Un chemin spirituel : les Confessions de St Augustin.

Chapitre 4e

Le péché et la grâce. L'amour de Dieu

Comprendre mieux ce qu’est le péché : tel est le but de la réflexion que nous entreprenons avec ce chapitre. L’attitude de l’homme contemporain à l’égard du péché est largement faussée. On ne conçoit tout au plus comme faute que ce qui est puni par la Loi et on conteste d’ailleurs largement toute punition – dans un monde où les droits dominent, et où disparaissent les devoirs. En l’absence de Dieu, de transcendance, comment y aurait-il péché ? Outre, le "pas vu / pas fait", la confusion entre péché et sentiment de culpabilité (sentiment envisagé comme négatif, cf. la psychanalyse) suscite des comportements de protection, voire de dénégation, qui sont contraires au sens du "péché". Souvent il apparaît plus simple de ne plus se poser la question, ou de chercher des "boucs émissaires" (excuses diverses). La désaffection du sacrement de réconciliation à notre époque (outre les images qu’il véhiculait) est sûrement une conséquence de tous ces phénomènes. On ne sait plus ce qu'est vraiment le sacrement de réconciliation, alors que les hommes de l’époque d’Augustin nous l’auraient envié ! (cf. après le baptême, purificateur, il y avait une possibilité de "pénitence", autrement rude que nos "pénitences" actuelles - mais une seule !).

L’homme de la Bible, pourtant, sait bien l’importance du péché - réalité bien différente de ce que nous énumérons dans ces "listes" proposées parfois. Le pécheur est celui qui a rompu avec Dieu et avec ses frères, et le Christ déjà nous invitait à revoir le Décalogue, à travers le commandement unique, le commandement nouveau : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même". Nombreux sont ceux qui ont souligné à ce propos le passage de commandements souvent négatifs ("Tu ne voleras pas… ") au commandement unique et uniquement positif.

Qui peut se dire sans péché ? C’est la question de Jésus en Jn 8, 7 aux pharisiens qui s’apprêtent à lapider la femme adultère. Comme ces pharisiens qui repartent tous les uns après les autres, sans pouvoir jeter une pierre à celle qui est adultère, nous sommes tous pécheurs, non seulement en raison du péché originel(1) mais également parce que ce péché se manifeste toujours dans nos vies concrètes : nous nous détournons à toute occasion de Dieu, c’est-à-dire d’ailleurs aussi de nos frères ("Chaque fois que vous l’avez fait à un plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait", Mt 25, 40).

Pour Augustin, c’est le péché originel (péché de l’origine) qui explique tout, qui ayant éloigné l'homme de Dieu, nous fait demeurer dans cet éloignement tant que Dieu n’est pas venu nous libérer. En raison de sa transmission de père en fils, tous les hommes ont besoin du salut du Christ (par l’Incarnation), et nous concevons le péché originel comme l’explication de nos tendances au mal (inexplicables autrement). Mais, attention à ne pas simplifier le débat – d’une grande complexité - ! Pourquoi le baptisé pèche-t-il encore ? Nous sommes amenés à constater avec St Paul, que notre volonté n’est rien (Rm 7, 7-25) – et Augustin lui-même (cf. notre passage sur la liberté ci-dessus) rapporte cette expérience du péché comme esclavage dont l’homme ne peut, tout seul, se libérer.

Le péché : rupture du lien essentiel qui unit l’homme à Dieu

Cette rupture consommée par le premier homme se poursuit d’homme en homme, tant que chacun n’a pas été "libéré" de cet esclavage par l’unique médiateur, c’est-à-dire le Christ. De fait, cette rupture n’est jamais totale (comme nous le verrons ci-dessous déjà : dans son péché même l’homme cherche Dieu…) ; elle affecte la volonté libre de l’homme, certes, mais elle ne peut détruire le rapport ontologique de la créature à son Créateur ; de fait la rupture est unilatérale : si l’homme rompt avec Dieu, Dieu ne rompt jamais avec l’homme. C’est le sens de la célèbre prière du livre X :

"Bien tard je t'ai aimée,
ô beauté si ancienne et si nouvelle,
bien tard je t'ai aimée !

Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors
et c'est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
pauvre disgracié, je me ruais !
(Confessions, X, xxvii, 38)

Augustin définit précisément ce qu’est le mal ou le péché au livre VII :

"J’ai cherché ce qu’était le péché, et j’ai trouvé non une substance, mais, détournée de la suprême substance, de toi, ô Dieu, la perversité d’une volonté, qui se tourne vers les choses inférieures, rejette ses biens intérieurs et s’enfle au-dehors." (VII, xvi, 22).

Il dit encore :

"Le mal n’est que la privation du bien, à la limite du pur néant."
(Conf. III, vii, 12)

Cela veut dire bien sûr que s’adonner au mal, c’est d’abord se priver du bien, limiter le bien en soi, rejeter le bien (qui est Dieu), s’éloigner de Lui. Augustin insiste sur cette nécessité de concevoir le péché dans ce qu’il est au fond (éloignement de Dieu, refus du Bien…), et non pas de s’arrêter aux péchés de détail (conséquences du mal en l’homme) ; la loi morale apparaît souvent dans sa "relativité" : ce qui est permis ici, n’est pas permis ailleurs, ce qui est permis dans une société et à une époque, n’est pas licite dans une autre société et en un autre temps. Mais dans l’éloignement de Dieu, c’est là qu’est la source de tout mal, et du "péché" fondamental(2). Malgré une certaine relativité (caractère social de la faute), nulle part, il n’est considéré comme mauvais d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit, et son prochain comme soi-même (III, viii, 15). C’est à cause de cela que l’on peut écarter les actions mauvaises partout - même si les coutumes changent, et les manifestations et les formes prises par cet amour également.

Le péché de l’homme : dispersion loin de l’Unique

Qu’est-ce qui caractérise le péché de l’homme ? Augustin ne nous renvoie donc pas à ces "listes" de péchés proposés par les confesseurs autrefois et qui doivent beaucoup au Concile de Trente (XVIe siècle) ; Augustin, bien avant les détails (qu’il donne d’ailleurs à l’occasion dans les Confessions) rappelle que le péché fondamental de l’homme c’est de se détourner de Dieu, de l’Unique, et se perdre dans le multiple :

"… toi qui me rassembles de la dispersion,
où sans fruit je me suis éparpillé,
quand je me suis détourné de toi, l’Unique,
pour me perdre dans le multiple. » (II, i, 1)

"…et je m’en allais plus loin de toi, et tu laissais faire ; ballotté, dispersé, je me dissolvais, je bouillonnais à travers mes fornications, et tu te taisais." (II, ii, 2)

Il se livre à une analyse subtile du péché adolescent : non content de se débaucher, Augustin veut apparaître encore plus vicieux pour l’emporter à l’égard de ses compagnons de débauches (avoir l’air encore plus affranchi qu’eux ; ils se livrent en quelque sort à un concours dans le mal ; l'entraînement amène à se vanter même de ce que l’on n’a pas commis – tout ceci est dépeint avec beaucoup de finesse psychologique) :

"Mais je ne savais pas, et j’allais tête baissée avec un tel aveuglement que, parmi les camarades de mon âge, j’avais honte d’être moins déshonoré, quand je les entendais se vanter de leurs dévergondages et se pavaner d’autant plus qu’ils étaient plus débauchés ; et il y avait du plaisir à agir non seulement pour le plaisir de l’acte, mais aussi par gloriole. Qu’est-ce qui mérite le blâme, sinon le vice ? Et moi, pour éviter le blâme, je me rendais plus vicieux, et quand il n’y avait là-dessous aucun acte commis qui m’eût égalé aux dépravés, je feignais d’avoir fait ce que je n’avais pas fait, pour n’être pas jugé d’autant plus méprisable que j’étais plus innocent, et tenu pour d’autant plus vil que j’étais plus chaste." (II, iii, 7)

La quête de l’idéal qui est au cœur de toute l’œuvre d’Augustin est quête de l’unité, mais non pas de la pureté. On sait comment Augustin a combattu les purs à travers les donatistes, cf. Pinckaers, 2002, :

