La joie, demeure lumineuse de l'Autre

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(Marie-Christine Hazaël-Massieux)

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"Illumine mes yeux, Seigneur en ton salut
Que dans un chant de joie je m'éveille des morts"
(1)

On peut écrire beaucoup sur la joie et très différemment : on peut philosopher, on peut essayer de décrire la joie qui, très forte, fait courir, sauter, "bondir sur les montagnes" (Ct 2,8), on peut - et c'est classique - étudier le thème de la joie chez quelques auteurs littéraires. Les livres sur la joie ne manquent pas, et la joie est souvent au cœur des textes des grands spirituels, source inépuisable de méditation. La joie est à la fois douce, intime, silencieuse et se dit à peine ("que chantent doucement la cithare et la lyre", Ps 81 (80), 4, LCPD) mais aussi explosion et cris ("que jaillisse le chant, battent les tambourins", Ps 81 (80), 3, LCPD).

La méditation, la "rumination" ne sont-elles pas la meilleure façon de comprendre un peu plus ce qu'est la joie ? Cette joie qui, si elle est vraie, continue à habiter celui qui souffre, même dans ses épreuves comme un peu d'eau donnée à celui qui a soif, comme l'eau vive qui protège de la mort : "Seigneur, donne-moi cette eau, afin que je n'aie plus soif et ne vienne plus ici pour puiser." (Jn 4, 15) (2). Cette joie qui est lumière reçue et lumière donnée, qui est demeure de Dieu et demeure de l'homme ; joie de l'Autre dans l'unité de l'Esprit.

La lumière

D'abord on se rappellera que la joie est toujours associée à la lumière : là où est la lumière est la joie (Esther 8, 16 : "Ce fut, pour les Juifs, un jour de lumière, de liesse, d'exultation et de triomphe") : la liesse, mot considéré comme un peu archaïque à notre époque, vient du latin laetitia et s'applique à une joie débordante. Là où est la joie, il y a la lumière, qui rayonne et illumine ceux qui la portent : "drapé de lumière comme d'un manteau, tu déploies les cieux comme une tente…") (Ps 104 (103), 2).

C'est là que l'homme commence à se conduire en "enfant de lumière" : "Jadis vous étiez ténèbres, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur; conduisez-vous en enfants de lumière" (Ep 5, 8), mais aussi : "Tant que vous avez la lumière, croyez en la lumière, afin de devenir des fils de lumière." (Jn 12, 36 ).

L'Evangile de Jean est l'Evangile de la lumière : dès les premiers versets il nous est dit : "Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes…" (Jn 1, 4)... "Il était la lumière véritable, qui éclaire tout homme, venant dans le monde." (Jn 1, 9). Il continue par : "mais celui qui fait la vérité vient à la lumière" (Jn 3, 21), avec au total vingt-quatre mentions de la lumière(3), la dernière se situant en Jn 12, 46 "Moi, lumière, je suis venu dans le monde, pour que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres".

La lumière ensuite est remplacée, notamment dans le Sermon après la Cène, par la "gloire"(4) (Jn 17, 22, par exemple) : "Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un…". La gloire donnée aux hommes vient de Dieu. Qu'est-ce que la gloire si ce n'est la joie lumineuse de Dieu !

Effectivement, c'est par des signes de lumière que se manifeste la béatitude éternelle de Dieu, joie, "gloire", que Dieu donne à ses proches, à tout son peuple : "En mes proches je montre ma sainteté, et devant tout le peuple je montre ma gloire." (Lv 10, 3). On précise d'ailleurs aussitôt qu'Aaron, tant est grande sa surprise, reste muet.

On pense aussi à :
"Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu'il tient du Père comme Unique-Engendré, plein de grâce et de vérité." (Jn 1, 14). Ou à : "Jésus lui dit : "Ne t'ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ?"" (Jn 11, 40) ; ou encore : "Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un" (Jn 1, 22).

