La joie : ce qu'en disent les Pères de l'Eglise
(et quelques auteurs chrétiens ultérieurs)

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Chapitre 7e

Joie, paix et repos

Alors que – nous l’avons vu - Grégoire de Nysse associe joie et désir, joie et mouvement, beaucoup de Pères associent joie et repos, joie et paix.

Il convient cependant à ne pas assimiler tout de suite et trop vite repos et paix. Les Pères nous parlent de fait de deux sortes de paix

1) Les définitions de la paix

Le plus souvent les dictionnaires usuels distinguent deux définitions principales de la paix :
- La paix par opposition à la guerre
- La paix par opposition à l’agitation ou au trouble…
Dans le premier cas on propose comme synonyme "réconciliation", "concorde", "trêve" ; dans le deuxième cas "repos", "tranquillité".

Dans le premier cas, la paix recherche l’union avec les frères. Pierre Chrysologue (v. 380 – v. 450) développe cette perspective :

"Heureux les artisans de paix, dit l’évangile, mes très chers frères, ils seront appelés fils de Dieu ! C’est à juste titre que les vertus chrétiennes se développent chez celui qui maintient la paix chrétienne entre tous ; et l’on n’obtient le titre de fils de Dieu que si l’on mérite le nom d’artisan de paix.
La paix, mes très chers, est ce qui débarrasse l’homme de l’esclavage, fait de lui un homme libre, transforme sa condition personnelle aux yeux de Dieu, fait d’un serviteur un fils, d’un esclave un homme libre. La paix entre frères est ce que Dieu veut, ce qui réjouit le Christ, ce qui accomplit la sainteté, ce qui règle la justice, ce qui enseigne la doctrine, ce qui protège les mœurs, bref c’est en toutes choses une conduite digne d’éloges. La paix fait exaucer nos prières, elle ouvre une route facile et praticable à nos supplications, elle accomplit parfaitement tous nos désirs. La paix est la mère de la charité, le lien de la concorde, le signe évident d’une âme pure, qui peut réclamer à Dieu tout ce qu’elle veut ; car elle demande tout ce qu’elle veut et elle reçoit tout ce qu’elle demande.
[…] Planter les racines de la paix, c’est l’œuvre de Dieu ; arracher entièrement la paix, c’est le travail de l’ennemi. Car, de même que l’amour fraternel vient de Dieu, ainsi la haine vient du démon ; c’est pourquoi il faut condamner la haine, car il est écrit : "Tout homme qui a de la haine contre son frère est un meurtrier".
Vous voyez, frères bien aimés, pourquoi il faut aimer la paix et chérir la concorde :c e sont elles qui engendrent et nourrissent la charité. […] Il faut donc que tous nos désirs s’attachent à l’amour, car il peut obtenir tous les bienfaits et toutes les récompenses. Il faut garder la paix plus que toutes les autres vertus, parce que Dieu est toujours dans la paix. […] Aimez la paix, et tout sera dans le calme : afin que vous obteniez pour nous la récompense et pour vous la joie, afin que l’Eglise de Dieu, fondée sur l’unité de la paix, mène une vie parfaite dans le Christ." (Homélie sur la paix, 53)

Dans le deuxième cas, quand on parle de paix il s’agit du repos de l’âme et du corps. St Macaire d’Egypte, abbé nous en donne un aperçu :

"Ceux qui s’approchent du Seigneur doivent s’adonner à la prière en grand repos, calmes et apaisés et non point par des cris inconvenants et confus. C’est le labeur de notre cœur, c’est la sobriété de nos pensées qui nous permettent d’approcher du Seigneur. Il ne convient pas à un serviteur de Dieu de s’établir dans l’agitation, mais dans une grande douceur et sagesse comme dit le Prophète : "Vers qui jetterai-je les yeux, c’est vers le doux et le paisible qui tremble à mes paroles." Aux temps de Moïse et d’Elie, nous trouvons que, dans leur rencontre avec Dieu, la manifestation du Seigneur était précédée du ministère des trompettes et des puissances, mais le Seigneur n’était point là et sa présence se manifestait dans le repos, la paix et la tranquillité du cœur. "Voici, dit l’Ecriture, la voix d’une brise légère, en elle était le Seigneur." Il est clair que le repos du Seigneur est dans un cœur paisible et tranquille. Il reste que le fondement posé par l’homme dès le début, et le départ qu’il a pris le marquent jusqu’à la fin A-t-il commencé à prier avec cris et agitation, jusqu’à la fin il gardera une telle habitude. Mais le Seigneur qui aime les hommes, à celui-là aussi donnera son secours." (Homélies spirituelles, 6, cité in J.R. Bouchet, pp. 374-375)

