La joie : ce qu'en disent les Pères de l'Eglise
(et quelques auteurs chrétiens ultérieurs)

 Retour vers l'introduction

Chapitre 8e

Joie et espérance

"Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.

Car mes trois vertus, dit Dieu.
Les trois vertus mes créatures.
Mes filles mes enfants.
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.
De la race des hommes.
La Foi est une Epouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.
Avec ses petits sapins en bois d’Allemagne. Peints.
Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne mangent pas.
Puisqu’elles sont en bois.
C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
C’est cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus."

Vous avez reconnu Le porche du mystère de la deuxième vertu de Péguy.

Péguy accorde la primauté à l’Espérance, même si St Paul, annonçant la disparition de la foi et de l’espérance dans la vie définitive en Dieu, commente :

"La charité ne périt jamais. Les prophéties prendront fin, les langues cesseront, la connaissance disparaîtra. Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie, mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra." (1Co 13, 8-10)

Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance, la charité ; mais la plus grande de ces choses, c'est la charité." (1 Co 13, 13)

Maintenant, comme le dit Augustin : "Nous trouvons notre joie dans l’espérance" (Homélie sur le Ps 148 ci-dessous). L’espérance n’est donc pas rien : sans espérance pas de joie ? Pour nous qui cherchons les chemins de la joie, c’est donc un passage essentiel.

Il est important de pouvoir dire l’espérance qui est en nous… d’en donner raison.

1 Pierre 3,15 : « Mais sanctifiez dans vos coeurs Christ le Seigneur, étant toujours prêts à vous défendre, avec douceur et respect, devant quiconque vous demande raison de l'espérance qui est en vous."

Nous verrons que cela a à voir avec le contenu de notre espérance : ne pas rester vagues (l’espérance est bien différente d’un "vague espoir", surtout du vague espoir de voir se produire quelque chose…) ; pourquoi sommes-nous vraiment habités de l’espérance, cette 2e vertu théologale, différemment envisagée par les théologiens, mais toujours essentielle ?

1°) A propos de l’espérance dans la Bible

L’espérance de l’homme dans la Bible, c’est Dieu : espérance qui n’est pas toujours encore très précisément caractérisée dans l’AT ; on espère en Dieu – un point c’est tout. Le Psaume 71 en donne un bon exemple :

Ce qui est redit autrement par Jérémie :

Jérémie 1, 7 : "Béni soit l'homme qui se confie dans l'Eternel, Et dont l'Eternel est l'espérance !"

Le plus grand malheur est d’être privé d’espérance :

Lamentations 3, 18 : "Et j'ai dit: Ma force est perdue, je n'ai plus d'espérance en l'Eternel !"

L’espérance est même une caractéristique essentielle du vivant : on connaît l’Ecclésiaste :

"Pour tous ceux qui vivent il y a de l'espérance ; et même un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort." (9, 4)

Le Seigneur va redonner la vie aux ossements desséchés, en même temps que l’espérance :

Ezékiel 37, 11 : "Il me dit : Fils de l'homme, ces os, c'est toute la maison d'Israël. Voici, ils disent : Nos os sont desséchés, notre espérance est détruite, nous sommes perdus !"

D’autres prophètes :

Michée 7, 7 : "Pour moi, je regarderai vers l'Eternel, Je mettrai mon espérance dans le Dieu de mon salut ; Mon Dieu m'exaucera."

Dans les Actes, l’espérance prend un contenu plus spécifique et plus explicite : la résurrection de la chair :

Paul nous invite à nous réjouir en espérance avant d’être comblés :

Dans les lettres à Tite, Paul précise que l’Espérance est espérance de la vie éternelle :

Pour nous aider à comprendre, Paul parle de l’espérance du laboureur qui sème en attendant la récolte :

1 Corinthiens 9, 10 : "Oui, c'est à cause de nous qu'il a été écrit que celui qui laboure doit labourer avec espérance, et celui qui foule le grain fouler avec l'espérance d'y avoir part."

Dans les Epîtres aux Ephésiens et aux Philippiens, Paul insiste pour dire que l’espérance n’est plus seulement pour après la mort, pour la résurrection, elle est déjà envisagée comme source de vie, présente dans notre monde (Paul nous parle du Christ glorifié dans son corps, "soit par ma vie, soit par ma mort") :

Et St Paul dit des "saints" qu’ils sont notre espérance :

1 Thessaloniciens 2, 19 : "Qui est, en effet, notre espérance, ou notre joie, ou notre couronne de gloire ? N'est-ce pas vous aussi, devant notre Seigneur Jésus, lors de son avènement ?"

