je m'étends vers ce qui est en avant, tendu de tout mon être vers le but pour atteindre le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut.". Il dit qu'il s'étend et il dit qu'il tend de tout son être vers le but à atteindre. Il se sentait trop étroit pour saisir ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme. Telle est notre vie : nous exercer en désirant. Or un saint désir nous exerce d'autant plus que nous avons détaché nos désirs de l'amour du monde. Nous l'avons déjà dit précédemment : vide à fond ce qui doit être rempli. Le bien doit remplir ton âme, déverse le mal.
Suppose que Dieu veuille te remplir de miel : si tu es plein de vinaigre, où mettre le miel ? Il faut répandre le contenu du vase ; il faut purifier le vase lui-même ; il faut le purifier, fût-ce à force de peiner, à force de frotter, pour le rendre apte à recevoir cette réalité mystérieuse. Que, cette réalité, nous n'arrivions pas à lui donner son vrai nom, que nous la nommions or, que nous la nommions vin, quelque nom que nous donnions à ce qui ne peut être nommé, quelque nom que nous prétendions lui donner, son nom est Dieu. Et quand nous disons "Dieu", que disons-nous ? Ces deux syllabes [Deus en latin], est-ce là seulement ce à quoi nous aspirons ? Tout ce que nous pouvons dire est donc au-dessous de la réalité ; étendons-nous vers lui, afin que, lorsqu'il viendra, il nous remplisse. Car nous lui serons semblables quand nous le verrons tel qu'il est." (Sermon sur la 1ère Lettre de Jean, 4, 6)

L'homme commence ainsi à aimer Dieu, parce qu'il croit que Dieu l'aime. Il n'a pas d'entrée de jeu "cette crainte chaste qui demeure dans les siècles des siècles" (Commentaire sur la 1ère Lettre de Jean, IX, 8) : Crainte de Dieu ? St Augustin recourt à l'allégorie de la femme qui attend son époux et redoute son départ pour expliquer ce qu'est la "crainte de Dieu" : la femme qui aime son mari, qui n'aime que lui, souffre d'être séparée de lui, et craint de le perdre. "Sa crainte vient de son amour même, elle est cet amour même. Ce n'est plus la peur du châtiment qui redresse l'âme contre les forces instinctives qui sont en elle, c'est le poids de l'amour qui lui fait désirer Dieu et fuir tout ce qui pourrait menacer ou altérer la pureté de cet amour." (Introduction du Père Agaësse, s.j., p. 71).

St Augustin nous redit avec insistance : il faut chercher Dieu toujours (Hom. sur l'Ev. de Jn, Tr. 63, 1) :

