Pour parler de Dieu, c’est d’abord la relation de l’homme à Dieu qu’Augustin s’efforce de décrypter. L’homme, créé à l’image de Dieu, lorsqu’il est envisagé dans sa relation au Créateur, et non pas lorsqu’il se dissout dans "les régions de la dissemblance", n’est-il pas l’occasion de notre connaissance de Dieu ? C’est bien en nous que se trouve Dieu, même si nous-mêmes sommes éloignés de nous :
(passage maintes fois cité)
Les Confessions qui nous révèlent l’intérêt d’Augustin pour la philosophie sont aussi prétexte à philosophie. A travers trois aspects fondamentaux que sont le désir, la liberté et le bonheur ou volupté, nous essayerons de faire le point sur cette philosophie d’Augustin.
Au départ de cette recherche de Dieu, comme à l’arrivée, il y a le désir, terme à utiliser au sens fort : ce que fait Augustin. En latin, il parle de desiderium, et ce terme ne doit absolument pas être confondu avec ceux qu’il utilise pour parler de la concupiscence (concupiscentia, cupiditas ou libido(1)). On pourrait dire pour essayer de préciser le débat que si la concupiscentia est négative, comme la libido"", le desiderium, comme l’amour, est positif, surtout parce que, de fait, si dans le premier cas c’est lui-même que l’homme cherche, dans le second, l’homme, sans toujours le savoir, est orienté vers Dieu. Le désir n’est pas négatif, il est l’élan qui pousse l’homme vers Dieu : l’homme qui pèche cherche encore Dieu, de fait manifeste qu’il cherche Dieu dans son péché, car il cherche le bonheur :
L’homme qui met son bonheur dans les créatures et certes encore loin de Dieu (car il oublie que c’est Dieu, lui-même, le créateur, qui veut se donner à lui), mais il est au début du chemin vers Dieu. Dans la concupiscence (Augustin n’hésite pas à parler de "la rôtissoire(2) des honteuses amours", III, i, 1), c’est simplement "l’amour de l’amour" - et non même pas l’amour d’une femme ou d’un bien de la création – qui détourne Augustin du vrai Dieu :
De fait, c’est à travers l’attrait des créatures, la beauté de la création, que l’homme, souvent, va découvrir que c’est Dieu qui l’attire, que c’est Dieu qui est désirable.
D’une certaine façon, on peut considérer que le désir est le fondement de tout. Pour Augustin, le désir, loin d’être mauvais, est essentiel en l’homme : il est la trace la plus évidente de Dieu en l’homme, ce qui nous pousse toujours à aller de l’avant, à chercher Dieu. Augustin montre très bien que c’est parce que son désir était insatisfait qu’il a cherché Dieu, et que l’ayant cherché, il l’a trouvé… (de fait que Dieu l’a trouvé).
Augustin dépeint clairement le temps de Carthage (livre III) comme en attente d’un véritable désir. Il parle des prémices comme d’une faim, "dans son intime" :
[C’est nous qui soulignons]
Augustin peut regretter ici l’absence de désir, qui l’empêche d’avancer. De fait, il est écoeuré et vide de désir. Ce qu’Augustin éprouve, c’est le vide, l’absence de tout désir ; ce n’est pas non plus la satiété – qui n’est peut-être pas incompatible avec le désir, nous le verrons – c’est le dégoût, le vide que laisse la concupiscence. Alors que le désir croît avec la possession, la concupiscence s’émousse (se perd dans le multiple). En revanche, c’est en ayant éprouvé la jouissance de Dieu qu’on peut toujours le désirer davantage. C’est une idée très forte chez de très nombreux Pères, et elle mérite déjà d’être soulignée ici car elle va souvent à l’encontre des idées reçues. Pensons à Grégoire de Nysse :
"Lui seul [le Verbe] en vérité est délicieux, désirable et aimable. Et la jouissance que nous avons de lui est toujours le point de départ d'un plus grand désir, car elle fait croître le désir par la participation même de biens." (Hom. sur Cant. des Cant., Hom. 1).
"Le Verbe nous enseigne[...] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu'il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c'est la marche sans repos à sa suite, que l'on accomplit en suivant le Verbe par derrière." (Ibid., Hom. XII).