Il s'agit donc bien d'une espérance qui n'est pas imaginative, pur apaisement pour attendre un au-delà de promesses. Il s'agit d'une espérance, et d'une joie, qui, comme le souligne Lytta Basset (1), sont liées à l'autre : "ce qui constitue le moteur de la joie, c'est le désir qu'on a de l'autre - l'autre humain et l'Autre invisible - et ce désir interdit à la joie d'être statique." (La joie imprenable, p. 23). Elle continue :

"Vivre dans l'espérance de "voir Dieu" seulement "au ciel", c'est négliger de le chercher ici-bas et de le "voir" sur le visage de nos semblables. Or, c'est dans cette démarche que je devine une joie différente de la béatitude. Dévaluer la joie à cause de son intermittence et la déclarer incompatible avec cette existence, c'est se montrer préoccupé de béatitude intemporelle plutôt que de se préparer à faire l'expérience d'une plénitude qui dure dans la mesure où elle n'est pas sans cesse comparée à quelque chose de mieux."

2°) L’espérance chez les Pères

Nous ne nous étonnerons pas de retrouver largement St Augustin, que nous avons déjà cité en introduction ici-même. Il nous précise ce qu’est l’espérance : pourquoi elle disparaîtra quand nous verrons Dieu face à face ; l’espérance de l’homme sur cette terre contient aussi la supplication, le désir… alors que dans la joie parfaite, nous serons en repos, nous ne serons plus inquiets de la continuation de la joie, car dans une allégresse sans fin. Il compare le temps présent à avant Pâques, et le temps de l’éternité à après Pâques.

Homélie de St Augustin sur le Ps. 148 :

"La méditation, dans notre vie présente, doit consister à louer Dieu, car l’allégresse éternelle de notre vie future sera une louange de Dieu ; et personne ne peut être adapté à la vie future s’il ne s’y exerce pas dès maintenant. Maintenant donc nous louons Dieu, mais nous le supplions aussi. Notre louange comporte la joie ; notre supplication, le gémissement. Car on nous a promis quelque chose que nous ne possédons pas encore ; et parce que l’auteur de la promesse est véridique, nous trouvons notre joie dans l’espérance ; mais parce que nous ne possédons pas encore, notre désir nous fait gémir. Il nous est bon de persévérer dans le désir jusqu’à ce que vienne le bonheur promis, jusqu’à ce que le gémissement disparaisse et que la louange demeure seule.

Il y a donc deux époques : l’époque actuelle qui se passe dans les tentations et les épreuves de cette vie et une seconde époque, qui sera celle de la sécurité et de l’allégresse sans fin. Aussi deux époques ont-elle été instituées pour nous : avant Pâques et après Pâques. L’époque antérieure à Pâques symbolise l’épreuve où nous sommes maintenant ; et ce que nous célébrons en ces jours qui suivent Pâques [Augustin prêche dans le temps pascal] symbolise la béatitude qui sera plus tard la nôtre. Avant Pâques nous célébrons donc ce que nous sommes en train de vivre ; après Pâques, ce que nous célébrons symbolise ce que nous ne possédons pas encore. C’est pourquoi, dans la première époque, nous nous entraînons par le jeûne et la prière ; mais dans l’époque présente, nous abandonnons le jeûne et nous vivons dans la louange. Tel est le sens de l’Alléluia que nous chantons." (En. In Ps 148, 1).

Les fondements sont encore posés dans l’Homélie sur la Lettre aux Philippiens, (Sermon 171, 1-3.5) Jours, pp. 1432-1433), toujours de St Augustin :