"Fixons avec attention le regard de notre esprit et, avec l'aide du Seigneur, appliquons-nous à chercher Dieu. C'est la parole d'un cantique divin : Cherchez Dieu et votre âme vivra [Ps 68, 33]. Cherchons-le pour le trouver, cherchons-le quand nous l'avons trouvé. S'il est cherché pour être trouvé, c'est qu'il est caché ; s'il est cherché quand il est trouvé, c'est qu'il est sans mesure. Aussi est-il dit ailleurs : Cherchez sa face toujours [Ps 104,4]. Il rassasie en effet celui qui le cherche à proportion de ce qu'il prend et il augmente la capacité de celui qui le trouve, afin qu'il cherche de nouveau à être rempli dès qu'il aura commencé à prendre davantage.
Il n'a donc pas été dit : Cherchez sa face toujours au sens où il a été dit de certains qu'ils sont toujours en train d'apprendre et qu'ils n'arrivent jamais à la connaissance de la vérité, mais bien plutôt au sens où il est dit : Quand l'homme aura achevé, c'est alors qu'il commence, jusqu'à ce que nous parvenions à cette vie où nous serons remplis à ce point que nous ne recevrons pas de capacité plus grande parce que nous serons si parfaits que nous ne ferons plus de progrès. Alors en effet nous sera montré ce qui nous suffit. Ici-bas au contraire, cherchons toujours et que le fruit de la découverte ne soit pas la fin de la recherche.
Nous ne disons pas en effet que ce n'est pas toujours, pour la raison que ce n'est qu'ici-bas qu'il faut le chercher, mais nous disons qu'ici-bas il faut le chercher toujours pour que nous ne pensions pas qu'ici-bas il faut un jour cesser cette recherche, car ceux dont il a été dit aussi qu'ils sont toujours en train d'apprendre et qu'ils n'arrivent jamais à la connaissance de la vérité [II Tim, 3,7] sont certes toujours ici-bas en train d'apprendre, mais, quand ils sortiront de cette vie, ils n'apprendront plus, mais ils recevront la récompense de leur erreur ; il a été dit en effet qu'ils sont toujours en train d'apprendre et qu'ils n'arrivent jamais à la connaissance de la vérité comme s'il était dit qu'ils sont toujours en train d'aller et de venir et qu'ils n'arrivent jamais au chemin.
Nous au contraire, marchons toujours dans le Chemin jusqu'à ce que nous arrivions là où conduit le Chemin ; ne demeurons nulle part immobiles sur le Chemin jusqu'à ce qu'il nous conduise là où nous demeurerons, et de cette manière nous y tendons par notre recherche, nous parvenons à quelque chose par nos découvertes, et en cherchant et en découvrant nous passons à ce qui demeure, jusqu'à ce qu'arrive la fin de la recherche là où la perfection ne laisse plus subsister de désir de progrès."

Et St Augustin précise que ce temps, le temps où nous sommes est celui du désir :

"Mais maintenant, frères, que pensons-nous qui convient au temps présent sinon ce qui est encore dit dans un psaume : Chaque nuit, je laverai ma couche et de mes larmes j'arroserai mon lit [Ps 6, 7] ? Chaque nuit, dit-il, je pleurerai, je brûlerai du désir de la Lumière. Le Seigneur voit mon désir, puisqu'un autre psaume lui dit : Devant toi est tout mon désir et mon gémissement ne t'est pas caché [Ps 37, 10]. Tu désires de l'or ? Tu peux être vu, car, en cherchant de l'or, tu te feras voir des hommes. Tu désires du blé ? Tu t'informes pour savoir qui en a et tu lui fais connaître ce que tu veux dans l'espoir d'obtenir ce que tu désires. Tu désires Dieu ? Qui le voit sinon Dieu ? A qui demandes-tu Dieu sinon à Dieu ? C'est à lui qu'on demande celui qui se promet lui-même. Que l'âme dilate son désir, qu'en élargissant sa capacité elle cherche à saisir ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme [I Cor 2, 9]. Il peut être désiré, il peut être convoité, il peut être l'objet de nos soupirs, il ne peut être ni pensé comme il convient ni expliqué avec des mots." (Hom. sur l'Ev. de Jn, Tr. 34, 7).

La question sera alors celle de savoir comment augmenter notre désir :

"Que vais-je dire à votre Charité ? Oh ! si notre cœur se tenait tant soit peu à soupirer après cette gloire ineffable ! Oh ! si nous éprouvions en gémissant le poids de notre pérégrination, si nous n'aimions pas le siècle, si nous frappions sans cesse par la piété de notre esprit à la porte de celui qui nous a appelés à lui ! Le désir est le fond du cœur ; nous recevrons si nous étendons notre désir autant que nous le pouvons. L'Ecriture divine, les réunions du peuple, la célébration des sacrements, le saint baptême, les hymnes de louange que nous adressons à Dieu, cette explication même de l'Evangile, tout cela a pour but non seulement de semer et de faire germer en nous ce désir, mais encore de l'augmenter et de lui donner une telle capacité qu'il soit capable d'accueillir ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté jusqu'au cœur de l'homme." (Hom. sur l'Ev. de Jn, tr. 40, 10).