Certes, Augustin n’est pas Grégoire de Nysse, et Augustin dit à de nombreuses reprises qu’il aspire au "repos" en Dieu, et non pas à marcher à sa suite sans l’atteindre ! Mais ce qu’il y a de commun aux deux, Grégoire de Nysse et Augustin, et comme je le disais à de très nombreux Pères et mystiques, c’est que le désir de Dieu se renforce constamment de possessions toujours partielles : c’est en cherchant Dieu, en commençant à le trouver, que notre amour croît, s’enflamme et nous fait désirer davantage encore.
Dans cette période de Carthage, comme le dit Augustin, profondément insatisfait, écoeuré, il finit par "se ruer dans l’amour" - pour n’y trouver que jouissances éphémères, et qui s’enchaînent (alors que le vrai désir peut être libérateur, occasion d’un chemin…) ; il finit par être "meurtri des verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons et des craintes, des colères et des querelles." (III, i, 1).
Sortant de la concupiscence, l’homme peut déjà trouver le désir, qui est – pourrait-on le dire – une première étape vers Dieu. Augustin analyse très finement au livre X comment le désir des créatures (mauvais désir, ou du moins désir insuffisant) peut écarter encore l’homme de Dieu :
Mais Dieu est présent déjà : Augustin évoque "celui qui aime avec toi", même si l’amour supérieur est d’aimer "à cause de Dieu", d’aimer "en Dieu".
Ainsi la concupiscence (pour réserver le terme de désir à cette autre force qui met en mouvement et dirige inéluctablement, quand il est vrai, l’homme vers Dieu), qui retenait Augustin à Carthage, peut être le premier pas vers un plus vrai désir – ceci grâce à cette immensité de l'amour de Dieu qui vient nous chercher jusque dans notre péché. Augustin met ce fait essentiel à jour en lui, et nous invite à le comprendre en nous : ce désir, dont est toujours capable l’homme, est précisément et fondamentalement la marque de Dieu déposée dans le secret de notre être pour nous inviter toujours à chercher Dieu, à retrouver un jour ce pour quoi – ou pour qui ?- nous sommes faits : retrouver ce que de fait nous sommes et dont le péché nous a éloigné : celui qui peut regarder Dieu face à face pour lui devenir semblable (homme fait à l’image de Dieu), pour devenir Dieu !
Au livre X – central à tous les niveaux – Augustin montre quelles sont les "créature" que l’on recherche en lieu et place du Créateur, qui font que l’homme se dissout dans "le multiple".
Augustin distingue bien trois types de concupiscences, avec les "tentations" qu’elles comportent.
En lien avec le péché originel(3). Augustin se désole de ces "images" qu’il arrive à écarter dans l’état de veille, mais qui le rejoignent en son sommeil (rappelons qu’il est alors évêque d’Hippone) : X, xxx, 41-42 :
Augustin appelle Dieu pour que ses dons augmentent et que son âme le suive "dégagée de la glu de la concupiscence."
Extraordinaire cet évêque qui avoue être encore sensible aux sollicitations sexuelles dans son sommeil et qui supplie Dieu de le délivrer du plaisir qui est généré en lui !
Après la tentation de la sexualité, Augustin va traiter des tentations du goût, avec beaucoup de finesse). S’il est nécessaire de s’alimenter pour vivre, Augustin souligne que cette nécessité lui est douce, qu’il essaye de s’en défaire par le jeûne : prendre les aliments comme des remèdes, de fait pour se délivrer des souffrances engendrées par le jeûne. Pourtant, le passage des aliments est volupté, et il ne veut plus que la volupté en Dieu : ne pas s’égarer dans le multiple des convoitises. Augustin se dit d’ailleurs sollicité par la gourmandise mais pas par l’ivrognerie ! La difficulté cependant est grande car il ne peut se passer de manger – et s’alimenter réveille le plaisir – alors qu’il a pu décider de se passer de l’union charnelle. La tentation de la gourmandise est donc là chaque jour !