"Les donatistes se voulaient une Eglise de purs, rigoristes dans leurs mœurs, sans compromission avec le monde et le pouvoir, "l’Eglise des justes qui est persécutée et qui ne persécute pas". Le catholicisme d’Augustin, au contraire, se sent assez fort et sûr pour assimiler le monde sans perdre son identité, ayant une mission de salut à remplir à l’égard de l’Empire et de l’univers, mais devant accepter en son sein la présence de pécheurs et d’indignes, ainsi que maints accommodements qui peuvent paraître des compromissions." (p. 27)

L’ivraie et le bon grain ne doivent pas être abusivement séparés dès maintenant. Augustin croit toujours à la conversion possible (sa vie en est l’exemple), et il ne rejette pas ceux qui se sont écartés de la vraie foi, qui ont renié le Christ dans les menaces de la persécution : il s’agit bien plutôt de les réconcilier ("laissez-vous réconcilier par le Christ", 2 Co 5, 20). Le Christ qui a pardonné au larron sur la croix, à la femme adultère, et à Pierre qui l’a renié trois fois ne pardonnerait-il pas à ceux qui, persécutés, se sont laissés aller à adorer des idoles ? Augustin s’oppose au parti des purs et triomphe avec la nouvelle condamnation du donatisme en 411 au concile de Carthage.

Le mal : imitation perverse de Dieu

Dans tout péché, subtilement, il y a le désir d’imiter Dieu – ce qui peut être d’ailleurs le début d’un retour vers Dieu :

"Ainsi l’âme fornique, quand elle se détourne de toi et recherche, hors de toi, ce qu’elle ne trouve, pur et limpide, qu’en revenant à toi. Ils t’imitent, mais de travers, tous ceux qui s’éloignent de toi et se dressent contre toi. Pourtant, même en t’imitant ainsi, ils te désignent comme le créateur de tout être, marquant par là qu’il n’y a point de lieu où l’on puisse se retirer, pour être de toute façon loin de toi."(II, vi, 14)

Dans ce passage, Augustin commence par montrer (en partant du fameux vol des poires) que dans tout péché l’homme essaye de fait (sans le savoir, sans le comprendre) d’imiter Dieu. C’est à peu près évident pour l’orgueil – par lequel on se prend pour Dieu. La cruauté ? Elle vise à se faire craindre – confusion avec la "crainte de Dieu". Flatter, caresser ? C’est pour se faire aimer – mais il n’y a d’amour véritable qu’en Dieu. La paresse ? Elle se présente comme un désir de repos : le seul vrai repos est en Dieu. Passant en revue bon nombre de péchés, Augustin ainsi montre que chaque fois l’homme qui pèche – et qui par là même s’éloigne de Dieu – reste profondément marqué par Lui, en quelque sorte, sans le savoir, attaché à Lui, puisqu’il tend à se substituer à Lui, à prendre sa place. Même pour le pécheur Dieu reste le modèle de toute chose. Il y a donc possibilité toujours que le cœur se retourne et que le plus grand pécheur comprenne que ce qu’il cherche abusivement en lui-même est de fait en Dieu qui l’a créé.

L’aliénation du pécheur

Il faut comprendre que dès que l’âme est entrée dans la voie du mal, elle est aliénée. Il lui est impossible de sortir seule de son péché. Elle erre ainsi loin de soi, répandue au dehors, dispersée… Dieu est la vie de l’âme, et loin de Dieu, l’âme ne peut vivre. Sans Dieu, l’homme n’est plus vraiment homme. Dieu cependant reste toujours la possibilité offerte à la conversion ; il tend à ramener à lui-même l’homme pécheur, pour lui redonner cette vie en plénitude. St Paul a souligné jusqu’où va l’amour de Dieu pour les hommes "[Dieu] l’a fait péché pour nous" (2 Co 5, 20) ; Augustin aime à rappeler cette phrase et marque à maintes reprises comment l’homme trouve Dieu au sein même de son péché (cf. ch. précédent), ou plutôt comment le Christ vient chercher l’homme jusque dans son péché. La difficulté est que l’homme pécheur a une perception de Dieu en quelque sorte "atrophiée" : il ne parvient pas à percevoir ce qui lui manque. Sa liberté n’est plus vraiment libre, et de ce fait, entré dans l’esclavage du péché, il a besoin de la grâce pour être libéré : sa liberté a besoin d’être "libérée", comme nous l’avons vu plus haut (ch. IIIe).