La Passion de Jésus, souffrance de Dieu, souffrance des hommes, jusqu'au matin de Pâques se déroule dans l'obscurité : chez Jean, à ce moment, toute mention de la lumière disparaît ; chez les autres Evangélistes (Mt 27, 45 ; Mc 15, 33 ; Lc 23,44), on a mention symbolique de l'obscurité sur la terre à trois heures, l'heure de la mort du Christ. Chez Jean, Jésus a soif (Jn 19, 28), marque de ce qui fait la souffrance fondamentale de l'homme : le désir qui nous habite de notre naissance à notre mort, la soif de Dieu…

Jésus ressuscite au matin, au moment de la naissance de la lumière, Lumière qui nous donne la lumière, aube nouvelle, matin nouveau… C'est le matin qu'il rencontre Marie-Madeleine, c'est le matin que les apôtres le voient au bord du lac… Jean ne parle plus de la lumière après la Résurrection, car, pour lui, il n'y a plus d'autre lumière que le Christ ressuscité : le Christ, lumière annoncée et définitivement trouvée. Cette lumière qui habite désormais les apôtres (ils ont reçu l'Esprit, le soir de Pâques) les mènera pour annoncer la bonne nouvelle "jusqu'aux extrémités de la terre". Jésus ne dit-il pas explicitement : "Moi, je suis la lumière du monde. Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie." (Jn 8, 12 ). "Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde". (Jn 9, 5)(5).

Et l'Evangile finit dans l'attente ("Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne.", Jn 21, 22 et 23) : attente de ce monde qui aspire à la joie et à la lumière, joie contenue ("il vit et il crut", Jn 20, 7), joie explosive (Ps. 100 (99), 4, LCPD) "Acclamez le Seigneur, toute la terre, éclatez en cris de joie !"). Cette attente parce qu'elle est demeure n'est précisément pas sans joie. Demeurer c'est attendre solidement, être fondé sur le roc, attente "avec Dieu mon rocher".

La demeure

Notons la force du mot "demeurer" ; demeurer, c'est rester solidement implanté quelque part, ne pas s'écarter, ne pas grappiller à droite et à gauche, ne pas hésiter. C'est reposer sur le rocher qui est le Seigneur : le Psaume 95 (94), ne dit-il pas en son début : "Venez, crions de joie pour le Seigneur, acclamons le Rocher de notre salut…" (LCPD). Sur le roc, nous pouvons chanter de joie, exulter et jubiler car si tout s'effondre, si tout nous abandonne, le Seigneur reste fidèle et il a fait en nous sa demeure. J'expérimente tous les jours que ce rocher est "trop élevé pour moi" (Ps 61 (60), LCPD) mais aussi que le Seigneur est là qui me sauve : le Seigneur mon Rocher, lui seul, mon Sauveur : "Il est ma forteresse, rien ne me fera chanceler" (Ps. 62 (61) LCPD).

On sait aussi que le rocher produit un miel de délices(6) qui rassasie l'homme affamé : "Je l'aurais nourri de la fleur du froment, je t'aurais rassasié avec le miel du rocher." (Ps 81 (80), 16) : joie de la force, de la permanence, de l'éternité de Dieu. Le rocher qui nourrit l'homme de mets délicieux, est aussi celui qui l'abreuve : quand on frappe le rocher, l'eau fraîche jaillit et s'écoule qui comble la soif de l'homme.

Ce roc est une demeure de lumière et l'homme est invité à fuir les ténèbres et à demeurer dans la joie : demeure de joie, demeure de lumière…

Dieu craint pour nous Sa lumière trop forte ; il nous cache dans la fente du rocher : "Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que je sois passé" (Ex 33, 22). Inutile d'essayer de fuir Dieu, il nous accompagne toujours ; lumière ou rocher, il est près de nous qui nous protège : lumière qui fait vivre, rocher qui abrite et soutient.

Le Rocher engendre son peuple et invite les hommes à être des rocs dans la tempête, des rocs qui opposent leur solidité aux vents mauvais qui entraînent loin de Dieu : "Tu oublies le Rocher qui t'a mis au monde, tu ne te souviens plus du Dieu qui t'a engendré !" (Dt 32, 18 ), mais Dieu rattrape l'homme qui fuit et en Pierre se manifeste ce qui était prévu par Dieu : "Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise" (Mt 16, 18).

Qui oublie le rocher perd la joie. Souvenons-nous de cela quand nous cherchons désespérément le bonheur dans des semences étrangères, quand dans notre monde troublé nous pensons être heureux avec des idoles de rien : "Tu as oublié le Dieu de ton salut, tu ne t'es pas souvenu du Rocher, ton refuge, c'est pourquoi tu plantes des plantations d'agréments, tu sèmes des semences étrangères." (Is 17, 10)(7).

Ce rocher qu'est Dieu est un rocher bâti, où l'on peut demeurer. Qui voudrait d'un rocher nu, désolé, déserté, comme celui qu'annonce Ezéchiel à celui qui s'égare loin de Dieu : "Je ferai de toi un rocher nu, tu deviendras un séchoir à filets et tu ne seras plus rebâtie, car moi, le Seigneur, j'ai parlé..." (Ez 26, 14).