Augustin avoue être moins sensible au charme des parfums (X, xxxii, 48) et aux tentations de l’odorat. Il se dit aussi presque délivré des tentations de l’ouïe : pourtant, il se surprend à pécher sans s’en rendre compte : à propos du chant d’Eglise qui le réjouit, il dit, en s’interrogeant pour savoir s’il faut l’interdire, ou se contenter comme l’évêque Athanase, de faire prononcer avec une inflexion de la voix si légère qu’on est plus près de la récitation que du chant !
Il souligne son hésitation :
En évoquant les tentations de la vue :
Augustin analyse comment en l’absence de la lumière, il la recherche :
Après en avoir fini avec la concupiscence de la chair, Augustin va analyser l’avidité de savoir, la curiosité, "forme de tentation plus complexe dans ses dangers" (X, xxxv, 54).
De fait, ce passage peut nous sembler difficile, car les conceptions et les théories de la science, l’épistémologie ont changé. De fait, souvent ce qu’Augustin entend par "science", ce n’est pas tant la science proprement dite, que la "divination" : songeons qu’à cette époque "astrologie" et "astronomie" sont une seule et même chose ! Augustin admet la possibilité et la valeur de la science profane, mais il met l’homme en garde surtout contre la "vaine science" qui détourne de Dieu au lieu de rapprocher de lui. Il dénonce :
C’est l’occasion de dire ce qu’il pense du théâtre, de l’astrologie, des pratiques superstitieuses… :
et tout ceci peut détourner notre attention de hautes pensées : deux animaux qui courent, le spectacle d’un lézard qui cherche à prendre des mouches… Augustin commente : "Je pars de cela pour te louer ensuite, toi le merveilleux créateur et ordonnateur de toutes choses, mais ce n’est pas par cela que mon attention commence. Autre chose de se relever promptement, autre chose de ne pas tomber."
= la troisième concupiscence : la vanité, l’orgueil, qu’il perçoit si bien en lui.
Et il poursuit :
S’il dit bien pouvoir à peu près contrôler les autres tentations, là il s’avoue dans le plus grand désarroi car il sait ce que représente ce genre de tentations :
Mais alors la jouissance des compliments est bien difficile à combattre :
Il avoue que les compliments lui plaisent ; il essaye même de se camoufler cette jouissance :
Occasion pour Augustin de reconnaître une nouvelle fois son incapacité même à se comprendre, et sa misère dans l’enfermement du péché.
"Je t’en conjure mon Dieu, éclaire-moi aussi sur moi-même, pour que je confesse à mes frères, qui prieront pour moi, toutes les blessures que je découvrirai en moi." (X, xxxvii, 61)
"Indigent et pauvre, voilà ce que je suis ; mais je suis meilleur, lorsqu’en un secret gémissement je me déplais
à moi-même et recherche ta miséricorde jusqu’à ce que ce qui est défait en moi soit refait et devienne parfait en
parvenant à la paix qu’ignore l’œil du présomptueux. Mais la parole qui sort de la bouche et les actes qui arrivent
à la connaissance des hommes, contiennent l’une des plus dangereuses tentations ; elle vient de cet amour de la louange
qui, pour une certaine excellence personnelle, amasse des suffrages mendiés.
Cet amour me tente, même lorsque moi je le dénonce en moi, par le fait justement que je le dénonce. Et souvent,
il tire du mépris même de la vaine gloire un titre de gloire plus vain…
Cependant, n’oublions pas que ces convoitises, ces attirances – avant même d’être régulées par la volonté de l’homme convertie en Dieu -, sont autant de lieux de révélation possibles de Dieu : elles l’ont été pour Augustin. Maintenant qu’il est évêque, il les dénonce plutôt comme le détournant de Dieu, mais Dieu sait s’y cacher : surprendre l’homme au moment où il s’y attend le moins. Grande révélation qui est au cœur des Confessions, et qu’Augustin rapporte comme une découverte profonde par rapport aux fautes de sa jeunesse : c’est Dieu qu’il cherchait, ou plus exactement, c’est dans son péché que Dieu est venu le chercher. L’homme veut imiter Dieu, mais il l’imite à contresens, mais cette imitation maladroite atteste encore la vérité de l’Etre divin :
Refaisons un instant le parcours du désir en nous. Le désir, sauf dans les cas de dégoûts profonds (il n’y a même plus de désir) évoqués par Augustin, est pour nous souvent marqué par la souffrance, car une fois satisfait, il renaît en quelque sorte de ses cendres. Le désir n’est jamais apaisé en l’homme car il n’y a que Dieu précisément qui puisse apaiser ce désir. En attendant d’avoir découvert cette vérité fondamentale et qui a sa source dans la création de l’homme (créé à l’image de Dieu), nous souffrons de notre désir insatisfait, au lieu d’avancer en le creusant plus profondément, en désirant davantage : quand ça fait mal, c’est parce que nous ne désirons pas assez – devrait-on dire ! Augustin, nous le verrons mieux en parlant de la prière, nous dit que précisément la prière est là pour "exciter notre désir" (cf. Lettre à Proba), car si elle était là juste pour demander à Dieu ce que nous désirons, elle serait inutile car Dieu ne peut ignorer notre désir !
