1. Comment présenter un domaine immense : par Pères, par thématique ? Tentative pour jumeler un Père et une ou deux thématiques (extraire la ou les thématiques dominantes chez cet écrivain, et éviter les répétitions, c'est-à-dire insérer parfois deux ou trois textes de Pères différents mais proches thématiquement - même si éloignés chronologiquement) : chaque leçon est ainsi conçue autour d'un thème central (Joie et sainteté, Joie et miséricorde, etc.) et d'un Père ou d'un groupe de Pères, avec parfois ajout d'un texte très significatif provenant d'un Père moins connu, qui a réutilisé la même thématique et a écrit dans la même perspective. Ainsi j'ajoute St Colomban (pour un texte sur le désir) à Grégoire de Nysse, etc.
2. Comment ont été effectués les choix de Pères et de textes ?
D'abord il faut souligner que les textes sur la joie sont essentiellement des textes produits
par les Pères à l'occasion de la lecture de la Bible ou en référence à elle. Grande est la
place de la joie dans la Bible (cf. mon article "La joie demeure lumineuse
de l'Autre") : méditation,
lectio divina(2)…
La découverte de ces textes des
Pères constituera donc aussi un approfondissement de la lecture biblique pour nous. Certains
textes bibliques sont particulièrement favorables à la méditation sur la joie (la recherche
des commentaires sur ces textes a favorisé aussi la préparation de ce cours) : les Psaumes,
les prophètes (avec le rôle de la Parole(3)), Cantique des Cantiques, parfois les Béatitudes
pour les synoptiques, St Jean toujours…
Si nous avons fait un relevé systématique pour les Pères Apostoliques (en raison du tout petit nombre de textes évoquant la joie), pour les autres Pères nous procéderons sans esprit systématique : nous nous arrêterons sur ceux qui ont particulièrement parlé de la joie, souvent en apportant un nouvel aspect, par rapport à ceux qui les ont précédés, mais de ce fait nous laisserons aussi sans doute de côté beaucoup de Pères qu'il aurait été très intéressant d'étudier… Il faut choisir, et j'avoue là une certaine subjectivité de mon choix : j'ai retenu en priorité ceux que je connaissais le mieux ou dont la perspective me touchait particulièrement . J'espère toutefois avoir été ainsi assez complète par rapport à ce thème de la joie (à la fin de l'année vous aurez une idée plus complète de ce qu'implique la joie dans la spiritualité chrétienne), mais cela ne veut pas dire que j'aurai fait le tour de tous les Pères qui ont parlé de la joie : champ trop vaste…
Ajouter que, au-delà des Pères proprement dits (1er-8e siècles), j'introduis ceux que l'on qualifie plus ordinairement de "docteurs" (nom donné par l'Eglise à certains écrivains chrétiens), mais aussi des écrivains chrétiens qui n'ont pas reçu le titre de "docteur", qui ont cependant fait progresser l'élaboration de la foi chrétienne, ou qui sont une occasion de progrès spirituel pour leurs lecteurs… car il y a encore de grands spirituels dans tous les siècles de l'Eglise ! Certains des points qui les caractérisent rappellent ceux que nous aurons mis à jour pour les Pères proprement dits, même si leurs préoccupations changent au fur et à mesure que l'on s'éloigne des premiers siècles de l'Eglise ; toutefois à propos d'une question comme "la joie", ce n'est bien entendu pas significatif : les évêques du VIIIe siècle continuent à lire la Bible, les grands spirituels à la commenter ; ceux dont l'Eglise reconnaît la compétence pour le progrès de la foi (cf. les docteurs, - il peut s'agir de femmes : cf. Ste Thérèse d'Avila, par exemple) méritaient bien sûr d'être tous étudiés - et même quand ils ne sont pas "saints" (cf. Origène au 3e siècle, ou Teilhard de Chardin plus près de nous).