"L’Apôtre nous ordonne d’être joyeux, mais dans le Seigneur, non selon le monde. Comme dit l’Ecriture : Celui qui veut être l’ami de ce monde sera considéré comme l’ennemi de Dieu. De même que l’on ne peut servir deux maîtres, c’est ainsi qu’on ne peut être joyeux à la fois selon le monde et dans le Seigneur.
Que la joie dans le Seigneur l’emporte donc, jusqu’à ce que disparaisse la joie selon le monde. Que la joie dans le Seigneur augmente toujours ; que la joie selon le monde diminue toujours, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Je ne dis pas cela parce que, vivant en ce monde, nous ne devrons jamais nous réjouir, mais afin que, même vivant en ce monde, nous soyons joyeux dans le Seigneur.
Mais quelqu’un dit : Je suis dans le monde ; donc, si je suis joyeux, je suis joyeux là où je suis. – Et alors ? Parce que tu es dans le monde, tu n’es pas dans le Seigneur ? Ecoute encore saint Paul parlant aux Athéniens et qui, dans les Actes des Apôtres, affirme au sujet de Dieu et du Seigneur, notre Créateur : C’est en lui qu’il nous est donné de vivre, de nous mouvoir, d’exister. Car celui qui est partout, en quel lieu n’est-il pas ? N’est-ce pas à cela qu’il nous exhortait ? Le Seigneur est proche, ne soyez inquiets de rien.
C’est là un grand mystère : il est monté au-dessus des cieux, et il est tout proche de ceux qui habitent sur terre. Qui donc est à la fois lointain et tout proche, sinon celui qui s’est tellement rapproché de nous par la miséricorde ? […]
Donc, mes frères, soyez joyeux dans le Seigneur, non selon le monde. C’est-à-dire : soyez joyeux dans la vérité, non dans l’iniquité ; soyez joyeux dans l’espérance de l’éternité, non dans l’éclat fragile de la vanité. C’est ainsi qu’il vous faut être joyeux : en tout lieu et en tout temps où vous serez, le Seigneur est proche, ne soyez inquiets de rien."

La joie dans l’espérance transfigure notre vie : même dans la souffrance, nous pouvons, nous devons connaître la joie car elles ne sont pas de même nature (cf. "joie et souffrance"). L’assimilation fréquente de la joie et de l’espérance fait évoluer la notion d’espérance : souvent dans la Bible, l’espérance était consolation dans la souffrance, ce qui faisait de l’espérance une attente confiante. A partir du moment où l’espérance entraîne déjà la joie de celui qui se confie en Dieu, l’espérance n’est plus seulement attente d’un avenir meilleur, mais joie d’un présent déjà vécu en Dieu, déjà comblé. Ce changement est clairement lié à l’Incarnation et au Christ qui dit "Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde" : désormais notre vie en Dieu est déjà réalisée ; elle n’est plus seulement attente d’une promesse (la venue du Messie, la vie éternelle, la fin des temps…), elle est promesse réalisée dans la nouvelle alliance définitive, dans une éternité qui est déjà là (cf. le baptême qui imprime en nous cette vie nouvelle, ce salut que la mort et la résurrection du Christ ont réalisé en l’homme : Dieu devenant homme a ainsi "divinisé" l’homme).

Une homélie ancienne (peut-être à attribuer à Ambroise ?), commentant encore l’Epître aux Philippiens invite les croyants à la joie et souligne qu’en faisant croître notre joie nous nous rapprochons de Dieu :

"La bonté divine, frères très chers, nous invite, pour le salut de nos âmes, aux joies de la béatitude éternelle, comme vous l’avez entendu dans la lecture qui nous occupe, où l’Apôtre disait : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur (Ph 4, 4). Les joies du monde tendent à la tristesse ; mais les joies conformes à la volonté de Dieu attirent aux biens durables et éternels ceux qui y persévèrent. C’est pourquoi l’Apôtre ajoute : Je le répète, réjouissez-vous.

Il nous exhorte à faire croître de plus en plus notre joie, pour nous rapprocher de Dieu et nous faire accomplir ses commandements ; car, plus nous aurons combattu en ce monde pour obéir aux préceptes divins, plus nous serons heureux dans la vie future et plus nous obtiendrons de gloire devant Dieu.

Que votre sérénité soit connue de tous les hommes : c’est-à-dire que votre conduite sainte ne doit pas seulement apparaître devant Dieu, mais aussi devant les hommes, pour donner un exemple de sérénité et de réserve devant tous ceux qui demeurent avec vous sur la terre, ou encore pour laisser un bon souvenir devant Dieu et les hommes.

Le Seigneur est proche ; ne soyez inquiets de rien : le Seigneur est toujours proche de ceux qui l’invoquent avec sincérité, avec une foi droite, une espérance ferme, une parfaite charité : car il sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez : Il est toujours prêt à secourir, dans n’importe lequel de leurs besoins, ceux qui le servent fidèlement. Aussi, lorsque nous voyons que le malheur est imminent, nous n’avons pas à nous faire de grand souci, puisque nous devons savoir que Dieu est pour nous un défenseur tout proche, selon cette parole : Le Seigneur est proche de ceux dont le cœur est angoissé, et Il sauvera ceux dont l’esprit est abattu. Les angoisses sont nombreuses pour les justes, mais de toutes le Seigneur les délivrera. Si nous nous efforçons d’accomplir et de garder ce qu’il prescrit, il ne tardera pas à s’acquitter de ses promesses.