En quittant un peu les Confessions, et parcourant l’œuvre d’Augustin, pour se faire une plus juste idée du désir, que verrons-nous ?
Ne nous trompons pas, le désir de Dieu n’est pas seulement un désir spirituel : d’où la force physique du désir qui se manifeste dans toute notre vie. Le vrai désir est un désir de notre chair (c’est pourquoi les Pères, et tout particulièrement Augustin, parlent souvent de faim, de soif…). Il faut donc entendre "désir" dans ses manifestations physiques aussi. Pourquoi ? (là encore cela va à l’encontre des images que nous nous forgeons de la foi chrétienne !) Parce que l’homme est promis à la résurrection de la chair : sa chair aspire à la résurrection = ce qui est le désir de Dieu :
Enarrat. in Ps., 62, 6 :
Enarr. Ps. 34, 12 ; (premier discours) :
Et ce célèbre texte des Confessions qu’il convient de citer intégralement :
Augustin n’hésite pas à dire que "toute la vie du chrétien est un saint désir" !
Certes, ce n’est pas dans les Confessions, que l’on trouve l’exposé le plus complet et le plus décisif d’Augustin, en ce qui concerne le délicat problème de la liberté de l’homme. Les conflits avec Pélage et les pélagiens dans les années 420 amèneront Augustin à préciser sa pensée sur cette question, bien au-delà de ces réflexions dans les Confessions, qui sont encore minces, mais qui sont motivées déjà autour des années 400 par la question du mal. Peut-on dire que l’homme est libre (de choisir le bien ou le mal) si l’homme tout au long de sa vie, créature de Dieu, est confronté au dessein de Dieu sur lui ? Qu’en est-t-il donc de la liberté de l’homme et du dessein de Dieu ? Comment comprendre la liberté de l’homme, est-elle vraiment "libre" alors que Dieu a un projet, qui est de rassembler tous les hommes dans l’unique Amour trinitaire ?
Dès les Homélies sur l’Evangile de Jean, nous trouvons des textes majeurs pour comprendre ce qui est fondamental chez Augustin pour la question de la liberté de l’homme :
On retrouve St Paul (Rm 7, 7-25), référence constante d’Augustin, et ici Rm 7, 6-24 :
[Pour aller plus loin sur le péché originel (on y reviendra un peu en parlant du péché plus loin), on peut se reporter à l’excellent ouvrage : Le péché originel. Heurs et malheurs d’un dogme, sous la direction de Christophe Boureux et Christoph Theobald, Bayard, 2005, 215 p.]
De fait, le chrétien en cette vie ne connaît qu’une situation mélangée de servitude et de liberté qui restera la sienne jusqu’à la mort. Certes, le Christ est venu pour nous délivrer du péché, mais nous sommes encore régulièrement détournés du bien, de l’Amour, dans lequel est la liberté de l’homme (cf. "la Vérité vous délivrera", Jn 8, 32) :
Cet esclavage du péché est pire que l’esclavage d’un maître humain :
Il faut nous réfugier auprès du Christ :
Effectivement, seul le Christ peut nous délivrer de l’esclavage du péché :
Augustin qui est cherché par Dieu, ne le cherche pas encore vraiment ; souvent c’est l’homme qui fuit Dieu et s’éloigne. Mais cet éloignement n’est pas réciproque. L’homme éloigné de Dieu tombe dans l’esclavage, mais Dieu reste toujours disponible pour l’homme, disponible comme le Père qui attend le fils prodigue.
