La joie chez les Pères de l'Eglise...
(et quelques auteurs chrétiens ultérieurs)

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Chapitre 3e

Joie et désir (suite)

(ou la joie d'après Grégoire de Nysse)

Joie et apaisement (ou rassasiement) sont-ils compatibles ?

Dans la Béatitude "Heureux ceux qui ont faim et soif de justice car ils seront rassasiés" (6e), on pourrait dire que Grégoire de Nysse insiste beaucoup plus sur la faim et la soif que sur la justice, et quand il s'agit de parler de rassasiement, il le définit d'une assez curieuse façon.

On pourrait presque dire que l'idée que la joie soit dans le rassasiement ou l'apaisement gêne tellement Grégoire qu'il finit par changer la définition de l'apaisement, qui devient en quelque sorte désir… Quand le Verbe promet l'apaisement de leurs désirs à ceux qui ont cette faim-là (faim de justice), en fait il leur procure "un apaisement qui avive la flamme du désir au lieu de l'étouffer" (4e Béat., 6, p. 66). Si Grégoire de Nysse insiste pour rappeler que la joie est solide et stable (comme le Rocher qu'est le Seigneur), c'est toujours une joie dans l'action : il n'y a pas de place pour la lassitude. Le désir demeure toujours dans la joie, il est avivé constamment. Il s'agit de "tourner son désir vers les choses dont la recherche constitue un bien pour celui qui les cherche" (ibid. p. 66). Il y a une joie de la quête, une joie de la recherche. Jamais on n'en atteint le terme : Dieu est et sera toujours au-delà de notre désir. La joie de l'homme est précisément dans ce désir qui grandit au lieu de diminuer, qui croît au lieu de se contenter d'un objet facile. On pense au Psaume 41 :

Comme un cerf altéré qui désire l'eau vive,
ainsi mon âme Te cherche, Toi, mon Dieu.

Mon âme a soif de Dieu, du Dieu de Vie,
quand viendrai-je en présence de Dieu,
pour contempler son Visage ?

Je n'ai de pain que mes larmes, la nuit, le jour,
tandis qu'on me demande tout le jour :
"Où est-il, ton Dieu ?"

Je me souviens et mon âme en moi s'épanche :
"Alors, je m'avançais vers la demeure de sa gloire,
vers la maison de mon Dieu,

Parmi les cris de liesse et de louange
d'une assemblée en pleine fête."

Pourquoi, mon âme, être accablée par la tristesse ?
Pourquoi gémir au fond de moi ?

Mets ton espoir dans le Seigneur,
qu'à nouveau je Lui rende grâce,
Il est le salut de ma face et mon Dieu.

Mon âme vient-elle à défaillir,
je me souviens de Toi,

En exil, au pays de l'Hermon
aux sources du Jourdain,
près d'une montagne où je suis humilié.

L'abîme y appelle l'abîme,
au fracas de tes eaux ;
la force de tes flots et de tes vagues a déferlé sur moi.

Tout le jour, je cherche le Seigneur,
et la nuit, c'est son amour que je désire.

Et je chante au fond de moi
une prière au Dieu de ma vie.

Je vais dire au Seigneur, mon Rocher :
"Pourquoi m'as-Tu oublié ?
Pourquoi m'en irais-je en deuil, écrasé par l'Ennemi.

Tous mes os sont brisés,
mes oppresseurs m'ont insulté,
tout le jour, ils me disent : "Où est-Il, ton Dieu ?"

Pourquoi, mon âme, être accablée par la tristesse ?
Pourquoi gémir au fond de moi ?

Mets ton espoir dans le Seigneur,
qu'à nouveau, je Lui rende grâce,
Il est le salut de ma face et mon Dieu.

Grégoire prend l'exemple de Paul qui est à la fois comblé et affamé :

"C'est ainsi me semble-t-il, que l'apôtre Paul, quand il eut goûté les fruits mystérieux du paradis, en était à la fois comblé mais toujours affamé. Il reconnaît que son désir avait été comblé : "Le Christ vit en moi" (Ga 2, 20) et pourtant comme un homme affamé, il éprouve les mêmes aspirations qu'auparavant et dit : "Ce n'est pas que j'ai déjà atteint le but ou que je sois déjà parfait, mais je poursuis ma course pour y parvenir." (Ph 3, 13)."

De fait, Grégoire de Nysse n'hésite pas à parler de la "satiété du mal" (p. 68), mais il n'y a jamais satiété du bien : on n'en est jamais rassasié, on désire toujours plus Celui qui est le Bien.