Rappel :

"Dieu nous guérit non seulement pour effacer le mal par nous commis, mais pour nous fournir encore le moyen de ne plus pécher." (Id. XXVI, 29, p. 299)

"Les hommes sont agis par l'Esprit de Dieu afin d'agir comme ils doivent agir et lorsqu'ils ont agi, qu'ils rendent grâce à Celui par qui ils sont agis. Ils sont agis pour qu'ils agissent, non pour qu'eux-mêmes n'agissent en rien." (De correptione et gratia, II, 4)

Le péché met en jeu un dynamisme d’entraînement : acte libre au départ, le péché devient une servitude nécessaire. Il est de plus en plus difficile pour l’homme de s’en sortir : aveuglé, assourdi, asservi par ses propres capitulations, l’homme pécheur ne s’appartient plus à lui-même. Fruit de la liberté de l’homme (mais d’une liberté incomplète, d’une liberté non "libérée"), le péché l’entraîne vers cet "aboutissement fatal d’une liberté qui a mal usé de son propre pouvoir" (A. Solignac, Introduction, p. 179). Tout ceci est décrit très finement par Augustin quand il montre comment il est entraîné à poursuivre dans la voie du péché, par émulation avec ses amis d’abord, mais ensuite parce qu’il ne parvient plus à s’en débarrasser.

Pourtant, en raison de l’ordination fondamentale de l’homme à Dieu, l’homme ne retire finalement que tourment du péché et il découvre heureusement l’insuffisance essentielle des biens que lui procure le péché. Cet inassouvissement qui peut l’amener à aller d’acte pervers en acte pervers, peut aussi l’amener à découvrir progressivement qu’il ne trouvera de satisfaction dans aucun bien inférieur : l’homme est fait pour Dieu seul.

"… tu nous as faits orientés vers toi
et […] notre cœur est sans repos
tant qu’il ne repose pas en toi. (I, i, 1)

C’est là le début de la conversion : en désirant toujours plus de bien - et précisément jusque dans son péché - l’homme va découvrir que le seul vrai bien, le seul bien définitif, c’est Dieu.

Réflexion et analyse critique de la théorie du péché originel

Ce paragraphe doit beaucoup à l’ouvrage de Christophe Boureux et Christoph Theobald : Le péché originel. Heurs et malheurs d’un dogme, Bayard, "Concilium", 2005, et tout particulièrement au chapitre rédigé par Hermann Häring "Malheur du monde – malheur des hommes ? Une expérience commune aux religions" (pp. 79-108), occasion d’un point critique. Cet article examine à la fois le rôle d’Augustin dans la mise en place du dogme du péché originel, mais montre aussi les problèmes que cette théorie tenue par l’Eglise catholique pose par rapport aux autres religions.

La théorie du péché originel – dont nous venons de résumer la perspective – est bel et bien une création d’Augustin, datée d’ailleurs très précisément de 397 : notamment il l’expose dans un passage qui se trouve dans Ad Simplicianum, I, 2, 16, écrit exactement pendant la période où il écrit aussi les Confessions. Cette théorie d’Augustin est l'objet de critiques de nos jours, d’autant plus qu’elle sépare philosophie et théologie (ce qui est bien une tendance perceptible dans les Confessions), et qu’elle est rejetée par les Eglises orientales. De fait, le péché originel est le point de cristallisation de beaucoup de problématiques de la culture occidentale dans les domaines de l’anthropologie, de la critique historique, etc. Il est de ce fait très difficile d’en exposer les différents aspects sans remettre en question bien des théories anthropologiques, sans réfléchir également à l’histoire et à son déroulement – ce qui souvent freine la réflexion ou risque de faire abandonner l’ensemble parce que l’on touche à un point, essentiel dans la conception de l’homme et des rapports de l’homme et de Dieu.

