La joie : ce qu'en disent les Pères de l'Eglise
(et quelques auteurs chrétiens ultérieurs)

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Chapitre 3e

Joie et désir

(ou la joie d'après Grégoire de Nysse)

C'est en évoquant pleinement le désir que les Pères ont parlé de Dieu, de l'Amour de Dieu. On retrouve le plus souvent sous-jacente cette idée que tout désir en l'homme est manifestation de ce désir fondamental qu'est en fait le désir de l'homme envers Dieu. Séparé de Dieu par le péché, l'homme n'a de cesse qu'il n'ait été réuni à Lui : il cherche désespérément dans les créatures la satisfaction de ce désir essentiel (trop essentiel pour être jamais comblé). L'homme n'atteint que des satisfactions toujours partielles. Pour Augustin, tout particulièrement, s'impose une certitude : le désir, plus grand que les objets désirés, est le point de départ de cette recherche qui finalement mène inexorablement l'homme à Dieu.

Ce chapitre doit beaucoup à la lecture des Béatitudes de Grégoire de Nysse (sans négliger d'autres œuvres de ce Père - l'un des trois Cappadociens -, comme les Homélies sur le Cantique des Cantiques). C'est par la montée dans le désir que l'homme peut atteindre la joie parfaite.

On notera d'ailleurs à cette occasion, à propos des Béatitudes si largement commentées partout que souvent, chez les prédicateurs en général, et même chez certains Pères de l'Eglise, les commentaires qui sont donnés ne sont pas tous des commentaires sur la "joie". Certains sermons sont très "moralisateurs", et n'irradient aucune joie. Ainsi certains prédicateurs se contentent de faire l'analyse des Béatitudes et de prêcher les vertus et valeurs qu'elles proclament (perspective morale, voir même moralisante), sans chercher à atteindre un sens spirituel.

Certains prédicateurs, pourtant, allant plus loin qu'une lecture immédiate, cherchent une cohésion interne dans le texte pour parvenir à une systématisation, à une vision d'ensemble. Parmi eux, on peut dire que Grégoire de Nysse ouvre la voie. Viendront ensuite :

A.G. Hamman nous montre comment Grégoire expose à ses fidèles "la dynamique intérieure des Béatitudes, comme itinéraire de la vie chrétienne jusqu'à la perfection et à l'union mystique" (bonheur parfait) : c'est cette dynamique que nous trouverons dans la présentation des béatitudes comme degrés d'une échelle qui mène de plus en plus vers Dieu, ce rocher escarpé.

Ce qui est encore manifeste, chez Grégoire de Nysse, à la différence de ce que l'on trouve le plus souvent chez les "moralistes", c'est que la joie est partout présente, comme recherche et comme don : il nous dit qu'avec les béatitudes "le succès surpasse le souhait, le don surpasse l'espérance, la grâce surpasse la nature" (7e béatitude, 1, p. 93)(3).

La joie parfaite aboutissement d'une montée dans le désir(4).

Pour Grégoire de Nysse, ce texte évangélique des Béatitudes (il part de Matthieu avec les huit Béatitudes, plutôt que de Luc, avec ses quatre béatitudes, complétées par des malédictions) est l'occasion d'expliciter ce qu'est la joie qui, parfaite, est aboutissement d'une montée par degrés (de béatitude en béatitude le chrétien monte vers Dieu, et le bonheur éternel).

On rappellera ici le passage de Matthieu, avec les huit béatitudes dans l'ordre, puisque celui-ci va donner sens à la montée de Grégoire de Nysse : Mt 5, 3-10 :

"Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les doux, car ils posséderont la terre.
Heureux les affligés, car ils seront consolés.
Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux."