Augustin ajoute (en se comparant au chaste Alypius) : "chez moi c’était l’habitude de rassasier l’irrassasiable concupiscence qui me tenait captif et me torturait…" (VI, xii, 22)
Augustin n’a pas encore compris, que le point de départ de cette liberté – qu’il ne cherche pas encore, car il ne comprend pas qu’elle lui manque - (libération par rapport à l’esclavage de la chair), c’est un amour plus grand !
On devrait dire – et Augustin y parviendra- que la liberté fondamentale, qui est une promesse du Christ, qui est donc notre espérance, est simplement liberté d’aimer… jusqu’à l’extrême ! Nous devenons libre quand nous aimons, comme le Christ nous a aimés. Et face à Dieu, l’homme n’est plus seulement dans le rapport de dépendance qui semble lier la créature à son Créateur, c’est un rapport d’amour dans la liberté : relation d’un fils avec son Père.
En attendant de parvenir à cette perfection de l’Amour, et pour s’exercer, l’homme cherche, guidé par le seul médiateur, parce qu’il est cherché par Dieu :
Par ailleurs, on se demande parfois s’il n’y a pas contradiction entre prescience divine et liberté humaine ? Dans le De libero arbitrio, Augustin répond clairement :
Il s'agit de ne pas confondre prescience et causalité : la prescience n'exerce pas plus d'action contraignante sur l'avenir que la mémoire sur le passé !
Il faut tenir deux vérités :
De fait l'affirmation de l'une risque toujours d'être comprise comme la négation de l'autre. Il ne s'agit pas de deux opinions entre lesquelles il serait loisible de faire un choix, mais de deux vérités qu'il faut garder ensemble si l'on veut rester fidèle à l'enseignement du Seigneur comme aux exigences de la vie spirituelle.
Dans le Tr. 53, Augustin fait appel à deux paroles de l'Evangile pour mettre en lumière la mystérieuse coopération dans la foi de la grâce de Dieu et du libre-arbitre de l'homme :
Par une formule, nous pourrions résumer la pensée d’Augustin sur la liberté de l’homme :
Du désir, on passe à la relation libre de l’amour et à la véritable volupté – qui seul permet de comprendre comment l’homme est attiré librement vers Dieu.
"[…] De là, si tu reviens à cette parole : Personne ne vient à moi si le Père ne le tire, ne va pas t'imaginer que tu es tiré malgré toi : l'âme est tirée aussi par l'amour. Et nous ne devons pas craindre de nous entendre reprocher ce mot des saintes Ecritures, qui se trouve dans l'Evangile, par ceux qui pèsent attentivement les mots, mais sont loin de comprendre les réalités, surtout les réalités divines, nous n'avons pas à craindre qu'on nous dise : Comment puis-je croire volontairement si je suis tiré ?
J'affirme : c'est peu que tu sois tiré par ta volonté, tu l'es encore par la volupté. Que veut dire : être tiré par la volupté ? Mets tes délices dans le Seigneur, et il t'accordera les demandes de ton cœur [Ps 36, 4]. Il existe une volupté du cœur pour celui qui goûte la douceur de ce pain du ciel. Or, si le poète [Virgile] a pu dire : Chacun est tiré par sa volupté, non par la nécessité, mais par la volupté, non par obligation, mais par délectation, combien plus fortement devons-nous dire, nous, qu'est tiré vers le Christ l'homme qui trouve ses délices dans la Vérité, qui trouve ses délices dans la Béatitude, qui trouve ses délices dans la Justice, qui trouve ses délices dans la Vie éternelle, car tout cela, c'est le Christ ! Ou bien dira-t-on que les sens corporels ont leurs voluptés et que l'âme est privée de ses voluptés ? Si l'âme n'a pas ses voluptés, comment est-il dit : Les fils des hommes espéreront sous le couvert de tes ailes, ils seront enivrés de l'abondance de la maison, tu les abreuveras au torrent de tes voluptés, parce qu'auprès de toi est la source de la vie et que dans ta lumière nous verrons la lumière ? [Ps 35, 8-10].