Bien différente du rocher désolé où l'homme se terre frileux, est la demeure de Dieu : cette demeure est large, elle est au large, elle est ouverte au vent qui épure, nettoie et balaye les petitesses qui nous retiennent ; demeurer est précisément ce qui guérit l'angoisse, celle qui étreint souvent le cœur de l'homme. L'angoisse est contraire à la joie(8). Celui qui est étroit, peureux, replié, refermé ne peut connaître la joie. La joie suppose que l'on parte au large, que l'on affronte le souffle de Dieu, que l'on accepte d'être brûlé par le soleil, d'être noyé dans l'eau vive pour ressurgir dans la vie qui n'aura pas de fin.

C'est pourquoi est joie l'attente de Dieu, dans le Royaume qui est déjà là. Dans cette attente qui n'est pas angoisse puisqu'elle est demeure. Et c'est là que l'on découvre "La demeure de Dieu avec les hommes" (Ap 21, 3), annonce de ce temps où Dieu essuiera "toute larme de leurs yeux".

Comment demeurer, et comment être demeure, car c'est une seule et même chose pour qui est dans les bras de Dieu, pour celui qui est "appuyé sur Son cœur", comme le Fils sur le cœur du Père, dans le Prologue de Jean(9) ou comme Jean qui a bu à la source même de l'Amour de Dieu(10) :
- "Demeurez en moi, comme moi en vous" (Jn 15, 4)
- "Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli…
- A ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous : il nous a donné de son Esprit…
- Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui et lui en Dieu…
- …celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui."(11).

La demeure n'est pas une demeure pour solitaire. La demeure est le lieu de la rencontre, car la demeure est toujours demeure de l'Autre.

 suite


(1) : Antienne inspirée du Ps 13 (12), 4, Liturgie Chorale du Peuple de Dieu, A 201, (Traduction Jean-Philippe Revel et Daniel Bourgeois). Nous recourrons souvent à cette traduction pour les Psaumes, mais nous le préciserons alors toujours par la mention (LCPD). Le texte de référence dans tous les autres cas sera celui de la Bible de Jérusalem.

(2) : Lorsque l'épreuve survient, celui qui vit dans la joie dit avec le psalmiste : "Je sais que tes desseins, Seigneur, m'apportent le Salut ; Tu es fidèle même quand tu m'éprouves ; Que ton Amour soit sur moi et me console selon la promesse que Tu as faite à ton serviteur ! Que vienne à moi ta miséricorde et je vivrai, car ta Loi me donne le bonheur !..." (Ps 119 (118) 75-77, (LCPD)).

(3) : Il y en a encore cinq mentions de la lumière dans la courte première épître de Jean.

(4) : Le Dictionnaire culturel de la Bible (Danielle Fouilloux, Anne Langlois, Alice Le Moigné, Françoise Spiess, Madeleine Thibault et Renée Trébuchon, chez Marabout) précise que "gloria" en latin chrétien désigne "la béatitude éternelle de Dieu, des élus", révélant en fait ce que Dieu est : il est béatitude éternelle.

(5) : Phrase qui chez Matthieu est appliquée aux hommes, aux disciples : Matthieu 5, 14 "Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne se peut cacher, qui est sise au sommet d'un mont".

(6) : Dt 32, 13 : "Il lui fait chevaucher les hauteurs de la terre, il le nourrit des produits des montagnes, il lui fait goûter le miel du rocher et l'huile de la pierre dure…".

(7) : Mais encore Is 26, 4 : "Confiez-vous dans le Seigneur à jamais ! Car le Seigneur est un rocher, éternellement." ou Is 30, 29 : "Le chant sera sur vos lèvres comme en une nuit de fête, et la joie sera dans vos coeurs comme lorsqu'on marche au son de la flûte pour aller à la montagne du Seigneur, le rocher d'Israël.".

(8) : Angoisse vient du latin angustia = étroitesse, lieu resserré.

(9) : La Bible Bayard, nouvelle traduction Jn 1, 18.

(10) : Toujours dans la Bible Bayard, où l'on nous dit que lors du discours après la Cène Jean était "appuyé sur le cœur de Jésus" (Jn 13,25), en écho au Prologue et pour souligner cette intimité qui fait boire le bien-aimé de Dieu à la source de la joie, "cette joie que nul ne vous enlèvera" (16, 22).

(11) : Ces dernières citations sont toutes extraites de 1 Jn 4.