Tout au long du commentaire du texte, on va retrouver la métaphore de l'échelle : nous sommes invités à monter de béatitude en béatitude… Dieu est un rocher trop élevé pour moi(5), Il est la Vérité très haute, ce rocher escarpé qui demeure dans l'éternité, ce rocher effilé (c'est par cette évocation que commence la 6e béatitude)(6). Grégoire insistera à maintes reprises sur ce point : "Dieu est ce rocher abrupt et effilé qui n'offre pas la moindre prise à notre imagination." (6e Béatitude, 1, p. 81) Mais l'homme tend de toutes ses forces à se rapprocher de Dieu : c'est le désir qui l'habite de sa naissance à sa mort. De fait, on ne peut s'approcher de Dieu qu'en empruntant une échelle (comme l'échelle de Jacob). Mais Dieu lui-même, ce rocher sera toujours inatteignable pour l'homme.

De béatitude en béatitude nous voyons l'idée de Grégoire se préciser :

De façon encore incertaine, dans la 1ère Béatitude Grégoire propose :
"Qui parmi nous se met à l'écoute de la Parole pour s'élever au-dessus des pensées et des aspirations terrestres à ras du sol, jusqu'à la montagne spirituelle de la haute contemplation ?" Grégoire rapproche cela du lieu des Béatitudes (le "Sermon sur la montagne"), puisqu'il nous est dit que le Seigneur gravit la montagne.

Il expose encore au début de la 2e Béatitude (p. 39) :
"Ceux qui escaladent une échelle, quand ils ont franchi la première marche, prennent la deuxième, la seconde les mène à la troisième, puis la suivante, et ainsi de suite. Si bien qu'en montant progressivement, on s'élève de plus en plus et on finit par atteindre le sommet."

Ainsi au début de la 3e (p. 47) :
"Nous n'avons pas encore atteint le sommet de la montagne, nous nous trouvons encore dans notre méditation à ses pieds, même si nous avons déjà franchi quelques cols et atteint la pauvreté bienheureuse et si nous sommes arrivés jusqu'à la douceur, plus élevée encore.
De ces collines, le Verbe de Dieu nous conduit plus haut…"

Grégoire continue avec la 4e (p. 57) en précisant que "le Verbe […] nous conduit par la main vers les degrés supérieurs de l'échelle des béatitudes".

Puis au début de la 5e il s'interroge :

"Peut-être existe-t-il une analogie entre la vision de Jacob, quand il vit en songe une échelle qui allait de la terre jusqu'aux hauteurs du ciel, avec Dieu à son sommet, et l'enseignement des béatitudes, qui nous élève par degrés vers une vérité plus haute.
Dans le premier cas, le patriarche figure la vie vertueuse, qui, à mon avis, sous l'image de l'échelle nous apprend et fait comprendre à ceux qui viendront après lui qu'il n'est pas possible de s'élever jusqu'à Dieu, si on ne tourne pas constamment ses regards vers le ciel, sans le désir constant des sommets. Ainsi on ne s'en tient pas au bien déjà fait mais on regarde comme un malheur de ne pas parvenir à ce qui est plus haut.
Et ici la progression des béatitudes, les unes par rapport aux autres, nous prépare à nous approcher de Dieu, le bienheureux par excellence, fondement de toute béatitude.
Comme nous approchons de la sagesse par ce qui est sage, de la pureté par ce qui est pur, nous nous unissons au Bienheureux par la voix des béatitudes.
Or la béatitude appartient véritablement en propre à Dieu. Voilà pourquoi Jacob a dit que Dieu se dresse en quelque sorte au sommet de l'échelle. La participation aux béatitudes n'est donc rien d'autre que la communion avec la divinité, à laquelle le Seigneur nous conduit par ses paroles." (5e béatitude, 1).

La 6e béatitude est celle à propos de laquelle Grégoire nous présente Dieu comme "un rocher effilé", inatteignable : et pourtant nous avons l'espérance de le voir ("Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu") : "Une telle promesse surpasse nos joies les plus raffinées…"(p. 82).

Et la 7e nous entraîne encore plus haut :
"Si "voir Dieu" est un bien qui semble ne pouvoir être surpassé, devenir "Fils de Dieu" (cf. 7e Béatitude : "Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés Fils de Dieu") est absolument au-dessus de toute félicité" (7e, 1, p. 92). La 7e béatitude est ainsi encore une montée puisqu'il s'agit de devenir Fils de Dieu. Les artisans de paix seront couronnés "de la grâce de l'adoption". Pour vivre dans la paix, il faut se débarrasser de la haine, de la colère, de l'irritation, de la jalousie, de la rancune, de la dissimulation, du malheur de la guerre, énumère Grégoire de Nysse, et pour donner la paix aux autres, il faut être soi-même dans la paix.