On reconnaîtra toutefois sans hésiter la richesse exceptionnelle des textes produits pendant ce que l'on appelle aussi "l'âge d'or" de la littérature patristique (c'est-à-dire jusqu'au Ve siècle), et on adhérera au moins en partie à la conclusion de Pierre Beatrick, Introduction aux Pères de l'Eglise, Mediaspaul / Editions Paulines / Institut St-Gaëtan 1987) :
"L'âge d'or de la littérature patristique prend fin avec la mort d'Augustin (430) et le concile de Chalcédoine (451). Désormais la pensée et la spiritualité chrétiennes se mettront à l'école des Pères pour un approfondissement toujours plus poussé : les bases en étaient jetées. A partir de la moitié du Ve siècle commence une période de systématisation de la tradition. Elle se caractérise par un manque d'originalité rarement interrompu par la présence éclairante de grands écrivains spirituels. Les générations successives, tant en Orient qu'en Occident, considéreront les Pères comme leurs fondateurs, et comme d'irremplaçables guides de vie et de pensée, bien que la rupture creusée entre les parties latine et grecque de l'ancien empire romain ait engendré un appauvrissement inévitable de l'expérience chrétienne tout entière." (p. 342)
Il est vrai qu'on verra ensuite surtout revenir les thèmes déjà évoqués par les Pères (d'où d'ailleurs la possibilité pour nous de "choisir" certains écrivains plutôt que d'autres) ; ces thèmes seront complétés, approfondis, mais il n'y aura plus de très grandes "nouveautés" ; la référence aux premiers Pères sera constante, l'originalité effectivement sans doute moins grande… Mais on soulignera que, malgré le côté un peu négatif du texte de P. Beatrick, l'histoire de l'Eglise nous donnera de très grands écrivains spirituels, dont la lecture constituera une source de méditation sur la joie constamment renouvelée : je pense par exemple à St Bernard…
3. Type de démarche. La démarche ici sera plus spirituelle qu'exégétique : bien sûr il sera largement question de lecture biblique (nous avons déjà laissé entendre que c'est surtout quand ils commentent la Bible que les Pères parlent de la joie), mais nous ne nous livrerons pas à des recherches et discussions systématiques sur tel ou tel terme : faut-il retenir joie, bonheur, bienheureux… (sachant en outre que les textes d'origine sont écrits en grec ou en latin !). Il faut tout retenir bien sûr : il s'agit de comprendre ce qu'est la joie pour les Pères, et non pas de faire des commentaires philologiques sur tel ou tel mot (sauf exception bien sûr, car parfois il sera indispensable de réfléchir au "sens" d'un mot qui d'ailleurs a pu évoluer : ex. dans le chapitre sur "Joie et sainteté" le mot "saint").
A.G. Hamman, l'un des spécialistes de St Augustin, dit très bien à propos de St Augustin et de sa lecture des Psaumes - mais cela peut s'étendre à beaucoup de Pères ou docteurs de l'Eglise :
"Plutôt que de s'appliquer, comme l'exégète moderne, à cerner le sens des
mots, la nature et le genre littéraire du Livre, le véritable auteur du psaume - uniformément
attribué à David - Augustin se plaît à confronter les mots, les images, les symboles semblables,
il rapproche les passages, compare les ressemblances parfois superficielles. Le retour du même
mot, du même thème, doit s'interpréter, selon lui, comme une intention de l'Esprit, l'auteur
de l'Ecriture, d'un bout à l'autre de la Bible. Le commentateur doit rassembler les miettes
dispersées pour en faire un seul pain, cuit au feu de l'Esprit.
Cette interprétation de l'Ecriture par l'Ecriture, chère au judaïsme et à saint Paul, fournit
au maître d'Hippone une extraordinaire mobilité, une liberté à travers tous les écrits
bibliques, qui le guident avec une intuition quelque peu divinatrice. Il assemble les mots,
les textes - certaines citations reviennent sans cesse - qui s'appellent et s'harmonisent dans
une même symphonie. Association qui pourrait paraître factice et artificielle, qui télescope
peut-être l'histoire singulière, pour nous découvrir l'histoire universelle […]
Herméneutique qui désarçonne l'exégète moderne, instruit par tous les progrès de la philologie,
de l'histoire comparée des religions, par la connaissance des mœurs et des civilisations du
passé et d'abord de l'histoire d'Israël. Mais quand l'exégète a savamment analysé, décrit et
classé les coupes et les amphores qui contiennent la parole révélée, reste l'essentiel : il
faut y discerner le breuvage et y porter les lèvres. Là, Augustin demeure un maître
incomparable." (Introduction à Saint Augustin prie les Psaumes, Desclée de Brouwer,
1980, pp. 9-10).
A noter : peu de textes concernant la joie chez ceux qu'on appelle les Pères Apostoliques : sans doute encore trop occupés à donner les bases de l'enseignement chrétien (kérygme), à constituer les communautés (cf. la Didachè) et à organiser l'Eglise, à "rappeler à l'ordre" ou à manifester leur consternation devant ceux qui s'égarent (cf. par exemple La Lettre de Clément de Rome, à donner des conseils moraux aux Eglises dont ils ont la charge pour leur redire les exigences évangéliques. St Irénée lui-même, dans l'œuvre qui nous est parvenue (Contre les hérésies) se soucie d'abord de protéger des erreurs le troupeau dont il a la garde, et c'est en pasteur qu'il écrit, développant longuement à la fois les doctrines erronées de son temps et les réponses que nous donne l'Ecriture. Ce qui l'emporte, c'est un argumentaire solide, et il n'y a guère le temps d'exprimer dans tout cela la "joie du chrétien". Par ailleurs il convient de ne pas oublier que, dans les premiers temps, nous avons affaire à une Eglise qui souffre des persécutions : c'est l'époque des martyrs. L'expression de la joie suppose sans doute du temps et est le produit d'une méditation gratuite, données de la vie spirituelle qui ne sont pas toujours réunies à ce moment-là(4).