2° Le désir et la prière

Augustin n'hésite pas à assimiler désir et prière :

"Le gémissement de mon coeur me faisait rugir [...] Et qui connaissait la cause de mon rugissement ? Il ajoute [le psalmiste] : Tout mon désir est devant toi. Non pas devant les hommes, qui ne peuvent pas voir le coeur, tandis que si tout ton désir est devant le Père, lui qui voit l'invisible te le revaudra.
Car ton désir est ta prière ; si le désir est continuel, la prière est continuelle. Ce n'est pas pour rien que l'Apôtre a dit : Priez sans relâche. Peut-il le dire parce que, sans relâche, nous fléchissons le genou, nous prosternons notre corps, ou nous élevons les mains ? Si nous disons que c'est là notre prière, je ne crois pas que nous puissions le faire sans relâche.
Il y a une autre prière, intérieure, qui est sans relâche : c'est le désir. Que tu te livres à n'importe quelle autre occupation, si tu désires ce loisir du sabbat, tu ne cesses pas de prier. Si tu ne veux pas cesser de prier, ne cesse pas de désirer.
Ton désir est continuel ? Alors ton cri est continuel. Tu ne te tairas que si tu cesses d'aimer. Quels sont ceux qui se sont tus ? Ceux dont il est dit : A cause de l'ampleur du mal, la charité de beaucoup se refroidira.
La charité qui se refroidit, c'est le coeur qui se tait ; la charité qui brûle, c'est le coeur qui crie. Si la charité dure toujours, tu cries toujours ; si tu cries toujours, tu désires toujours ; si tu désires, c'est au repos que tu penses.
Tout mon désir est devant toi. Que se passe-t-il si ton désir est devant lui, mais non pas le gémissement ? D'où cela peut-il venir, quand le désir lui-même s'exprime par le gémissement ?
C'est pourquoi le psaume continue. Et mon gémissement ne t'échappe pas. Il ne t'échappe pas, alors qu'il échappe à la plupart des hommes. Il semble parfois que l'humble serviteur de Dieu dise : Et mon gémissement ne t'échappe pas. Il semble aussi parfois que le serviteur de Dieu se mette à rire : est-ce que ce désir est mort dans son coeur ? Non, s'il y a désir, il y a gémissement ; il ne parvient pas toujours aux oreilles des hommes, mais il ne cesse jamais de frapper les oreilles de Dieu." (Enarat. in Ps. 37).

La prière est fondamentalement ce qui excite notre désir :

"Pour nous faire obtenir cette vie bienheureuse, celui qui est en personne la Vie véritable nous a enseigné à prier. Non pas avec un flot de paroles comme si nous devions être exaucés du fait de notre bavardage : en effet, comme dit le Seigneur lui-même, nous prions celui qui sait, avant que nous le lui demandions, ce qui nous est nécessaire. [...]
Il sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Alors, pourquoi nous exhorte-t-il à la prière continuelle ? Cela pourrait nous étonner, mais nous devons comprendre que Dieu notre Seigneur ne veut pas être informé de notre désir, qu'il ne peut ignorer. Mais il veut que notre désir s'excite par la prière, afin que nous soyons capables d'accueillir ce qu'il s'apprête à nous donner. Car cela est très grand, tandis que nous sommes petits et de pauvre capacité ! C'est pourquoi on nous dit : Ouvrez tout grand votre coeur. Ne formez pas d'attelage disparate avec les incrédules.
Certes, c'est quelque chose de très grand : l'oeil ne l'a pas vu, car ce n'est pas une couleur ; l'oreille ne l'a pas entendu, car ce n'est pas un son ; et ce n'est pas monté au coeur de l'homme, car le coeur de l'homme doit y monter. Nous serons d'autant plus capables de le recevoir que nous y croyons avec plus de foi, nous l'espérons avec plus d'assurance, nous le désirons avec plus d'ardeur.
C'est donc dans la foi, l'espérance et l'amour, par la continuité du désir, que nous prions toujours. Mais nous adressons aussi nos demandes à Dieu par des paroles, à intervalles déterminés selon les heures et les époques : c'est pour nous avertir nous-mêmes par ces signes concrets, pour faire connaître à nous-mêmes combien nous avons progressé dans ce désir, afin de nous stimuler nous-mêmes à l'accroître encore. Un sentiment plus vif est suivi d'un progrès plus marqué. Ainsi, l'ordre de l'Apôtre : Priez sans cesse. signifie tout simplement : La vie bienheureuse, qui n'est autre que la vie éternelle auprès de Celui qui est seul à pouvoir la donner, désirez-la sans cesse." (Lettre à Proba).