Le 8e degré (8e béatitude) sera le rétablissement de l'homme dans le Royaume, après l'épreuve qui libère. Et comme on pouvait l'attendre, la 8e Béatitude, qui nous entraîne au plus haut degré de la félicité, est comparée au huitième jour, dimanche, jour de la Résurrection, jour de l'entrée dans l'éternité…

Il peut sembler surprenant d'associer le désir (qui peut sembler à beaucoup d'hommes marqué par le manque, la frustration…) à la joie (qui est plénitude ?). En fait, pour Grégoire de Nysse, la joie, comme nous allons le voir, est inséparable du désir, et il souligne (mais n'est-ce pas une très profonde vérité humaine à laquelle il faudrait réfléchir ?) qu'il y a de fait incompatibilité entre satiété et joie (et non pas entre désir et joie): celui qui est repu, qui a tout ce qu'il pouvait désirer n'est pas heureux ! Si désir et joie nous semblent incompatibles, c'est probablement parce qu'ils ne sont pas "vrais", parce qu'ils sont mêlés de toutes sortes de pesanteurs qui précisément freinent l'escalade.

Ainsi, pour la joie de l'homme (de l'homme parfait), Grégoire souligne :

"Ceux qui filtrent le vin n'en méconnaissent pas l'utilité, et une fois purifié, ils boivent du bon vin. De même, attentif et conscient de ce qui est étranger à notre nature, le Verbe avec la finesse de sa psychologie n'a pas exclu la faim de notre vie, parce qu'elle en assure la conservation ; mais il l'a filtrée, lui aussi, en rejetant le superflu, en disant : celui-là connaît le pain de vie qui concilie la parole de Dieu et les besoins de la nature." (4e Béat., 4, pp. 62-63).

Nous devons donc avoir faim de notre propre salut et entretenir cette faim (pour Jésus cette nourriture qu'il désirait était de faire la volonté du Père, Jn 4, 34). Mais il faut aussi distinguer entre faim et soif. Pour nous :

"De quoi s'agit-il ? Il nous faut avoir faim de notre propre salut. Comment entretenir en nous une pareille faim ? La Béatitude nous l'apprend : Celui qui désire la justice de Dieu a trouvé ce qui constitue le véritable désir. Et ce désir il ne le satisfait pas d'une seule manière comme ceux qui suivent leur impulsion, car ce n'est pas seulement comme une nourriture qu'il désire la justice, sinon il resterait à mi-chemin de la perfection. A la vérité, le bien désiré est semblable à un breuvage, la soif signifie la chaleur et l'ardeur du désir. Quand nous avons la gorge desséchée et que nous brûlons de soif, nous y remédions en prenant une boisson.
Le désir de nourriture et le désir de boisson sont semblables, il existe pourtant une différence entre les deux. Aussi le Verbe nous prescrit-il d'aspirer au bien suprême, il qualifie d'heureux celui qui éprouve à la fois la faim et la soif de justice, parce que l'objet de notre désir est à même de satisfaire cette double aspiration : il fournit la nourriture primaire à celui qui a faim et un breuvage à qui aspire à la grâce pour se désaltérer. "Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés." (4e Béat. , 4, pp. 63-64).

Images autour de la joie

Pour comprendre la signification de la joie chez Grégoire de Nysse, il faut étudier les associations, les comparaisons, les images qui lui sont associées, rechercher en quelque sorte les "mots-clefs" dans la description de la joie.

Quelles sont les caractéristiques principales de la joie chez Grégoire de Nysse ?