On trouve toutefois quelques mentions qui relèvent d'un langage convenu : je suis dans la joie de savoir que vous vous comportez bien dans le Seigneur, que vous n'avez qu'un seul cœur (contenu que l'on trouve par exemple chez Ignace d'Antioche, très peu, chez Polycarpe…) A l'opposé : je suis dans les larmes ou je pleure parce que j'ai appris que vous vous égarez loin du Seigneur. Formules également courantes chez Paul. Mais ce n'est pas encore l'évocation de la "joie" de la présence de Dieu avec tout ce qu'elle produit dans le saint.
La joie, de façon toujours aussi conventionnelle, est évoquée à propos du martyre, dans les hagiographies : par exemple la lettre écrite par les Smyrniotes au moment de la mort de Polycarpe où l'on fait le récit de son martyre : "il était tout plein de force et de joie et son visage se remplissait de grâce" (Le martyre de Polycarpe, XII, 1). On retrouve là des éléments déjà présents dans le martyre d'Etienne ("son visage leur apparut semblable à celui d'un ange.", Ac 6, 15) et qui se retrouveront dans la plupart des récits de martyres des premiers temps.
Le seul texte où la joie soit présente à peu près du début jusqu'à la fin est un texte dans lequel passe un véritable souffle lyrique : celui du Pseudo-Barnabé (probablement premier quart du 2e siècle). Dans ce texte, Barnabé (qui n'est pas le compagnon de Paul) s'adresse à ceux à qui il envoie sa "lettre" (en fait il s'agit d'un véritable petit traité de théologie : exégèse spirituelle, avec le rappel des deux "voies", cf. la Didachè) en les appelant "enfants d'allégresse" (VII, 1), ou encore "enfants de la dilection" (IX, 7). L'auteur commence par exprimer sa joie, dès après l'adresse (I, 2) :
"Devant la grandeur et la splendeur des desseins de Dieu à votre égard ce qui plus que toute autre chose me cause une excessive joie ce sont vos âmes bénies et glorieuses tant la grâce du don spirituel que vous avez reçu s'est implantée en elles. C'est ce qui augmente encore la joie que j'éprouve en moi-même, par l'espérance que j'ai d'être sauvé, quand je vois qu'en toute vérité l'Esprit s'est répandu sur vous, jaillissant de l'intarissable source qu'est le Seigneur (cf. Tt 3, 5-6)."
et continue en voulant transmettre la joie par son enseignement (I, 8) :
"Pour moi, ce n'est pas comme maître, mais comme l'un d'entre vous que je veux vous donner quelques enseignements qui vous apporteront de la joie dans ce temps où nous vivons."
L'idée de la joie du chrétien est reprise plusieurs fois (le dimanche, huitième jour, est présenté par exemple comme "jour de l'allégresse", en soulignant la perspective eschatologique, XV, 8-9), et la lettre s'achève par une reprise de l'inspiration première :
"C'est pour cela surtout que je me suis empressé de vous écrire, sur les sujets à ma portée, voulant vous donner de la joie. Salut à vous, enfants de dilection et de paix. Que le Seigneur de gloire et de toute grâce soit avec votre esprit." (XXI, 9)
Peut-être faudrait-il citer aussi au titre d'une première description de la joie du chrétien la "gaieté" telle qu'elle est évoquée en trois courts chapitres (40-42) dans le Pasteur d'Hermas : 10e précepte ? Texte curieux, qui tient une place à part dans les textes des Pères apostoliques (ni sermon, ni lettre, ni traité, il se présente comme un dialogue, qui, à la fois autobiographique et apocalyptique, rapporterait un cheminement de conversion personnelle et chercherait à manifester par des images fortes, le sens profond d'une épreuve qui menace la communauté chrétienne). Datation : au plus tard 150. Organisé en trois parties, au ton assez différent (Visions, Préceptes, Similitudes), il vise à transmettre un seul message : pour les chrétiens qui sont retombés dans le péché, le salut est encore possible. Ce texte, tout à fait orthodoxe, a figuré de fait dans un manuscrit de la Bible, le Sinaïticus, comme le Pseudo-Barnabé, jusqu'au 4e siècle. (ils ont été rejetés du Canon par Eusèbe et Jérôme). Le 10e précepte, la gaieté, souligne que le chrétien doit bannir la tristesse, et tout son cortège de doute et de colère :