Mais, en toute circonstance, dans l’action de grâce priez et suppliez pour faire connaître à Dieu vos demandes : nous de devons pas, si nous sommes accablés d’épreuves, les supporter avec récriminations et tristesse, loin de là, mais avec patience et bonne humeur, en rendant grâce à Dieu en tout temps et à propos de tout." (Livre des Jours, pp. 1109-1110).

Nous avons peut-être envie de nous interroger, car, hommes de peu de foi, nous voyons toujours des contradictions : est-on dans la joie… ou dans l’espérance ? Comme le dit Paul, si l’on a ce que l’on attend, comment peut-on encore l’espérer ? cf. Romains 8, 24 : "Car c'est en espérance que nous sommes sauvés. Or, l'espérance qu'on voit n'est plus espérance : ce qu'on voit, peut-on l'espérer encore ?").

Pour les hommes de l’Ancien Testament, cependant, marqués par la faute d’Adam et qui n’ont pas encore connu la venue du Christ, ils connaissent la souffrance d’être séparés de Dieu : le psalmiste crie du fond de l’abîme…

St Anselme (1033-1109) souligne la souffrance de l’homme privé de la vision de Dieu qui "espérait la joie". Repartant d’Adam il se demande "Pourquoi ne nous a-t-il pas conservé, ce qu’il pouvait si facilement, ce [bien] qui nous manque si péniblement ? Pourquoi nous a-t-il fermé [l’accès] à la lumière et nous a environnés de ténèbres ? Pourquoi nous a-t-il enlevé la vie et nous a-t-il infligé la mort ?" (Proslogion, chap. I).

Et il continue :

"Mais, hélas ! malheureux que je suis, un des fils malheureux d’Eve, éloignés de Dieu ! Qu’est-ce que j’ai entrepris ? Qu’est-ce que j’ai fait ? A quoi tendais-je ? Où suis-je revenu ? A quoi aspirais-je ? A cause de quoi je soupire ? Je cherchais le bonheur – et voici les troubles. Je tendais à Dieu – et je suis retombé en moi-même. Je cherchais le repos dans ma solitude – et je n’ai trouvé que douleur et tribulation dans mon for intérieur. Je voulais rire de la joie de mon âme, et je suis forcé de rugir des gémissements de mon cœur. J’espérais la joie et voilà que mes soupirs sont devenus de plus en plus profonds. Et toi, ô Seigneur, jusqu’à quand ? Jusqu’à quand, Seigneur, nous oublieras-tu, jusqu’à quand détourneras-tu de nous ta face ? Quand regarderas-tu vers nous et nous exauceras-tu ? Quand illumineras-tu nos yeux et nous montreras-tu ton visage ? Quand nous rendras-tu la possession de toi-même ? Seigneur, jette ton regard sur nous, exauce-nous, éclaire-nous, montre-toi à nous. Rends-toi à nous, pour que nous soyons heureux ; nous qui sommes si malheureux sans toi. Aie pitié de nos efforts et de notre élan vers toi, nous qui ne pouvons rien sans toi. Tu nous invites, aide-nous. Je te supplie, Seigneur, ne me laisse pas désespérer en soupirant, mais fais-moi respirer en espérant. Je te supplie, Seigneur, mon cœur est rempli de l’amertume de ma désolation ; adoucis-le par ta consolation. Je t’en supplie, Seigneur, affamé, j’ai commencé à te chercher, ne me laisse pas partir à jeun ; je suis venu famélique, ne me laisse pas partir inassouvi. […]
Apprends-moi à te chercher et montre-toi à celui qui te cherche. Car je ne puis ni te chercher si tu ne me l’apprends, ni te trouver si tu ne te montres. Que je te cherche en te désirant, et te désire en te cherchant, te trouve en t’aimant et t’aime en te trouvant.
Je sais bien, Seigneur et je t’en rends grâce, que tu as créé en moi ton image pour que je me souvienne de toi, pour que je pense à toi, pour que je t’aime ; mais elle est tellement effacée par l’attrition des vices, tellement obscurcie par la fumée des péchés, qu’elle ne peut pas remplir son but, si tu ne la renouvelles et ne la reformes.
Je ne tente pas, Seigneur, de pénétrer ta Hauteur, car nullement je n’y compare mon intelligence, mais je désire entrevoir ta vérité, que croit et aime mon cœur. Et je ne cherche pas à comprendre pour croire, mais je crois pour comprendre. Car, je crois aussi que je ne pourrais comprendre si je ne croyais pas." (ch. I)