Pétillante, effervescente, en mouvement.
Elle est d'abord ininterrompue, et toujours croissante : qui ne bouge pas meurt, qui ne croît pas, retombe et meurt : idée constante chez Grégoire. Cf. ce que l'on pourrait appeler sa définition de l'éternité :

"Le Verbe nous enseigne[...] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu'il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c'est la marche sans repos à sa suite, que l'on accomplit en suivant le Verbe par derrière." (Homélies sur le Cantique des Cantiques, Hom. XII).

"Lui seul [le Verbe] en vérité est délicieux, désirable et aimable. Et la jouissance que nous avons de lui est toujours le point de départ d'un plus grand désir, car elle fait croître le désir par la participation même de biens." (Hom. sur Cant. des Cant., Hom. 1).

Grégoire parle effectivement de "joie effervescente" (elle est pétillante, toujours vivante, toujours marquée par le mouvement).

Légère.
La joie est aussi légère : c'est d'ailleurs en ce sens qu'il faut entendre la "pauvreté" à laquelle l'homme est invité ("Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux." (1ère Béatitude) : il convient de ne rien garder de ce qui entrave, et Grégoire fait référence au "poids" de l'or :

"Pesant est l'or, pesant tout ce qui concourt à nous enrichir. Légère est la vertu, elle nous élève sans cesse. Poids et légèreté s'excluent. Il n'est pas possible à qui est alourdi par la matière de se sentir l'âme légère.
Si donc nous voulons nous élever, désencombrons-nous de ce qui nous tire vers le bas, pour pouvoir atteindre Celui qui est dans les hauteurs. Le psalmiste nous apprend comment y parvenir : "Il a semé et distribué aux pauvres ; sa justice demeure d'éternité en éternité" (Ps 111, 9)." (1ère Béatitude, 7, p. 38)

Lumineuse, brillante et éclatante.
La joie est certes liée au Royaume "ineffable béatitude du ciel". Le Seigneur pour nous aider à comprendre se réfère à un royaume caractérisé nous dit Grégoire (2e Béatitude, 1, p. 40) par le "brillant des pierres", le "châtoiement qui éblouit", mais Grégoire évoque encore l'éclat, et constamment la lumière (cette lumière qui illumine le cœur de l'homme, cf. "La joie demeure lumineuse de l'Autre"). Ainsi dans la 4e Béatitude, Grégoire évoque la "révélation lumineuse" : "pour que la révélation lumineuse éveille en nous le désir de la splendeur découverte" (2, p. 58).

Inexprimable.
Tant est grande la joie promise à l'homme, qu'il ne peut l'exprimer : "S'il avait existé quelque chose de plus grand que le royaume, certainement que le Seigneur l'eût utilisé pour éveiller dans le cœur de ses auditeurs le désir de l'inexprimable béatitude." Cette joie dépasse notre entendement et notre connaissance : occasion de rappeler pourquoi précisément l'apôtre Paul reprenant Is 64, 3(7) revient sur "ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme" (1 Co 2, 9).

Nouvelle, fraîche.
Toujours nouvelle, régénérante, rafraîchissante, cette joie est associée à la terre, mais à cette terre nouvelle qui n'a pas encore été labourée, à la "fontaine du repos", d'où coule l'eau fraîche qui réjouit l'homme ; les images de prairies fraîches sont encore associées à la peinture de la joie par Grégoire.

La douceur et la joie

Dans ces conditions qui font de la vivacité, du mouvement une thématique première chez Grégoire de Nysse, il apparaît clairement qu'il est difficile pour quelqu'un comme lui de "gérer" la douceur (pourtant thème de la 2e Béatitude : "Bienheureux les doux, parce qu'ils auront la terre en héritage") ; A.G. Hamman nous dit même que le commentaire sur cette béatitude constitue l'exposé le plus terne "qui se meut sur un terrain ascétique et moral". Sans doute Grégoire est-il moins à l'aise avec la douceur, et il commence par préciser longuement qu'il ne faut pas confondre la douceur avec la mollesse, le flegme ou l'indolence. Il préfère de beaucoup visiblement la "vivacité" (nous avons vu que la joie pour lui est pétillante : l'eau qui pétille est le prototype de l'eau vive). Il est significatif de voir à quels personnages ou auteurs bibliques il se réfère quand il faut parler de la "douceur" (qui visiblement le dérange, n'est pas trop ce qui convient à la joie pour lui !) ; fort de tels exemples qu'il affectionne, Grégoire s'étonne même de voir le Christ louer la douceur !