Donne-moi quelqu'un qui aime et il sentira la vérité de ce que je dis. Donne-moi un homme tourmenté par le désir, donne-moi un homme passionné, donne-moi un homme en marche dans ce désert et qui a soif, qui soupire après la source de l'éternelle patrie, donne-moi un tel homme, il saura ce que je veux dire. Mais si je parle à un indifférent, qu'est-ce que je dis ? Tels étaient ceux qui murmuraient entre eux. Celui, dit-il, que le Père a tiré vient à moi. » (Trac. XXVI, 4, Homélies sur l’Evangile de Jean).
Ce langage de l’amour – amour qu’Augustin a expérimenté – se retrouve tout au long de son œuvre. Il n’a pas peur donc de parler de la "volupté", autre mot qu’il donne au bonheur en Dieu. Certes, trop souvent l’homme est détourné de la véritable volupté dans la relation avec Dieu ; elle adviendra dans l’éternité, lorsque l’homme verra Dieu face à face. Mais Augustin sait aussi que, dès ce monde, de façon exceptionnelle et privilégiée, certains ont l’occasion de faire cette rencontre voluptueuse dans l’expérience mystique. Augustin, qui recherchait déjà l’extase (au sens plotinien du terme), souffrait semble-t-il, de ne pouvoir connaître ce type de rencontre avec Dieu avant son baptême.
L’œuvre d’Augustin (les Confessions) va se clore par une méditation sur le septième jour de la création qui ainsi au sommet de l’œuvre exprime l’aspiration d’Augustin à jouir du repos de Dieu. De fait, Augustin se livre à une lecture allégorique et symbolique de la Genèse. Mais le bonheur pour Augustin est effectivement dans le repos :
La volupté, la béatitude pour Augustin est dans le repos (comparaison avec le repos du septième jour), mais non pas du tout dans une poursuite et une quête incessante de Dieu comme chez Grégoire de Nysse : pour Augustin, cette quête c’est la misère de notre vie mortelle ! Comparons avec ce texte que nous citions plus haut :
la fin de la Cité de Dieu :
Nous voyons deux types de spiritualité qui s’opposent. Si Augustin, homme de désir, se manifeste fondamentalement comme un chercheur de Dieu, si toute sa vie il l’a cherché, c’est pour, au soir de celle-ci, et surtout dans l’éternité, enfin se reposer. Augustin résume sa vie et appelle Dieu à augmenter ses dons :
Les derniers jours de la vie d’Augustin, rapportés par un de ses disciples les plus fidèles, nous le montrent se consacrant seulement à la prière et à la contemplation ; c’est alors en toute volonté et lucidité qu’il s’écarte du monde, pour se consacrer à Dieu, seul. Alors, que malade, usé d’ailleurs, il a consacré sa vie à ses frères, il veut anticiper déjà, dans les quelques jours qui lui restent à vivre, la rencontre prochaine qu’il a attendue toute sa vie.
N.B. Réf ; à consulter : sur mon site des Pères : "La liberté" dans le cours sur "St Augustin lit et commente St Jean" [mais on trouvera aussi un cours sur le désir, etc.]
(1)
Attention ici, même s’il y a des parentés entre ce que nous appelons la "libido" en psychologie moderne – en raison des fines analyses psychologiques auxquelles se livre Augustin – à ne pas confondre trop vite la "libido" (terme latin utilisé naturellement par Augustin) et le terme utilisé par la psychanalyse notamment. retour(2)
De fait il y a un jeu de mots entre Carthago et sartago (traduit ici par rôtissoire), faute de pouvoir rendre la proximité phonique en français.(3)
C’est là une autre question qui serait à développer ailleurs : c’est pourquoi l’homme sans l’aide de Dieu ne peut pas lutter, sa "volonté" est impuissante, car par exemple la "gourmandise" se déguise en faim, l’attirance sexuelle se réveille même la nuit quand sa volonté est impuissante. C’est d’ailleurs cette impuissance de la volonté de l’homme qui a amené Augustin à "inventer" la notion de "péché originel".(4)
Dans le débat contre Pélage, Augustin sera amené à distinguer "libre-arbitre" et véritable liberté… mais nous ne nous attarderons pas ici sur des distinctions, de fait bien postérieures, et qui n’ont que peu d’intérêt dans notre lecture des Confessions.