L'éternité et la joie

La joie qui est profondément liée à l'éternité, c'est la joie de celui qui va "de commencements en commencements, vers des commencements qui n'ont pas de fin" (Homélies sur le Cantique des cantiques, 8e homélie). Et il poursuit : "Jamais le désir de celui qui progresse ne s'en tient au bien déjà connu : un autre désir, plus intense, puis un autre, encore plus profond, par la suite, poussent l'âme qui s'élève sans cesse sur la route de l'infini, par des biens toujours supérieurs". (ibid). On comprend ainsi pourquoi, dans la perspective de Grégoire de Nysse, le désir ne cesse jamais - même dans l'éternité.

La nature humaine porte l'empreinte de la Beauté supérieure et donc de la joie de Dieu, que l'homme cherche toujours, qu'il désire depuis que le péché l'a séparé de Celui à l'image de qui il a été fait. Il cherche désespérément à redevenir cette image, de Celui qui est joie, lumière, mouvement, éternité…

Il cherche donc à voir Dieu pour lui être semblable (1 Jean 3, 2 : "Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est."). Mais il cherche aussi à voir Dieu pour le posséder. Et Grégoire souligne le paradoxe : Si la 6e Béatitude promet à ceux qui ont le cœur pur qu'ils "verront Dieu", comment voir Celui que nul ne peut voir :

" Une telle promesse surpasse nos joies les plus raffinées : après ce bonheur quel autre pourrions-nous désirer ?" (6e Béat. 2)

Surtout quand nous savons que dans l'Ecriture, voir c'est posséder :

"Ainsi celui qui voit Dieu possède par cette vision tous les biens imaginables : une vie sans fin, une incorruptibilité perpétuelle, une joie inépuisable, une invincible puissance, un enchantement éternel, une lumière véritable, les douces paroles de l'esprit, une gloire incomparable, une allégresse jamais interrompue, tous les biens, enfin. Que cette béatitude nous offre donc de grandes et de belles espérances." (6e Béat. 2, p. 82).

Nous avons encore là une description de la joie : elle est inépuisable, éternelle… Grégoire de Nysse parlera encore quelques lignes plus bas de "cette suprême joie qui jaillit de la contemplation de Dieu" (p. 83). Il est question encore de "cette suprême joie qui jaillit de la contemplation de Dieu". De fait il ne peut y avoir de véritable joie qu'éternelle : éternité du désir, éternité de la joie.

Jean, et avant lui Moïse, ont affirmé le bonheur suprême de la vision de Dieu, fondée sur la pureté du cœur :

"Dès lors, nous pouvons sans nous contredire affirmer avec les hommes que la contemplation de Dieu dépasse nos forces et avec le Seigneur que la pureté du cœur est promesse de vision." (6e Béat., 2, p. 84).

L'apparente contradiction n'en est pas une car c'est Dieu qui fait cette promesse extraordinaire : "Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu". Ne nous y trompons pas : ce n'est pas avec notre entendement seulement que nous pouvons voir Dieu, et Grégoire va chercher des comparaisons :

"Puisque l'être de Dieu transcende tout être, il est d'autres façons de voir et de saisir celui qui ne se laisse ni voir ni saisir. Les voies qui accèdent à sa connaissance sont très diverses. Déjà la sagesse qui apparaît dans l'univers nous aide à nous représenter celui qui "a tout créé dans la sagesse". Nos œuvres à nous ne nous donnent-elles pas quelque idée de l'artiste qui les a exécutées ? Un style n'apparaît-il pas dans l'ouvrage ? Nous n'apercevons point alors la personne de l'ouvrier, mais l'art dont son œuvre témoigne. De même lorsque nous regardons l'ordre qui émane de la création, nous nous faisons une idée non de la personne de ce sage créateur, mais de sa sagesse." (3e Béat. 3, p. 84).

Dieu ne nous trompe donc pas quand il promet de se manifester à ceux qui ont le cœur pur : "invisible en sa substance, Dieu se manifeste en ses énergies, apparaissant dans certains environnements de lui-même" (ibid. p. 85). De fait, l'homme peut voir Dieu, en lui-même qui devient le reflet de Dieu (texte admirable avec sa comparaison) :