Peut-être pourrait-on dire que dans le premier cas, il s’agit d’union avec les autres, du refus de la haine, dela discorde… Dans le deuxième cas, peut-être pourrait-on parler d’unité (unité de soi, unité de la personne, résultat de l’union avec Dieu). Bien sûr ces deux paix sont liées : on n’obtient le repos que si l’on n’a plus de haine dans le cœur, tandis que le repos aide sans doute à se débarrasser de la haine. Grégoire de Nysse souligne cela :

"C’est lui, le Christ, qui est notre paix, des deux il a fait un seul peuple. Puisque nous comprenons ainsi que le Christ est notre paix, nous montrerons quelle est la véritable définition du chrétien si, par cette paix qui est en nous, nous montrons le Christ dans notre vie. En sa personne, il a tué la haine, comme dit l’Apôtre. Ne la faisons donc pas revivre en nous, mais montrons par notre vie qu’elle est bien morte. Puisqu’elle a été magnifiquement tuée par Dieu pour notre salut, ne la ressuscitons pas pour la perte de nos âmes ; en cédant à la colère et au souvenir des injures, n’ayons pas le tort d’accomplir la résurrection de celle qui a été magnifiquement mise à mort.
Mais puisque nous avons le Christ, qui est la paix, à notre tour tuons en nous la haine, afin de réussir dans notre vie ce que notre foi nous montre réalisé en lui : il a fait tomber le mur qui séparait les deux peuples, il a créé en lui-même un seul homme nouveau, et il a établi la paix. De même nous : amenons à la réconciliation non seulement ceux qui nous font la guerre à l’extérieur, mais encore ceux qui soulèvent des contestations en nous-mêmes ; que la chair n’oppose plus ses désirs à ceux de l’esprit, que l’esprit ne s’oppose plus à la chair ; mais, la prudence charnelle étant soumise à la loi de Dieu, soyons en paix en nous-mêmes pour édifier, à partir de cette double réalité, l’homme nouveau, unifié et pacifié.
Telle est en effet la définition de la paix : l’harmonie de ceux qui étaient désunis. Aussi, lorsque s’arrête la guerre civile qui règne dans notre nature et que nous établissons la paix en nous, à notre tour nous devenons en nous-mêmes paix, et nous montrons que cette appellation donnée au Christ s’applique véritablement à nous." (Traité de la perfection chrétienne, cité in Livre des Jours, pp. 940-941).

La paix pour Dieu, certes, est celle qui correspond à la deuxième définition, celle qui correspond au repos (cf. le repos du septième jour), puisqu’en Dieu la haine n’est pas concevable, et donc la référence à une paix qui serait disparition de la haine n’est même pas imaginable.

Si nous revenons à la joie dans ses rapports avec paix et repos, nous noterons que pour Augustin, à la différence de Grégoire de Nysse - nous l'avons dit - qui ne peut concevoir de joie dans le repos et qui conçoit l’éternité en mouvement (il se dépeint courant après Dieu, vivant dans le désir, cf. Joie et désir (1)), la joie est inséparable du repos, de la paix : l'errance a pour terme le repos, qui est caractéristique de la béatitude :

" ... il est dit que Dieu s'est reposé parce qu'il n'a plus tiré du néant aucune créature nouvelle une fois que tout a été fait. L'Ecriture parle alors de repos pour nous avertir que nous nous reposerons après nos oeuvres bonnes. Si nous trouvons en effet écrit dans la Genèse : Dieu fit toutes les choses très bonnes et Dieu se reposa le septième jour, c'est pour que toi, ô homme, en remarquant que Dieu lui-même s'est reposé après des oeuvres bonnes, tu n'espères ton repos qu'après avoir fait des oeuvres bonnes et pour qu'à l'exemple de Dieu, qui s'est reposé le septième jour après avoir, le sixième jour, créé l'homme à son image et ressemblance et mis par lui le sceau de la perfection sur toutes ses oeuvres qui étaient très bonnes, tu n'espères le repos pour toi qu'après être revenu à la ressemblance à laquelle tu as été créé et que tu as perdue par le péché." (Homélies sur l'Evangile de Saint Jean, Tract. XX, 2)