Cette thématique, centrale chez Augustin, se retrouve également en substance dans ses divers commentaires sur St Jean, à propos de l'exaucement de la prière : Comment comprendre, nous dit Augustin, cette parole "Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai" (Jn 14, 13) ? : "En effet, parce que ses fidèles demandent beaucoup de choses qu'ils ne reçoivent pas, cette parole soulève une question qui n'est pas mince" (conclusion du Tr. 72). Cela va être l'objet du 73e Tr. (Hom. sur l'Ev. de Jn) : de fait la promesse de Jésus s'adresse à tous les fidèles, et non pas seulement aux Apôtres, mais elle concerne uniquement les biens du salut :

"Sois donc éveillé, homme fidèle, et écoute en étant éveillé les mots qui ont été insérés ici : en mon nom ; il n'a pas dit en effet : Tout ce que vous demanderez de n'importe quelle manière, mais : Tout ce que vous demanderez en mon nom. Comment s'appelle donc celui qui a promis un si grand bienfait ? C'est évidemment le Christ Jésus ; Christ signifie roi, Jésus signifie Sauveur ; ce n'est certes pas en effet n'importe quel roi qui nous sauvera, mais le roi qui est le Sauveur, et de ce fait, tout ce que nous demandons contre l'intérêt de notre salut, nous ne le demandons pas au nom du Sauveur. Et pourtant lui-même est le Sauveur, non seulement quand il fait ce que nous demandons, mais encore quand il ne le fait pas, puisqu'il se montre bien plus Sauveur en ne faisant pas ce qu'il voit qu'on demande contre son salut. Le médecin sait en effet ce que le malade demande pour sa santé et ce qu'il demande contre sa santé, et c'est pourquoi il ne fait pas la volonté de celui qui demande ce qui est contraire à sa santé afin de lui donner la santé.
C'est pourquoi, quand nous voulons qu'il fasse tout ce que nous demandons, ne demandons pas n'importe comment, mais demandons en son nom, c'est-à-dire demandons au nom du Sauveur. Ne demandons donc pas ce qui va contre notre salut ; s'il le faisait, il ne le ferait pas en tant que Sauveur, ce qui est son nom pour ses fidèles, car celui qui daigne être le Sauveur pour les fidèles est aussi celui qui condamne les incrédules. Par conséquent, tout ce que celui qui croit en lui demande en ce nom qui est le sien pour ceux qui croient en lui, il le fait parce qu'il le fait en tant que Sauveur. Mais si celui qui croit en lui demande par ignorance quelque chose qui va contre son salut, il ne le demande pas au nom du Sauveur, puisqu'il ne sera pas son Sauveur s'il fait ce qui est un obstacle à son salut. Aussi est-il alors plus avantageux que, sans faire ce pour quoi il est invoqué, il fasse ce qui correspond à son nom.
C'est pourquoi celui qui est non seulement le Sauveur, mais encore le Maître bon a enseigné dans la prière qu'il nous a donnée ce que nous avons à demander pour qu'il fasse tout ce que nous lui demandons, afin aussi que nous comprenions par là que nous ne demandons pas au nom du maître ce que nous demandons contrairement à la règle de son enseignement.
Sans doute, il y a des choses qu'il ne fait pas au moment où nous les demandons bien que nous les demandions en son nom, c'est-à-dire en tant qu'il est le Sauveur et en tant qu'il est le Maître, mais cependant il les fait. En effet, parce que nous demandons aussi que vienne le règne de Dieu, nous ne pouvons pas dire qu'il ne fait pas ce que nous demandons puisque nous ne régnons pas aussitôt avec lui dans l'éternité ; ce que nous demandons en effet est différé, mais n'est pas refusé. Ne nous lassons pas de prier cependant comme si nous semions, nous récolterons en effet au temps convenable [Gal, 6,9]." (Tr. 73, 3-4)