"La santé est un bien pour la vie de l'homme. Mais le bonheur ne consiste pas à savoir ce qu'est la santé, mais à vivre sain. Car si tout en vantant la santé, je prends une nourriture indigeste, propre à gâter mes humeurs, quel bien tirerai-je de ces éloges, en butte à mes maladies ? Appliquons le même raisonnement à propos de Dieu. Le Seigneur dit que notre joie pour nous n'est pas d'entrevoir Dieu, mais de le posséder en nous-mêmes. Je ne crois pas que Dieu se livre face à face au regard de celui qui s'est purifié. Cette formule magnifique nous suggère peut-être ce qu'une autre parole exprime en termes plus clairs : "Le royaume de Dieu est au-dedans de vous." (Luc 17, 21). Par là, nous apprenons qu'avec un cœur purifié de toute créature et de tout sentiment charnel, nous voyons dans notre propre beauté l'image de la nature divine. En cette brève formule, le Verbe lance un grandiose appel : "Vous qui aspirez à voir le Bien véritable, lorsqu'on vous dit que al grandeur de Dieu trône au-dessus des cieux, que sa gloire est inexprimable et sa beauté sans nom, que sa nature est infinie, ne tombez pas dans le désespoir, en pensant que vous ne pourrez contempler celui que vous cherchez." Il est en toi, dans une certaine mesure, une aptitude à voir Dieu : celui qui t'a formé a déposé en ton être l'ombre de sa propre bonté, ainsi que l'on imprime le dessin d'un cachet dans la cire. Mais le péché a dissimulé l'empreinte de Dieu et ce bien est devenu sans profit, caché sous des voiles souillés. Effaces-tu, en vivant dans le bien, la tache qui salit ton cœur ? Ta divine beauté resplendit de nouveau en toi." (3e béat. 4, pp. 85-86).

"Le brouillard qui t'aveuglait s'est dissipé et dans le ciel très pur de ton cœur, tu contemples à l'infini l'heureuse vision. Qu'est-elle ? Elle est pureté, sainteté, simplicité, lumineux rayons jaillis de la divine nature, qui nous montrent Dieu." (ibid., p. 87)

Certes, pour avoir le cœur pur, les efforts à accomplir sont nombreux, car il faut se débarrasser de ses péchés : mais la récompense est si grande !

Conclusion

Pour conclure, on évoquera successivement quelques textes d'autres auteurs sur la même thématique (désir, soif, joie…) :

a) St Augustin ne disait-il pas en parlant de la prière à laquelle Dieu nous invite : "Le Seigneur veut que notre désir s'excite par la prière, afin que nous soyons capables d'accueillir ce qu'il s'apprête à nous donner" (Lettre à Proba sur la prière). Ou encore : "Toute la vie du vrai chrétien est un saint désir. Sans doute, ce que tu désires, u ne le vois pas encore : mais en le désirant tu deviens capable d'être comblé lorsque viendra ce que tu dois voir" (Sermon sur la 1ère Lettre de Jean, 4, 6). Ou encore dans le De Trinitate (XV, 2) : "On cherche Dieu pour le trouver avec plus de douceur et on le trouve pour le chercher avec plus d'ardeur."

b) St Jean Chrysostome commente l'intensité de la soif de Dieu telle qu'elle est manifestée par le psalmiste : cf. un extrait de son commentaire sur le Ps 41 (6) :

"Ce n'est pas seulement ce verset que les fidèles chantent ensemble, mais les paroles qui suivent, qui nous font connaître l'étendue de [l']amour [du Roi-prophète]. En effet, après avoir dit : "De même que le cerf soupire après les sources d'eau vive, ainsi mon âme soupire vers Toi, ô mon Dieu", il ajoute : "Mon âme a soif du Dieu fort et vivant; quand viendrai-je et quand paraîtrai-je devant la Face de Dieu ?" Il ne dit pas : Mon âme aime Dieu, ou bien elle a de l'affection pour Dieu, mais pour mieux nous exprimer la vivacité de son amour, il le compare au besoin de la soif, pour nous faire comprendre à la fois l'ardeur et la continuité de son amour. Ce n'est pas pendant un jour ou quelques jours seulement que nous éprouvons le besoin de la soif, mais pendant toute notre vie, parce que ce besoin tient à notre nature. Ainsi, ce saint roi et tous les saints ne se sont pas contentés d'avoir l'esprit de componction et d'amour un jour seulement, comme un grand nombre d'hommes, ou deux ou trois jours au plus (ce qui n'aurait rien de surprenant) ; mais ils persévéraient religieusement dans cet amour, et chaque jour ne faisait que l'accroître davantage.