Pourtant la vigueur et la fascination qu’exerce la doctrine du péché originel sont incontestables. Et comme nous le disions cette doctrine est totalement imbriquée avec la pensée occidentale et il est très difficile de s’en dégager : la réflexion d’Augustin est puissante et il est difficile de garder l’esprit critique, pourtant nécessaire.

De fait, le problème posé est celui de la dynamique de la liberté humaine, et ce n’est donc pas une mince affaire. Il est d’abord essentiel de souligner que le récit biblique de ce que nous appelons avec Augustin maintenant "le péché originel" n’a au départ pas de visée morale. A travers ce récit mythique est posée la question de l’expérience fondamentale de tout homme : nous ne pouvons jamais tout avoir, et notre vie est entre nos mains – ce que la doctrine d’Augustin, certes a rencontré, mais a en partie occulté au fil de ses débats complexes, notamment avec Pélage.

La tension entre la fatalité et la responsabilité ne peut être ignorée : le danger avec le péché originel est de privilégier la fatalité. La liberté ne peut s’acquérir qu’au prix d’une véritable responsabilité ; elle est bien différentes des (fausses) "autonomies" revendiquées par l’homme, peut-être encore plus largement à l’époque contemporaine, alors que l’homme s’écarte de plus en plus des religions qui toutes rappellent à l’homme non pas sa liberté d’individu tout seul mais sa responsabilité. L’homme est libre dès lors qu’il est responsable, qu’il choisit et donc qu’il renonce à certains désirs – ce qui est bien différent de l’attitude d’Adam et Eve qui précisément veulent tout tout de suite, et vivent l’interdit énoncé par Dieu (qui est une façon de rappeler ces limites de l’homme que nous allons approfondir) comme une limite imposée de l’extérieur à leur liberté (c’est du moins ce que suggère le serpent).

La chute, c’est l’homme qui veut tout à la fois, qui veut le bonheur tout de suite, sans tri, sans discernement et en oubliant que l’autre a aussi sa volonté de bonheur, et que ces deux volontés nécessairement s’opposent, se gênent. C’est alors la guerre Cf. la mort d’Abel, etc.

La faute personnelle marque ainsi notre cœur, et ne l’a pas seulement marqué à l’origine : la faute se revit en chaque homme. L’homme de la sorte se détourne de Dieu, de l’autre (son compagnon, son ami, son voisin, son frère…) et il perd ainsi sa liberté/responsabilité (il se détourne librement de sa responsabilité), et se détournant de Dieu qui lui donne par son face-à-face même, sa liberté, il perd cette liberté (c’est pourquoi l’on peut dire effectivement avec Augustin que Dieu a voulu l’homme libre et que sa liberté même le fait se détourner de Dieu). Au lieu d’entrer dans ce chemin de "formation" qui devrait le mener à devenir Dieu – l’homme est dans le temps et toute vie prend du temps – il essaye d’abolir le temps. La convoitise détruit le désir qui le fait vivre, et il devient le jeu de ses caprices. Certes, c’est le Christ qui restaurera le chemin, la possibilité d’un nouveau départ, en accomplissant la promesse.

C’est avec le Christ (cf. donc St Paul opposant Adam et le Christ) qu’Adam, mythique comme représentant de toute l’humanité, va devenir un homme inséré dans l’histoire, un premier homme historique au lieu d’être le représentant mythique de l’humanité – et c’est de là que va naître la théorie d’Augustin : Adam n’est plus une figure collective mais un individu dont l’action à des suites causales pour l’histoire humaine (pour ses "descendants"), figure d’une histoire passée et non pas représentant d’un événement toujours présent. La rupture de la créature avec son créateur, essentielle du point de vue anthropologique pour comprendre la question de la liberté de l’homme, question qui se pose tous les jours à chaque homme, va devenir avec Augustin faute d’un homme dans l’histoire (l’origine) ; cette faute, dès lors envisagée comme transmise à tous les descendants d’Adam, imposée en quelque sorte, fait bien sûr fi de leur liberté ; elle est même contradictoire avec toute liberté, elle apparaît "injuste" puisqu’elle touche tous les hommes et les fait pécher sans qu’ils aient eu le choix de ne pas pécher. La théorie du péché originel ainsi formulée, au lieu d’expliquer en quoi la liberté de l’homme est une question qui se repose à tous précisément parce que nous sommes hommes et femmes, créatures face à d’autres créatures, et face à Dieu, et que dans cette situation nous devons apporter notre réponse responsable – dès lors libre -, ce dont nous ne pouvons prendre conscience que dans la relation à l’autre, apparaît comme une tare imposée par un Dieu vite considéré comme inique par tous ceux qui le rejettent, ou comme imprévisible ou injuste par ceux qui pensent que par grâce il en sauve certains (qui ont eu la chance par exemple, du fait de parents chrétiens, d’être baptisés, et donc de connaître le salut).