Et Augustin essaye d’expliquer cette joie du repos par la vision, la contemplation de Dieu dont St Jean nous rappelle que nous le verrons « face à face ». La béatitude pour Augustin (la joie éternelle) sera précisément donnée dans le repos, dans le silence et dans la "plus brûlante contemplation" : il nous parle de "la béatitude éternelle" déjà dans le De Catechizandis Rudibus, 47 :

"…On louera Dieu sans fatigue et sans relâche, l'esprit ne connaîtra nul dégoût, le corps nulle fatigue ; il n'y aura ni indigence à craindre, ni misère à soulager chez le prochain. Dieu sera délice, rassasiement pour la sainte cité, vivant en lui et de lui, avec sagesse et béatitude. Nous deviendrons selon la promesse, comme nous l'espérons et l'attendons, "égaux aux vision de la Trinité que nous n'atteignons encore que par la foi. "Car nous croyons ce que nous ne voyons pas encore" (2 Co 5, 7), afin que le mérite de notre foi nous permette de voir un jour et de posséder ce que nous croyons actuellement. Alors, au lieu de confesser avec les mots de la foi et des syllabes qui ne sonnent qu'aux oreilles l'égalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et l'unité de la Trinité, nous jouirons de cette vision ineffable, dans le silence de la plus pure et de la plus brûlante contemplation".

Augustin, dans Le commentaire sur le Sermon sur la Montagne, parlant de joie et de paix, rapproche les béatitudes (les huit béatitudes de Matthieu, qu’il ramène aisément à sept, voir ci-dessous) des sept dons de l’Esprit :

BéatitudesLeur significationLes dons de l’Esprit
1er degré (1ère béatitude)L’humilitéla crainte de Dieu convient aux humbles
2e degré (2e béatitude)La connaissance des saintes Ecritures, la piétéla piété convient aux doux
3e degré (3e béatitude)La scienceLa science
4e degré (4e béatitude)L’effortLa force
5e degré (5e béatitude)Demande de secoursLe conseil
6e degré (6e béatitude)Pureté de cœurL’intelligence
7e degré (7e béatitude)La sagesse, la contemplation de la véritéLa sagesse

On rappellera les Béatitudes d'après Matthieu :

Mt 5, 3-10

Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux!
Heureux les affligés, car ils seront consolés!
Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre!
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés!
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde!
Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu!
Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu!
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux!

L’assimilation de la première béatitude à la huitième est facilitée par "car le royaume des cieux est à eux !"

"La huitième sentence renvoie au point de départ, dont elle montre l'achèvement et la perfection. Aussi dans la première et la huitième nomme-t-on le royaume des cieux : Heureux les pauvres par l'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux, et : Heureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux ; on a déjà dit : "Qui nous séparera de l'amour du Christ : la tribulation, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ?" (Rm 8, 35). Elles sont donc sept qui mènent à la perfection, la huitième illumine et manifeste ce qui est parfait, les premiers degrés reçoivent des autres leur perfection, et la huitième sentence noue avec le point de départ." (Le sermon sur la montagne, 3, 10).

Ces béatitudes de Matthieu représentent un chemin de perfection que l’on atteint par degré : aprè les avoir rapprochées des "sept dons de l'Esprit", Augustin les rapproche encore des sept demandes du Notre Père. On peut représenter ainsi les rapprochements faits par Augustin :

Sept dons de l'EspritSept béatitudesSept demandes du Notre-Père
Crainte de DieuHeureux les pauvres..."Que ton nom soit sanctifié"
PiétéHeureux les doux..."Que ton règne vienne"
ScienceHeureux ceux qui pleurent..."Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel"
ForceHeureux ceux qui ont faim et soif de justice..."Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien"
ConseilHeureux les miséricordieux..."Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés"
EntendementHeureux ceux qui ont le coeur pur..."Que nous ne soyons pas induits en tentation"
SagesseHeureux les pacifiques..."Délivre-nous du mal".