C'est ce que le Roi-prophète veut exprimer par ces paroles : "Mon âme a soif du Dieu fort et vivant"; et il nous indique en même temps la cause de ce désir ardent, pour nous apprendre comment il est possible d'aimer Dieu de cette sorte. Tel est le sens des paroles suivantes : "Mon âme a soif de Dieu"; il ajoute : "du Dieu vivant", et il semble par là faire entendre bien haut ces reproches aux oreilles de ceux qui soupirent après les choses de cette vie. Pourquoi cette passion insensée pour la matière ? Pourquoi cet amour des corps périssables ? Pourquoi cette ambition de la gloire ? Pourquoi ces désirs de la volupté ? Aucune de ces choses ne dure et ne vit éternellement ; elles passent toutes, et disparaissent avec rapidité, elles sont plus vaines que l'ombre, plus trompeuses que les songes, elles se flétrissent et tombent plus vite que les fleurs du printemps. Les unes en effet périssent pour nous avec cette vie, les autres nous quittent même avant ce terme fatal. La possession en est incertaine, l'usage de courte durée, et le changement des plus rapides. En Dieu au contraire rien de semblable, Il vit et demeure éternellement et n'est sujet à aucun changement, à aucune espèce de vicissitude. Laissons donc toutes ces choses fragiles et éphémères, pour attacher notre amour à celui dont l'existence est éternelle. Jamais celui qui L'aime ne sera confondu, jamais il ne sera séparé de Lui, jamais il ne sera privé de l'objet de son amour. Celui qui place son affection dans les richesses, s'en voit dépouiller ou par la mort ou même avant qu'elle arrive. Ceux qui recherchent la gloire du monde éprouvent le même sort. Souvent la beauté des corps se flétrit encore plus vite. En un mot, toutes les choses de cette vie ont une existence éphémère et fugitive, et avant même qu'elles aient frappé nos regards, elles ont cessé d'exister. L'amour des biens spirituels est tout différent ; il est toujours dans sa force et dans sa fleur, il ne connaît ni la vieillesse ni les effets de la vétusté ; il est affranchi de tout changement, de toute vicissitude, de toute incertitude de l'avenir. Il est l'appui et le soutien, le rempart inexpugnable de ceux qui le possèdent; il ne les abandonne point au sortir de cette vie, mais il les accompagne et les suit constamment, et les revêt d'une splendeur plus brillante que celle des astres qui nous éclairent."

c) On retrouve la même perspective chez St Colomban (v. 540-615) : (Instructions spirituelles, 13, 1-2 : extraits) :

"Frères bien-aimés, prêtez l'oreille à mes paroles, comme à quelque chose que vous avez besoin d'entendre ; et si votre âme a soif de la source divine dont je désire maintenant vous parler, attisez cette soif et ne l'éteignez pas. Buvez, mais ne soyez pas rassasiés. Car la source vivante nous appelle et la fontaine de vie nous dit : Que celui qui a soif vienne à moi et qu'il boive. Boire quoi ? Comprenez-le. Que le prophète vous le dise, que la source elle-même vous le déclare : Ils m'ont abandonné, moi, la source de vie, dit le Seigneur. Le Seigneur lui-même, Jésus Christ notre Dieu, est donc la source de vie, et c'est pourquoi il nous invite pour que nous le buvions. Le boit, celui qui l'aime ; le boit, celui qui se rassasie de la Parole de Dieu, qui l'aime et la désire assez vivement ; le boit, celui qui brûle d'amour pour la sagesse.

Voyez d'où jaillit cette source : elle vient du lieu d'où est descendu le Pain : car le Pain et la source sont un : le Fils unique, notre Dieu, Jésus Christ le Seigneur, dont nous devons toujours avoir soif. Même si nous le mangeons et le dévorons par notre amour, notre désir nous donne encore soif de lui. Comme l'eau d'une source, buvons-le sans cesse avec un immense amour, buvons-le avec toute notre avidité, et délectons-nous de sa douce saveur. Car le Seigneur est doux et il est bon. Que nous le mangions ou que nous le buvions, nous aurons toujours faim et soif de lui, car il nous est une nourriture et une boisson à jamais inépuisables. Lorsqu'on le mange, il n'est pas consommé ; lorsqu'on le boit, il ne disparaît pas ; car notre pain est éternel, et perpétuelle notre source, notre douce source. D'où ce mot du prophète : Vous qui avez soif, allez à la source. Il est en effet la fontaine des assoiffés et non celle des satisfaits. Les assoiffés, qu'ailleurs il déclare bienheureux, il les invite : ceux qui n'en ont jamais assez de boire, mais qui ont d'autant plus soif qu'ils ont bu.

Frères, la source de la sagesse, la Parole de Dieu dans les cieux, désirons-la, cherchons-la, aimons-la sans cesse : en elles sont cachés, comme dit l'Apôtre, tous les trésors de la sagesse et de la science ; et elle invite ceux qui ont soif à venir y puiser. Si tu as soif, bois à la source de vie ; si tu as faim, mange le Pain de vie. Heureux ceux qui ont faim de ce Pain et soif de cette source ! Ils mangent et boivent sans cesse, et ils désirent encore boire et manger. Que c'est bon, ce qu'on peut manger ou boire toujours sans perdre ni soif ni appétit, ce que l'on peut continuellement goûter sans cesser de le désirer ! Le roi prophète le dit : Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur."

Suite du cours

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