"Revêts-toi de la gaieté (Qo 26, 4) qui plaît toujours à Dieu et qu'il accueille favorablement : fais-en tes délices. Tout homme gai fait le bien, pense le bien et méprise la tristesse. L'homme triste fait toujours le mal. D'abord, il fait le mal parce qu'il attriste l'Esprit-Saint donné joyeux à l'homme ; ensuite, en attristant l'Esprit-Saint, il commet l'iniquité en ne priant pas le Seigneur et en ne lui avouant pas ses péchés. Car jamais la prière de l'homme triste n'a la force de monter à l'autel de Dieu. - Pourquoi, dis-je, la prière d'un homme triste ne monte-t-elle pas à l'autel ? - Parce que, dit-il la tristesse siège dans son cœur. Mêlée à la prière, la tristesse ne lui permet pas de monter pure à l'autel. Le vinaigre et le vin, mêlés, n'ont plus le même agrément : de même la tristesse, mêlée à l'Esprit-Saint, n'est pas capable de la même prière. Purifie-toi donc de cette tristesse mauvaise et tu vivras pour Dieu, et ils vivront pour Dieu, ceux qui rejetteront loin d'eux la tristesse et se revêtiront de la seule joie." (10e précepte, 42)
Ceci étant dit à propos des Pères Apostoliques et de la grande période des persécutions, on commencera vraiment à trouver mention de la joie dans les Odes de Salomon (auteur anonyme : les derniers travaux semblent établir cette œuvre dans les tout débuts du IIe siècle - ce qui est précisément l'époque des Pères apostoliques). Ne peut-on pas considérer ce petit livre, retrouvé au début du XXe siècle, comme l'un des premiers textes dans lesquels la "joie" est mentionnée, savourée, éclate de partout ?
Chapitre 1er : Joie et sainteté
(1) : Jacques Liébaert, 1986 : Les Pères de l'Eglise, vol. I, 1er-4e siècle, Desclée, souligne dans son avant-propos l'actualité des Pères de l'Eglise en raison :
(2) : Plusieurs sites expliquent ce qu'est la lectio divina. On signalera
: http://www.osb.org/lectio/index.html,
http://www.valyermo.com/ld-art.html (sites
faits par des Bénédictins, en anglais),
http://users.skynet.be/scourmont/Armand/wri/lectio-eng.htm,
ou encore un site carmélite : http://www.ocarm.org/lectio/lecteng.htm
(toujours en anglais)... et quantité d'autres. En français, on trouvera :
http://www.belloc-urt.org/belloc/lectiodivina.php3
(également un site bénédictin), mais moins complet que les précédents.
(3) Soulignons déjà en introduction, mais nous y reviendrons largement,
à propos de la Parole - car la présence de Dieu se manifeste par sa Parole (cf. Bible), mais
aussi et surtout par sa Parole incarnée, le Christ - et de son rôle pour la joie au cœur
de l'homme ce que dit le Ps 1 : "Bienheureux l'homme / Qui ne suit pas le dessein des réprouvés
/ Et ne marche pas sur le chemin des pécheurs. […] Il trouve sa joie dans la parole du Seigneur,
/ sa parole qu'il murmure le jour et la nuit. / Il est comme un arbre / planté près du cours
des eaux, / qui en son temps porte du fruit. / Jamais son feuillage ne flétrit, / tout ce qu'il
fait le comble de bonheur…"
Ce passage a été commenté par Augustin qui explique que l'arbre "planté près du cours des eaux"
profite "Et son feuillage ne tombera point", et la parole ne sera point inutile : "Toute chair,
en effet; n'est qu'une herbe, toute beauté de l'homme est comme la fleur des champs; l'herbe
s'est fanée, la fleur est tombée, mais la parole de Dieu demeure éternellement (Is 11, 6-8 )".
"Et tout ce qu'il établira, sera dans la prospérité", c'est-à-dire tout ce que portera cet
arbre; car cette généralité embrasse les fruits et les feuilles, ou les actes et les paroles."
(En. In Ps. 1, 3).
(4) Les écrits des Pères apostoliques sont d'abord, s'il faut les rattacher
à un style littéraire, des écrits d'exhortation (conseils, encouragements, dénonciation des
erreurs doctrinales ou du péché, etc.) - du moins pour ceux qui nous sont parvenus.