"Si saint Paul a un style vif, prompt, léger, si David allonge la foulée pour attaquer ses ennemis (Ps 17, 37), si le Bien-Aimé du Cantique est comparé à la gazelle qui saute par dessus les montagnes et bondit par-dessus les collines (Ct 2, 8) - il serait possible de citer beaucoup d'autres exemples où la vivacité prend le pas sur l'indolence -, pourquoi le Christ loue-t-il la douceur et la dit-il bienheureuse et digne de récompense ?" (2e Béatitude, 2, p. 43).

Ne soyons dès lors pas surpris de constater que la "béatitude" de l'éternité pour Grégoire est toujours marquée par le mouvement et la vivacité : l'éternité, ce n'est pas du tout le repos qui consisterait à rester en place : il nous propose de marcher à la suite de Dieu, le désirant toujours et ne l'atteignant jamais ! (cf. Homélies sur le Cantique des Cantiques, passage déjà cité).

Joie de ce monde et joie du monde futur

L'interprétation donnée par Grégoire à la 3e béatitude : "Heureux ceux qui pleurent…", nous montre encore l'importance du désir dans la joie : "Ce ne sont pas les larmes que le Verbe appelle bienheureuses mais la connaissance du bien et la douceur de se savoir privé de ce qu'on cherche." Plus le désir est grand, plus grande est la béatitude. Et Grégoire utilise pour nous le faire comprendre l'histoire de deux aveugles (3e Béatitude, 3, pp. 51) :

"De deux aveugles, l'un est né avec cette infirmité, l'autre a connu la lumière mais a perdu la vue dans un accident malencontreux. Le sort ne les fait pas souffrir de la même manière. Celui qui sait ce qui lui fait défaut souffre de se voir dépossédé de la vue ; l'autre qui n'a jamais connu jusqu'à présent pareil bienfait, passera sa vie sans s'affliger ; comme il a toujours vécu dans l'obscurité, il ne s'imaginera pas être privé d'un bien.
Le premier aspirera passionnément par tous les moyens à retrouver le bienfait de la lumière pour obtenir ce dont il se sait privé cruellement. Le second vivra dans la nuit, jusqu'à sa vieillesse, et, faute d'avoir connu la lumière, considère son état comme un bien.
Il en est de même de celui qui a compris quels sont les véritables biens, en même temps que sa misère - il se considèrera malheureux et sera dans la tristesse, parce qu'actuellement il a perdu ce bien.
Ce ne sont pas les larmes que le Verbe appelle bienheureuses mais la connaissance du bien et la douceur de se savoir privé de ce qu'on cherche."

Tout ceci nous démontre l'importance du désir dans la joie : ce bien auquel nous aspirons (Dieu, la communion d'Amour avec Dieu), nous l'avons perdu lorsque l'homme pécheur (Adam) a été séparé de Dieu par son péché. Cette béatitude est donc bien plus puissante qu'une simple promesse de consolation pour ceux qui sont malheureux : de fait tous sont malheureux (mais tous ne le savent pas) car ils sont séparés de Dieu (à l'image duquel ils sont faits), et ils recherchent désespérément à Le retrouver :

"L'enseignement caché de celui qui proclame heureuse la tristesse veut encourager l'âme à chercher le bien véritable et à ne pas se laisser égarer par les illusions de la vie présente." (3e Béat., 6, p. 54)

C'est ainsi que Grégoire de Nysse nous propose de distinguer deux types de joie : celle de ce monde, et celle du monde futur :