[On trouvera les textes significatifs explicitant ces relations dans Saint Augustin explique le Sermon sur la Montagne, coll. Les Pères dans la foi, Desclée de Brouwer, 1978, et des extraits et commentaires ici-même]

Il ne faut cependant pas confondre la paix avec la fadeur : une certaine "douceur" est suspecte à Guerric d’Igny (V. 1070-1157) qui revient plusieurs fois sur la question - de fait pour nous inciter à rester ce sel de la terre qui ne doit pas s'affadir :

"…comment la douceur, à elle seule, parviendrait-elle à rendre saint qui que ce soit, alors qu’elle a été condamnée chez Héli (1 Sam 2, 27-36), qui par ailleurs était un saint ? Frères, "ayez la paix entre vous", nous commande le Maître pacifique et doux ; mais il précise auparavant : 'Ayez du sel en vous' (Mc 9, 49). Il sait en effet que la douceur de la paix est la nourrice des vices si la rigueur du zèle ne les a pas auparavant saupoudrés du piquant du sel. Ainsi en est-il pour les viandes, qu’un temps clément fait grouiller de vers si le feu du sel ne les a pas desséchées. Ayez donc la paix entre vous, mais une paix qui soit assaisonnée du sel de la sagesse. Recherchez la douceur, mais une douceur qui brûle du zèle de la foi." ( Guerric D’Igny, 4e Sermon sur St Benoît, 2)

Pour St Jean de la Croix, Dieu seul et le repos de l'âme. La paix intérieure, la quiétude et le repos sont un signe de la contemplation véritable. Toute action de l'âme ne fait qu'entraver l'obtention de la paix qui vient de Dieu, qui est donnée par Lui à l'âme simplement aimante :

"... en cet état de contemplation - qui est lorqu'elle [l'âme] sort du discours à l'état des avancés - Dieu est Celui qui opère en l'âme ; c'est pour cela qu'il lui lie les puissances intérieures, ne lui laissant aucun appui dans l'entendement, ni suc en la volonté ni discours en la mémoire. D'où, ce que l'âme peut alors opérer de soi ne sert (comme nous avons dit) que d'empêcher la paix intérieure et l'oeuvre que Dieu fait dans l'esprit en cette sécheresse du sens. Laquelle oeuvre, étant spirituelle et délicte, fait une oeuvre coite, délicate, solitaire, satisfactoire et pacifique et fort éloignée de tous ces autres premiers goûts qui étaient fort palpables et très sensibles. Car cette paix est celle que Dieu, dit David, parle en l'âme pour la rendre spirituelle." (Nuit obscure, Livre I, chapitre 9, Oeuvres complètes, Desclée de Brouwer, p. 405)

2) Les chemins de la paix

Les chemins de cette paix sont longs et difficiles. Il s’agit effectivement de chemins toujours à parcourir plus que d’un lieu ou d’un temps où l’on pourrait se stabiliser dans la paix : sauf à évoquer l’éternité, lieu de la paix…

a) Evoquons d’abord le chemin du catéchumène, de celui qui découvre Dieu, fait des progrès dans la contemplation.

La joie de ceux qui découvrent Dieu (ceux qui se préparent au baptême) est aussi joie de ceux qui les préparent (c’est dans la joie que se déroule ce temps qu’est le catéchuménat, et le catéchiste doit veiller à ce que la progression du catéchumène soit joie perpétuelle) :

Mais le catéchumène sera dans la joie si le catéchiste lui-même est dans la joie, joie qui est le remède à toutes les lassitudes, à tous les découragements, à tous les abandons : Se rappelant que "Dieu aime qui donne avec joie" (2 Cor 9,7), nous serons en confiance et "nous accepterons alors avec joie qu’il parle par nous comme nous le pouvons" (De Cat. Rudibus, XI, 16) et Augustin poursuit :

"…Si nous avons déjà fait quelque progrès dans la contemplation, nous ne voulons pas désormais que ceux que nous aimons en restent à se réjouir et à s’extasier au spectacle des œuvres faites de main d’homme ; nous voulons les faire monter jusqu’à l’art ou le dessein de l’auteur, et qu’ils s’élèvent de là jusqu’à l’admiration et à la louange de Dieu, créateur universel, en qui est la fin souverainement féconde de l’amour. Combien plus, par conséquent, nous faut-il nous réjouir, quand les hommes viennent disposés à apprendre à connaître Dieu lui-même, en vue de qui doit être appris tout ce qui doit être appris ! Combien plus aussi devons-nous nous renouveler dans leur nouveauté, de sorte que, si notre prédication habituelle est un peu froide, elle se réchauffe au contact d’un auditoire inhabituel !
A ceci s’ajoute, pour acquérir la joie, le fait que nous voyons par la pensée et la méditation de quelle mort de l’erreur l’homme passe à la vie de la foi. Et, si nous traversons des quartiers très familiers avec la joie de rendre service, quand nous indiquons sa route à quelqu’un qui avait peiné d’aventure à errer de-ci de-là, combien plus allègrement, avec quelle joie plus grande devons-nous cheminer dans la doctrine du salut, de même à travers les notions que nous n’avons plus besoin de revoir pour notre propre compte, quand nous guidons sur les chemins de la paix une âme digne de pitié, lasse des erreurs de ce monde, sur l’ordre de celui qui nous a procuré cette paix." (De cat. Rud., 12-17, pp. 111 sq)