La doctrine du péché originel – ce n’était pas du tout le sens que voulait donner au péché originel Augustin quand il a aidé à formuler ce dogme – a dès lors été de plus en plus comprise comme la suppression de la liberté humaine au lieu d’être vécue comme compréhension des limites véritables qui fondent précisément cette véritable liberté qui ne peut être qu’un chemin, cette liberté toujours à tracer, à conquérir, en tenant compte de l’autre, c’est-à-dire en étant vraiment responsable.

L’Incarnation

L’Incarnation de Dieu doit être alors comprise comme la possibilité offerte par Dieu à l’homme pour lui permettre de sortir de l’esclavage du péché. Par l’Incarnation, le Christ se charge de notre péché, devient péché – comme le dit St Paul -, afin que nous puissions devenir Dieu et entrer dans l’Amour du Père.

"Homme, éveille-toi : pour toi, Dieu s'est fait homme. Réveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d'entre les morts, et le Christ t'illuminera. Pour toi, je le répète, Dieu s'est fait homme
Tu serais mort pour l'éternité, s'il n'était né dans le temps. Tu n'aurais jamais été libéré de la chair du péché, s'il n'avait pris la ressemblance du péché. Tu serais victime d'une misère sans fin, s'il ne t'avait fait cette miséricorde. Tu n'aurais pas retrouvé la vie, s'il n'avait pas rejoint ta mort. Tu aurais succombé, s'il n'était allé à ton secours. Tu aurais péri, s'il n'était pas venu." (Sermon de St Augustin pour Noël (Sermon 185).

La primauté de la grâce.

Le débat avec Pélage qui va occuper toute la fin de la vie de l'évêque d'Hippone est l’occasion pour Augustin de mieux préciser l’importance de la grâce. Il perçoit tout de suite comment les propos de Pélage sont une véritable négation de la grâce, de l’amour gratuit du Christ, en même temps qu’ils écartent la nécessité de l’Incarnation du Seigneur.

Rappelons que Pélage, d'origine irlandaise (Grande-Bretagne, v. 360 — Palestine, v. 422) a été longuement combattu par Augustin en raison de ses thèses qu'il percevait comme dangereuses pour la foi chrétienne. Le pélagianisme, doctrine réfutée par saint Augustin, fut condamné par les conciles de Carthage (412 et 416) et de Milève (416). Pélage rejette notamment le péché originel et la grâce, insistant sur le rôle du libre arbitre ; Augustin a clairement dénoncé ce que le pélagianisme a de pervers au plan de la doctrine chrétienne du salut, en niant de fait la nécessité de la grâce, et en enlevant tout "intérêt" à l'Incarnation du Christ : celle-ci devient inutile si l'homme peut se sauver seul.