De fait, avec la venue du Christ, l’incarnation de Dieu dans la chair, tout change : l’homme nouveau est déjà dans la joie, même s’il est encore dans l’espérance d’une joie toujours plus grande, toujours plus parfaite… L’espérance précisément, par rapport au désir qui risque d’être vague, ou par rapport à l’espoir, toujours incertain, est fondée dans la venue du Christ. Elle est donc déjà joie mais aussi désir d’une joie plus grande encore. Précisément ce qui différencie notre joie (réelle) actuelle de la joie parfaite (dans l’éternité), c’est peut-être le fait que dans l’éternité il n’y aura plus à proprement parler d’espérance : nous contemplerons Dieu dans un désir (cf. Grégoire de Nysse) et une joie sans fin.

Le bienheureux Aelred de Rievaulx (abbé du XIIe siècle : 1110-1167) nous explique dans un Sermon (II) sur la naissance du Sauveur qu’avant cette venue de Dieu, il n’était pas de joie certaine pour l’homme mais que son espérance était dans cette venue. Maintenant, cette espérance s’est réalisée, et l’homme est dans la joie :

"Avant la naissance du Christ, il n’était pas pour l’homme de joie certaine, sinon dans la connaissance et l’espérance de ce jour. Aujourd’hui, il vous est dit : ne craignez pas, aimez ; ne soyez pas dans la tristesse : réjouissez-vous. Un ange descend du ciel et il vous annonce une grande joie. Réjouissez-vous pour vous, réjouissez-vous aussi pour les autres, car cette joie n’est pas pour vous seuls, elle est de tout le peuple.
Quelle joie : grande, remplissant le cœur de douceur ! quelle joie désirable ! Jusqu’ici vous étiez dans la tristesse parce que vous étiez morts ; maintenant, vous êtes dans la joie, car la vie est venue jusqu’à vous pour que vous viviez. Vous étiez dans la tristesse à cause des ténèbres de votre cécité ; réjouissez-vous, car aujourd’hui la lumière s’est levée dans les ténèbres pour les hommes au cœur droit. Vous étiez dans la tristesse, à cause de votre misère ; mais il vous est né, le Miséricordieux, le Compatissant, pour que vous ayez accès à la béatitude. Vous étiez dans la tristesse, car la montagne de vos péchés pesait sur vous, réjouissez-vous maintenant, car il vous est né un Sauveur qui sauvera son peuple de ses péchés. Voilà la joie que nous annonce l’Ange : il nous est né aujourd’hui un Sauveur." (Lectionnaire…, René Bouchet, pp. 74-76)

Il convient pour l’homme sauvé par l’Incarnation de ne pas renoncer à l’espérance : notre joie alors diminuerait. Guerric d’Igny (1080-1157) souligne que l’attente des justes est joyeuse : car ils attendent le Seigneur et savent qu’ils ne seront pas déçus. Joie et espérance ne s’opposent pas : elles sont précisément ensemble caractéristiques de la vie sur cette terre après la venue du Christ :

"Nous attendons le Sauveur. Vraiment, elle est joyeuse l’attente des justes, de ceux qui attendent la bienheureuse espérance et la venue de notre grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ ! "Quelle est mon espérance, dit le juste, n’est-ce pas le Seigneur ?" Puis, il se tourne vers lui et il s’écrie : "Je le sais : tu ne décevras pas mon attente" Ô Christ, attente des nations, tous ceux qui t’espèrent ne seront pas déçus ! Nos Pères t’ont espéré, tous les justes, depuis la création du monde, ont espéré en toi et ils n’ont pas été déçus. Aussi, lorsque nous avons reçu ton amour au milieu de ton temple, le chœur des hommes s’est exclamé dans un transport de joie et de louange : "Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !" J’espérais le Seigneur d’un grand espoir, il s’est penché vers moi. Ils ont reconnu dans la faiblesse de la chair la splendeur de la divinité et ils ont dit : "Voici notre Seigneur ; nous l’avons attendu et il nous sauvera. C’est lui notre Sauveur, nous l’avons espéré, nous exulterons et nous bondirons de joie en son salut." Heureux l’homme dont l’espérance est le nom du Seigneur..." (Lectionnaire..., J.R. Bouchet, pp. 44-45, Sermon II, 1 pour l’Avent).