La vie éternelle est de fait la demande contenue dans les premiers versets du Notre Père, qui est la prière essentielle :

"A ses paroles [du Christ annonçant que pour ceux qui demeurent en lui, ce qu'ils demandent se réalisera (Jn 15, 7)] appartient assurément la prière qu'il a enseignée et dans laquelle nous disons : Notre Père qui es aux cieux : ne nous écartons pas dans nos demandes des paroles et du sens de cette prière, et tout ce que nous demanderons se réalisera pour nous. (Tr. 81, 4)

Le plus beau texte sur la prière est sans doute La lettre à Proba sur la prière, précisément, dont nous avons lu un passage plus haut. Cette Lettre contient un commentaire du Notre Père :

"Les paroles nous sont nécessaires, à nous, afin de nous rappeler et de nous faire voir ce que nous devons demander. Ne croyons pas que ce soit afin de renseigner le Seigneur ou de le fléchir.
Aussi, lorsque nous disons : Que ton nom soit sanctifié, c'est nous-mêmes que nous exhortons à désirer que son nom, qui est toujours saint, soit tenu pour saint chez les hommes aussi, c'est-à-dire ne soit pas méprisé, ce qui profite aux hommes et non pas à Dieu.
Et lorsque nous disons : Que ton règne vienne, alors qu'il viendra certainement, que nous le voulions ou non, nous excitons notre désir de ce règne, afin qu'il vienne pour nous, et que nous obtenions d'y régner.
Quand nous disons : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, c'est pour nous que nous demandons une telle obéissance, afin que sa volonté soit faite en nous comme elle est faite au ciel par ses anges.
Quand nous disons : Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour, aujourd'hui signifie "dans le temps présent". Ou bien nous demandons d'avoir ce qu'il nous faut en désignant le tout par la partie la meilleure, qui est le pain ; ou bien nous demandons le sacrement des croyants qui nous est nécessaire dans le temps présent pour obtenir non pas le bonheur dans ce temps, mais le bonheur éternel.
Quand nous disons : Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés, nous rappelons à nous-mêmes et ce que nous demandons et ce que nous devons faire pour être exaucés.
Quand nous disons : Ne nous soumets pas à la tentation, nous rappelons à nous-mêmes ce qu'il faut demander : que nous ne consentions pas à une tentation trompeuse, ou que nous ne fléchissions pas sous une tentation accablante, parce que nous serions privés du secours divin.
Lorsque nous disons : Délivre-nous du Mal, nous rappelons à nous-mêmes qu'il ne faut pas nous croire établis dans ce lieu où nous n'aurons plus à souffrir aucun mal. Et cette demande placée en dernier lieu dans la prière du Seigneur a une telle ampleur que le chrétien soumis à n'importe quelle épreuve exprime sa plainte par elle, verse des larmes par elle, commence par elle, s'y attarde, et termine par elle sa prière. Nous avions besoin de ces paroles pour confier les réalités elles-mêmes à notre mémoire.
Car lorsque nous disons n'importe quelles autres paroles, soit que le cœur de l'homme en prière les forme d'abord pour voir clair en lui, soit qu'il s'y attache en conclusion pour s'épancher, nous ne disons rien d'autre que ce qui se trouve déjà dans cette prière du Seigneur, du moins si nous prions de façon juste et appropriée. Si l'on dit quelque chose qui ne puisse pas se rattacher à cette prière évangélique, même si la prière n'est pas illicite, elle est charnelle. Et je ne sais pas comment on pourrait ne pas l'appeler illicite, puisque la prière spirituelle est la seule qui convienne à des hommes qui ont reçu du Saint-Esprit la nouvelle naissance."

3° Le désir et la liberté

      

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