Certes Pélage, face à un monde de relâchement, voulait au départ, par ses propos, aider ceux qui s’adonnaient au mal en les invitant à mettre tous leurs efforts dans leur salut, mais opposé à Augustin et s’entêtant dans son propos, il finira par déclarer de fait que l’homme peut se sauver tout seul. Certes, l’affaire est complexe : il ne s’agit pas d’inviter le croyant à se laisser aller, à se contenter de peu, ou même à l’inviter à se soucier peu de sa vie morale en raison de l’immensité de la miséricorde divine, mais il ne s’agit pas non plus de laisser penser que nos efforts suffisent pour lutter contre le mal. St Paul le disait déjà clairement :

« Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d'accord avec la Loi, qu'elle est bonne ; en réalité ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Car je sais que nul bien n'habite en moi, je veux dire dans ma chair ; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l'accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Je trouve donc une loi s'imposant à moi, quand je veux faire le bien : le mal seul se présente à moi. Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l'homme intérieur ; mais j'aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort."» (Rm 7, 6-24).

Comment expliquer cette incapacité de l’homme à se sortir seul du péché alors que l’on affirme par ailleurs que Dieu a créé l’homme libre ?

C’est tout le débat qui va amener Augustin à distinguer entre les types de liberté, plus exactement il opposera le libre-arbitre et la liberté. Le débat est complexe, il "dépasse" historiquement les Confessions(3), nous ne l’engagerons donc pas totalement ici. Nous soulignerons surtout tout ce qui relève de la grâce dans les Confessions - et le récit de la vie d’Augustin se veut en quelque sorte une "preuve" de la grâce.

Augustin, le "Père de la grâce", a su montrer que la grâce de fait est partout ; elle précède même la faute :

"... elle nous a devancés pour que nous soyons guéris, car elle nous suit encore pour qu'une fois guéris nous soyons vivifiés ; elle nous devance pour que nous soyons appelés, elle nous suit pour que nous soyons glorifiés ; elle nous devance pour que nous vivions selon la piété, elle nous suit pour que nous vivions à jamais avec Dieu car sans lui nous ne pouvons rien faire." (De nat. et grat., XXXI, 35, pp. 309-311)

La grâce bien sûr a fondamentalement à voir avec l’amour, puisque c’est l’amour gratuit de Dieu.

L’amour de Dieu

Qu’entendre par là ? L’Amour de Dieu pour l’homme, ou l’amour de l’homme pour Dieu ? L’Amour de Dieu pour l’homme est premier, l’amour de l’homme pour Dieu ne vient qu’après, lorsqu’il accepte de se laisser heureusement entraîner par la volupté dans un amour si grand…

La définition la plus saisissante d’Augustin est peut-être quand il tend à montrer le rôle de l’amour en l’homme. Nous citerons tout le passage (XIII, ix, 10) :

"Un corps, en vertu de son poids, tend à son lieu propre.
Le poids ne va pas forcément en bas mais au lieu propre.
Le feu tend vers le haut, la pierre vers le bas :
Ils sont menés par leur poids, ils s’en vont à leur lieu.
L’huile versée sous l’eau s’élève au-dessus de l’eau ;
L’eau versée sur l’huile s’enfonce au-dessous de l’huile :
Ils sont menés par leur poids, ils s’en vont à leur lieu.
S’il n’est pas à sa place, un être est sans repos :
Qu’on le mette à sa place et il est en repos.

Mon poids, c’est mon amour ;
C’est lui qui m’emporte où qu’il m’emporte.
Le don de toi nous enflamme et nous emporte en haut ;
Il nous embrase et nous partons
Nous montons les montées qui sont dans notre cœur
Et nous chantons le cantique des degrés.

Ton feu, ton bon feu nous embrase et nous partons,
Puisque nous partons en haut vers la paix de Jérusalem,
Puisque j’ai trouvé ma joie dans ceux qui m’ont dit :
Nous partirons pour la maison du Seigneur.
Là nous placera la bonne volonté
De sorte que nous ne voulions plus autre chose
Qu’y demeurer éternellement."(4)

Tout amour est de Dieu. Ce n’est pas pour rien qu’Augustin a écrit "Aime et fais ce que tu veux" (Commentaire sur la 1ère Ep. de Jean), mais ne nous trompons pas sur l’interprétation de cette phrase ! Quand Augustin dit "Aime et fais ce que tu veux" - phrase tant citée de lui qu’elle en a souvent perdu tout sens (on l’entend comme encouragement à faire n’importe quoi, alors qu’il s’agit de fait d’être totalement), il nous invite à refuser les limites dans l’Amour, à nous rappeler que l’Amour, à l’image de celui de qui vient tout don parfait, l’Amour est sans limite. On pourrait dire encore que la limite de l’Amour… c’est Dieu ! Or Dieu est sans limite, Dieu est infini, et l’Amour vrai qui vient nécessairement de Lui est Amour infini. (Pour resituer contexte de cette citation, on se reportera, en reprenant le texte intégral à M.C. Hazaël-Massieux, 2005 : 36 questions sur Dieu avec les Pères de l'Eglise, Mediaspaul, p. 111).