b) C’est aussi le chemin de la Parole de Dieu : joie et paix s’y rencontrent.

Le juste trouve sa joie dans la méditation de la parole de Dieu : il est alors comme un arbre planté au bord des eaux (c’est le sens du commentaire du Ps 1 par St Augustin)

Quand la joie est trop grande, on ne peut plus la dire, on peut la chanter : c’est le cantique nouveau de l’homme nouveau :

" Chantez-lui un cantique nouveau" (Ps. XXXII, 3 ). Dépouillez-vous du vieil homme : vous connaissez le cantique nouveau. Le nouvel homme, la nouvelle alliance, voilà le cantique nouveau. Le cantique nouveau n’est point l’héritage du vieil homme: il n’y a pour l’apprendre que les hommes nouveaux, qui ont rajeuni le vieil homme dans la grâce, et qui appartiennent au Nouveau Testament, c’est- à-dire au royaume des cieux. C’est vers lui que notre amour exhale ses soupirs, à lui qu’il chante ses cantiques. Qu’il chante ce cantique, non de la voix, mais par les actions de la vie. "Chantez-lui un cantique nouveau, chantez-le sagement". Chacun se demande : comment chanter à Dieu ? Oui, chantez, mais qu’il n’y ait aucun désaccord ; Dieu ne peut souffrir que l’on blesse ses oreilles. Chante sagement, ô mon frère. Devant un habile musicien qui doit t’écouter ; que l’on te dise Chante pour lui plaire, si tu crains de chanter parce que tu es dépourvu de science musicale, et qu’un artiste peut trouver en toi des défauts inaperçus pour un ignorant: qui se flattera de chanter avec harmonie, pour Dieu, qui juge du chantre avec tant de sagacité, qui pénètre dans tous les détails, qui écoute si attentivement ? Quand votre chant sera-t-il assez harmonieux, pour n’offenser en rien des oreilles si délicates ? Voici qu’il vous prescrit lui-même la manière de chanter ; ne cherchez point les paroles comme si vous pouviez en trouver pour expliquer ce qui plaît à Dieu. Chantez "par vos transports". Pour Dieu, bien chanter, c’est chanter dans la joie. Mais qu’est-ce que chanter avec transport ? C’est comprendre que des paroles sont impuissantes à rendre le chant du coeur. Voyez ces travailleurs qui chantent soit dans les moissons, soit dans les vendanges, soit dans tout autre labeur pénible : ils témoignent d’abord leur joie par des paroles qu’ils chantent ; puis, comme sous le poids d’une grande joie que des paroles ne sauraient exprimer, ils négligent toute parole articulée et prennent la marche plus libre de sons confus. Cette jubilation est donc pour le coeur un son qui signifie qu’il ne peut dire ce qu’il conçoit et enfante. Or, à qui convient cette jubilation, sinon à Dieu qui est ineffable ? Car on appelle ineffable ce qui est au-dessus de toute expression. Mais si, ne pouvant l’exprimer, vous- devez néanmoins parler de lui, quelle ressource avez-vous autre que la jubilation, autre que cette joie inexprimable du coeur, cette joie sans mesure, qui franchit les bornes de toutes les syllabes ? "Chantez harmonieusement, chantez dans votre jubilation". (Enn. In Ps. 32, 8).

c) L’absence de mouvement et de désir est d’ailleurs pour bien des auteurs chrétiens le chemin de la joie parfaite.