On pourrait peut-être résumer ainsi l’histoire de la relation de l’homme et de Dieu quant à l’espérance et à la joie (2):

L’homme de l’ancien testamentRéalité de souffranceEspérance dans la venue de Dieu, mais inquiétude.Inquiétude qui nuit à la joie véritable.
L’homme "nouveau" (celui qui est "sauvé")Réalité : l’Incarnation de Dieu, la venue du ChristEspérance fondée dans l’incarnation : le ChristJoie véritable.
L’homme divinisé dans la vie éternelleRéalité de la contemplation de Dieu : nous lui devenons semblables.Dans l’éternité, l’homme contemple Dieu (par cette vision de Dieu il est divinisé, il devient Dieu : il n’y a plus d’espérance au sens propre).Joie parfaite.

L’espérance – comme d’ailleurs tout ce qui est donné dans la contemplation de Dieu - est associée au silence par St Jean de la Croix : ce silence spirituel qui est comparé à une nuit sereine (Le Cantique spirituel, Œuvres complètes, Desclée de Brouwer, 1967, p. 684) qui seul permet de connaître l’harmonie des œuvres divines : Dieu qui est un "concert silencieux" (ibid., p. 599) ou une "solitude sonore" (ibid., p. 599). Quelques maximes à méditer sur la possession déjà là :

"Pourquoi diffères-tu ? pourquoi attends-tu ? puisque tu peux dès à présent aimer Dieu en ton cœur ?
Miens sont les cieux et mienne la terre, et miens sont les peuples ; les justes sont miens et miens les pécheurs ; les anges sont miens, et la Mère de Dieu et toutes les choses sont miennes, et Dieu même est mien et pour moi, parce que le Christ est mien et tout entier pour moi. Que demandes-tu et que cherches-tu donc, mon âme ? Tien est tout cela et tout est pour toi. Ne t’estime pas moindre. Ne t’arrête pas aux miettes qui tombent de la table de ton Père. Sors au-dehors et glorifie-toi en ta gloire. Cache-toi en elle et sois dans la joie et tu obtiendras ce que ton cœur demande." (Maxime 41, p. 979).

"Dans la tribulation recourez promptement à Dieu avec confiance, et vous serez conforté, illuminé et instruit." (Maxime 86, p. 983).

"Promptitude dans l’obéissance – joie dans la souffrance – mortifier la vue – ne rien vouloir savoir – silence et espérance." (Maxime 122, p. 987).

3°) L’espérance aujourd’hui

Pour tous ceux qui sont tentés de dire : l’espérance chez les apôtres : oui, c’est compréhensible, ils attendaient le retour du Christ comme très proche ; les Pères ? Bien sûr, ils étaient des évêques, ils guidaient le peuple chrétien – comment auraient-ils pu dire autre chose que d’espérer quand la réalité quotidienne trop dure, trop brutale (on songe au martyre, mais aussi à la misère, au servage…) contredisait en apparence la joie que le chrétien est chargé de prêcher : espérance dans la résurrection, espérance dans une autre vie, meilleure que la vie actuelle, espérance dans l’éternité...

Aujourd’hui, peut-on encore espérer, quand les églises se vident, quand diminue le nombre des prêtres, quand sont en recul important les chiffres de réception des sacrements, quand le monde prône le scientisme, et au nom d’un principe de réalité contredit toute référence à l’invisible, à l’ailleurs, à l’Autre, à Dieu… ? (réflexions souvent entendues dans la bouche de croyants).

Pourtant je crois avoir montré que l'espérance n'est pas pour plus tard, qu'elle est pour aujourd'hui, qu'elle est joie dans notre vie... Comment y a-t-il place pour l'espérance aujourd'hui ?

Si notre espérance reposait sur nous, nous serions les plus malheureux des hommes : mais notre espérance repose sur le Christ, non pas sur un personnage imaginaire, sur des principes utopiques et dépassés, non pas pour une simple promesse de bonheur futur, mais repose sur le Christ vivant. Qu’est-ce à dire, et qu’est-ce qui nous montre que le Christ est vivant ?