"Dieu nous a donné à goûter le bien pur de tout mal et nous interdit de le mélanger avec le mal. Voilà pourquoi pour nous être rassasiés goulûment du contraire, c'est-à-dire de la désobéissance à la parole divine, nous faisons la double expérience, celle de l'affliction et celle de la joie.
Il existe deux mondes et chacun présente deux formes de vie ; il existe également une double joie, l'une de ce monde, l'autre celle du monde futur, où nos espérances s'enracinent. Il est bienheureux celui qui mise sur les véritables biens entreposés dans l'éternité, en acceptant la tristesse de la vie présente et passagère, en sachant se priver des joies et des plaisirs de l'existence, dans l'attente des biens supérieurs.
La béatitude consiste à obtenir, au-delà du temps, un bonheur durable ; en attendant nous devons accepter de souffrir. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi notre texte appelle bienheureux ceux qui souffrent, car ils seront consolés pour l'éternité. Nous puisons la consolation dans la communion avec le Consolateur. La consolation est, en effet, un don de l'Esprit, qui nous est accordé par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire dans les éternités des éternités. Amen." (3e béat. 6, pp. 55-56).

Suite


(1) De fait, il note que la promesse de la 1ère et de la 8e étant semblables ("Le royaume des cieux est à eux"), il s'agit en fait de la même béatitude et que "la boucle est bouclée".
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(2) Auteur de l'introduction, des notes, du plan de travail et de certains des livres (1, 2 et 3) des Béatitudes de Grégoire de Nysse dans la collection "Les Pères dans la foi", Migne, 1995.
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(3) L'édition de référence ici est celle de la collection "Les Pères dans la foi", Migne, 1995.
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(4) Notons à ce propos que St Jean-de-la-Croix, bien plus tard, reprendra cette idée de "montée", d'"échelle" (Nuit obscure, notamment livre II, ch. 17, Desclée de Brouwer, 5e éd. 1985), le mot "échelle" appartenant selon lui "à la nuit obscure de contemplation" (p. 469). Dans ce sens, pour Jean-de-la-Croix, il s'agit là d'une montée progressive dans la contemplation, en quittant la méditation (cf. les quatre stades de la vie spirituelle repris par nombre de spirituels : lecture attentive de la Parole, méditation priante, contemplation, oraison adorante, termes utilisés par J.M. Verlinde dans Initiation à la Lectio Divina, Parole et silence, 2002). Mais il expose clairement (sans doute parce que les deux spirituels ne donnent pas le même sens au mot "désir" - déjà plus métaphorique chez St Jean-de-la-Croix, qui s'en méfie : nous sommes au XVIe siècle) que pour contempler Dieu il faut se défaire du désir de Dieu lui-même qui distrait l'âme du repos tranquille nécessaire à la contemplation : pour ceux qui veulent atteindre la contemplation "… la seule chose qu'ils doivent faire est de laisser l'âme libre, désembarrassée et délassée de toutes les notices et pensées, sans se soucier là de ce qu'ils penseront ou méditeront, se contentant seulement d'un regard amoureux et reposé en Dieu, et de demeurer sans sollicitude, sans efficace, et sans désir de le goûter ou de le sentir. Parce que toutes ces prétentions inquiètent et distraient l'âme du repos tranquille et du doux loisir de contemplation qui se donne là." (Nuit obscure, livre I, chapitre 10, p. 408). Si nous parlons un jour de la joie avec St Jean-de-la-Croix ce sera dans le cadre de "Joie et contemplation", mais en entendant que pour lui cette contemplation n'est possible qu'à partir du moment où l'on s'est débarrassé de tout désir.
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(5) Le Ps 60 ne dit-il pas : "Tu me conduiras jusqu'au rocher / qui est trop élevé pour moi. / Car Tu t'es fait mon refuge / Une tour puissante face à mes ennemis…"
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(6) "L'impression que l'on éprouve du haut d'un promontoire, lorsqu'on jette les yeux sur l'immensité de la mer, mon esprit la ressent quand du haut des paroles escarpées du Seigneur, comme du sommet d'une falaise, il contemple l'abîme infini de ses contours." (6e Béatitude, 1, p. 81).
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(7) "Jamais on n'avait ouï dire, on n'avant pas entendu, et l'oeil n'avait pas vu un Dieu, toi excepté, agir ainsi en faveur de qui a confiance en lui."
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