C’est l’opinion de St Jean de la Croix : pour lui, le désir (même le désir de Dieu) gêne la contemplation : pour contempler Dieu il faut se défaire du désir de Dieu lui-même qui distrait l’âme du repos tranquille nécessaire à la contemplation . Ainsi, pour ceux qui veulent atteindre la contemplation

"… la seule chose qu’ils doivent faire est de laisser l’âme libre, désembarrassée et délassée de toutes les notices et pensées, sans se soucier là de ce qu’ils penseront ou méditeront, se contentant seulement d’un regard amoureux et reposé en Dieu, et de demeurer sans sollicitude, sans efficace, et sans désir de le goûter ou de le sentir. Parce que toutes ces prétentions inquiètent et distraient l’âme du repos tranquille et du doux loisir de contemplation qui se donne là." (Nuit obscure, livre I, chapitre 10, p. 408).

Il dit encore dans Vive flamme d'amour, strophe III, vers 3, p. 777-778, soulignant que le silence, la solitude, l'abandon, le détachement, sont les chemins de la paix qui vient de Dieu, et qui ne peut être reçue, entendue que dans le silence :

"D'où il suit que l'âme ne doit être attachée à rien : ni à l'exercice de la méditation, ni au discours, ni à aucun goût - qu'il soit sensible ou spirituel - ni à aucune autre opération, quelle qu'elle soit, parce qu'il est besoin que l'esprit soit si libre et anéanti à l'égard de tout, que quelque pensée, discours ou saveur que ce soit à quoi l'âme se veuille alors appuyer, l'empêchera, l'inquiétera, fera bruit en ce profond silence qui doit être en l'âme, quant au sens et à l'esprit, pour pouvoir entendre un si profond et si délicat langage que Dieu tient, quand il parle au coeur en cette solitude,, selon ce qu'il dit par Osée, l'âme écoutant et prêtant l'oreille à ce que dit en elle le Seigneur Dieu, en très grande paix et tranquillité, comme dit David, parce qu'il tient ce propos de paix en cette solitude.
Partant, s'il arrive que de cette manière l'âme se sente mettre en silence et à l'écoute, elle doit oublier même l'exercice de cette attention amoureuse que j'ai dite, afin qu'elle demeure libre pour ce qu'alors le Seigneur lui veut. Elle ne doit user de cette attention amoureuse que quand elle ne se sent pas mettre en solitude, ou oisiveté intérieure, oubli, ou écoute spirituelle - lequel état, afin que vous le puissiez reconnaître, toutes les fois qu'il arrive se fait avec une paisbible tranquillité et un engloutissement intérieur.[...]

Il n'est pas possible que cette très haute sagesse et que ce langage de Dieu - ce qu'est cette contemplation - se puissent recevoir, sinon en un esprit silencieux et non appuyé sur les goûts et les connaissances acquises par discours..."

Mettre l'âme au repos, dans le silence, pour recevoir de Dieu sa paix infinie.

C’est ce que nous dit encore St Thomas : la joie parfaite est dans l’absence de mouvement et de désir. Pour lui :

"La joie est au désir ce que le repos est au mouvement... Or le repos est plénier quand plus rien ne reste du mouvement ; de même, la joie est plénière quand il ne reste plus rien à désirer." (II Pa. II 28, 3, p. 216).

Et il commente :

"Tant que nous sommes en ce monde, le mouvement intérieur du désir ne reste pas en repos, car il nous est toujours possible de nous rapprocher davantage de Dieu par la grâce, nous l’avons montré. Mais quand nous aurons atteint la béatitude parfaite, il ne restera plus rien à désirer, parce qu’on aura la pleine jouissance de Dieu, en laquelle nous obtiendrons aussi tout ce qui aura pu être l’objet de nos désirs pour les autres biens, suivant la parole du Psaume (103,5) : "Il comble de biens tous nos désirs." Ainsi, ce ne sera pas seulement le désir que nous avons de Dieu qui trouvera son repos, mais également tous nos autres désirs. La joie des bienheureux est donc absolument plénière, et même plus que plénière, puisqu’ils obtiendront plus qu’ils n’auront pu désirer, car, dit l’Apôtre (1 Co 2, 9) : "Le cœur de l’homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qu’il aime"…"

Nous reviendrons sur cette joie parfaite et ce qu’elle implique pour l’homme. De toutes façons elle ne peut être atteinte complètement que dans l’éternité et la contemplation vraie de Dieu, mais l’homme en connaît les prémices sur cette terre dans son chemin vers la paix.

suite du cours


(1) : « Le Verbe nous enseigne[...] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu'il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c'est la marche sans repos à sa suite, que l'on accomplit en suivant le Verbe par derrière. » (Hom. sur le Cantique des Cantiques, Hom. XII).

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