Il ne s'agit pas de chercher des "preuves" qui ne sauraient nous convaincre pas plus qu’elles n’ont convaincu les hommes d’autrefois. Mais il s'agit de fonder notre foi, notre espérance et notre charité sur le roc. [cf. la maison bâtie sur le roc, Lc 6, 48, "Et ce rocher, c’était le Christ", 1Co 10, 4, "… ce rocher trop haut pour moi", comme le dit le Ps 60]. De cette foi découle que nous pouvons comprendre ce que nous croyons, comprendre le contenu de l’espérance, comprendre la puissance de l’Amour, parce que Dieu est parmi nous, que son Esprit nous habite ("je suis au milieu de vous jusqu’à la fin du monde"), avec la force de l’évidence. Non pas par une conviction obtenue à l'issue d'un raisonnement logique (syllogisme, ou autre), mais obtenue en recourant à tous les moyens mis à la disposition de l’homme, sans en exclure aucun(3) : ces moyens pour dire Dieu, c’est la splendeur du monde, c’est aussi l’art qui signifie au-delà des mots ou des formes, c’est encore la beauté d’un texte, c’est la force d’un témoignage, c’est la puissance infinie de l’amour (ne peut-on rapprocher ces moyens, comme nous disons, des sept dons de l’Esprit : la crainte de Dieu, la piété, la science, la force, le conseil, l’intelligence, la sagesse) ?

Et bien sûr c’est le moment de rappeler le passage si connu d’Augustin qui s’adresse à Dieu :

"Eh bien ! qu'est-ce que j'aime quand je t'aime ?
Ce n'est pas la beauté d'un corps, ni le charme d'un temps,
ni l'éclat de la lumière, amical à mes yeux d'ici-bas,
ni les douces mélodies des cantilènes de tout mode,
ni la suave odeur des fleurs, des parfums, des aromates,
ni la manne ou le miel,
ni les membres accueillants aux étreintes de la chair :
ce n'est pas cela que j'aime quand j'aime mon Dieu.
Et pourtant, j'aime certaine lumière et certaine voix,
certain parfum et certain aliment et certaine étreinte
quand j'aime mon Dieu :
lumière, voix, parfum, aliment, étreinte
de l'homme intérieur qui est en moi,
où brille pour mon âme ce que l'espace ne saisit pas,
où résonne ce que le temps rapace ne prend pas,
où s'exhale un parfum que le vent ne disperse pas,
où se savoure un mets que la voracité ne réduit pas,
où se noue une étreinte que la satiété ne desserre pas.
C'est cela que j'aime quand j'aime mon Dieu."
(Confessions, X, vi, 8)

Il est urgent de prendre conscience de cette aspiration, de ce désir en nous – qui lui n’est pas illusoire ! Sa force est aussi notre douleur… et qui songerait à nier la souffrance ? La brûlure de l’Amour, l’immensité de ce monde qui n’attend que Dieu, ce monde qui appelle et crie sa détresse alors même que nous ne l’entendons pas… Comment pouvons-nous ignorer que Dieu est à l’œuvre dans sa création, dans ses créatures… même si, trop occupés de nous seuls, nous ne voyons pas ces merveilles ?

Je livrerai ici ce que j'écrivais récemment, à propos de l’espérance en partant d’Isaïe 54, 2-3 – texte qui fondait la thématique de Journées du Catéchuménat (janvier 2004) - et que je rappelle d'abord :

"Élargis l'espace de ta tente,
déploie sans hésiter la toile de ta demeure,
allonge tes cordages, renforce tes piquets !

Car ta descendance va éclater dans toutes les directions.
Elle recueillera l'héritage des nations,
elle peuplera des villes abandonnées."

(de fait on m’avait tout simplement demandé de parler du courrier qui est envoyé à l’Eglise, à travers le site du catéchuménat, signe immense d’espérance pour une Eglise qui se repliait, qui s’endormait, qui s’affadissait (cf. le sel de l’Evangile) )... Voilà ce que j'écrivais :

"Pour nous, il s’agit, avec ces questions, de répondre, certes, mais aussi toujours de recevoir : ces paroles d’homme sont un don pour notre Eglise. Ce sont ces hommes et ces femmes, que nous pensions aux franges de l’Eglise, qui nous remettent en route, qui nous obligent à marcher, à chercher Dieu à nouveau (alors que souvent nous nous arrêtons pensant l’avoir trouvé). Ils font éclater les limites de cette Eglise trop souvent définie par ses frontières : "C’est ton visage, Seigneur, que je cherche…" (Ps 26).

N’est-ce pas déjà cela l’"espérance" ? Ces questions qui bousculent, ce souffle qui réveille et met en mouvement, cette question venue de l’autre qui nous oblige à sortir du trop connu ? Lorsqu’on nous renvoie une image d’Eglise, à laquelle sans doute nous avons contribué (l’Eglise présentée comme un catalogue de règles) cette image, réfléchie par l’autre, est insupportable. Nous avons envie de crier : ce n’est pas cela l’Eglise… Et lorsque nous le disons l’Eglise a déjà un nouveau visage ! L’Eglise est déjà autre !

A travers ces contacts nous est donné aussi de porter un autre regard sur nos voisins, nos frères, les catéchumènes, les accompagnateurs, nos contemporains… "Le vent souffle où il veut…" (Jn 3, 8). On montre parfois une Eglise statique, une Eglise vieillissante… Une Eglise où nous voudrions "intégrer" ceux qui n’en seraient pas encore. Alors qu’il nous faut vivre cette vérité profonde : L’Eglise est déjà bien plus loin que ce que nous pensons, elle ne s’arrête pas aux façons répertoriées d’être chrétien, l’Eglise est jeune et toujours nouvelle, l’Eglise est "ailleurs"

N’est-ce pas encore cela l’espérance ? Ce Dieu qui ne cesse de nous surprendre, qui, nous rendant la vue, fait paraître à nos yeux aveugles :
- une Eglise qui n’a pas de frontières : "jusqu’aux extrémités du monde",
- une Eglise qui cherche (et non pas qui sait).

Est-ce que ce ne sont pas là de nouveaux visages d’Eglise pour une nouvelle espérance ?

Eglise pour un homme nouveau, animée par un commandement nouveau et qui chante un cantique éternellement nouveau…

(M.C. Hazaël-Massieux, (à paraître) : "Internet et les signes d’espérance", in Chercheurs de Dieu, n° 150, juin 2004)

C'est là une invitation à vous livrer vous aussi au même exercice : chercher ce qu’est pour vous l’espérance, non pas comme vague espoir, espoir de meilleurs lendemains, mais comme espérance pour aujourd’hui, espérance pour vivre et pour aimer toujours plus.

1ère Conclusion :

L’espérance a été envisagée de façons différentes au cours de l’histoire des hommes : elle a changé notamment dans ses rapports avec la joie car elle a changé du fait des rapports de l’homme avec Dieu. Elle a été différente à travers les deux Alliances et sera totalement autre dans l’éternité, où Dieu sera définitivement tout en tous.

2e Conclusion :

Nous aurons donc vu, examinant la place du péché, de la souffrance, mais aussi la signification de la sainteté que, sans miséricorde, sans désir, sans la grâce qui ne nous est jamais refusée, sans vérité, sans paix, sans espérance il n’y a pas de joie, et sûrement pas la joie parfaite.

Mais la joie parfaite, nous le verrons, c’est la contemplation éternelle du mystère de Dieu. Dès maintenant, nous sommes appelés, et, comme en un miroir, de façon encore un peu floue, nous devons contempler ce mystère, le contempler en espérance, le contempler pour qu’en nous se manifeste "la bonne odeur de Dieu", pour qu’en nous se voie déjà un peu de sa lumière, pour qu’en nous se manifeste sa gloire (c’est-à-dire "la joie lumineuse de Dieu").

fin du cours


(1) Nous reviendrons bien naturellement à plusieurs reprises sur cet ouvrage de Lytta Basset, ici évoqué, La joie imprenable (Albin Michel, "Spiritualités" vivantes, 2004 [1ère édition, Genève, Labor et Fides, 1996]), notamment dans notre dernier chapitre "La joie parfaite".

retour

(2) L’espérance est en l’homme tendu vers Dieu, tandis que la joie parfaite est fondamentalement de Dieu et en Dieu : c’est pourquoi lorsque l’humanité disparaîtra, lorsque l’homme sera "divinisé", il n’y aura plus d’espérance mais seulement l’Amour brûlant et la joie de Dieu…

retour

(3) C’est le rôle du symbole : nous aimerions rappeler ce qu’en dit Denis Villepelet :
"… le langage symbolique a la force et la capacité inouïe et mystérieuse de dire autre chose que ce qu’il exprime littéralement ! Pour l’être humain, le monde des significations est aussi vital que le monde des choses : il lui est essentiel de donner du sens à la réalité. On peut parler à cet égard de la force de symbolisation du langage humain dans la mesure où le symbole est moins le mot que le mouvement même de la signification littérale qui offre le sens évoqué. Le symbole rend présent ce qui est impossible à percevoir. Il redécrit la réalité sous des aspects qui ne sont pas immédiatement perceptibles, il la recrée et l’invente. Il permet de décoller de l’univers des choses et de faire venir au langage ce que les êtres humains éprouvent, ressentent ou croient." (Villepelet, 2003 : L‘avenir de la catéchèse, Editions de l’Atelier, p. 23-24).

retour

Ce site a été réalisé et est remis à jour par Marie-Christine Hazaël-Massieux.