En montant donc, c’est progressivement Dieu que l’on trouve. Qui est Dieu ?

"Qu'est-ce donc que mon Dieu ?
Qu'est-ce, je le demande, sinon le Seigneur Dieu ?
Qui est en effet Seigneur, hormis le Seigneur ?
et qui est Dieu, hormis notre Dieu ?

O très grand, très bon,
très puissant, tout-puissant,
très miséricordieux et très juste
très retiré et très présent,
très beau et très fort ;
stable et insaisissable,
ne pouvant changer et changeant tout ;
jamais neuf, jamais vieux,
mettant tout à neuf et conduisant à vétusté les superbes
et ils l'ignorent ;

toujours en action, toujours en repos,
amassant sans avoir de besoin,
portant et remplissant et protégeant,
créant et nourrissant et parachevant,
cherchant bien que rien ne te manque ;

tu aimes et ne brûles pas ;
tu es jaloux et plein d'assurance ;
tu te repens et ne souffres pas ;
tu t'irrites et restes calme ;

tu changes d'oeuvre, sans changer de dessein ;
tu reprends ce que tu trouves et n'as jamais perdu
jamais sans ressources, tu te réjouis de tes gains ;
jamais avare, tu réclames les intérêts ;
on te donne en trop si bien que tu es en dette,
et qui possède rien qui ne soit à toi ?
tu acquittes les dettes, sans devoir à personne ;
tu remets les dettes sans perdre rien.

Et qu'avons-nous dit, mon Dieu,
ma vie, ma sainte douceur ?
Ou que dit-on, quand on dit quelque chose sur toi ?
Et malheur à ceux qui se taisent sur toi
puisque, bavards, ils sont muets.
(Les Confessions I, iv, 4)

La création, œuvre de Dieu, puissance de Dieu : le moyen pour l’homme de connaître Dieu, de le louer. C’est en contemplant la création que l’homme s’élève vers Dieu :

V, i, 1 :
"Mais que mon âme te loue, pour t’aimer,
Et te confesse tes miséricordes, pour te louer !
Il n’est rien qui cesse ni qui taise tes louanges
Dans l’univers que tu créas,
Ni les esprits d’aucune sorte
Par la bouche tournée vers toi,
Ni les êtres animés, ni les êtres matériels
Par la bouche de ceux qui les contemplent,

En sorte que notre âme s’éveille de sa lassitude
Et s’élève jusqu’en toi,
En s’appuyant sur les choses que tu as faites
Pour passer jusqu’à toi qui les fis merveilleusement ;
Là se trouve le réconfort et la vraie force."

Et nous conclurons par la prière du chapitre XI (XI, ii, 3-4) :

"O Seigneur, parachève-moi et révèle-moi ces pages !
Voici que ta voix fait ma joie, oui ta voix
bien plus que l'afflux des voluptés. Donne ce que j'aime :
j'aime, en effet, et cela, c'est toi qui l'as donné.
Ne délaisse pas tes dons, et ta plante
ne la dédaigne pas dans sa soif !

Puissè-je te confesser tout ce que j’aurai trouvé
Dans tes livres, et entendre la voix de la louange
Et te boire et considérer la merveille de ta loi,
Depuis le principe où tu fis le ciel et la terre,
Jusqu’au règne éternel avec toi dans ta sainte cité !

Seigneur, aie pitié de moi, exauce mon désir ;
Car je pense que son objet n’est pas la terre,
Ni or, argent, pierres précieuses ou beaux vêtements,
Ni honneurs, charges ou voluptés de la chair,
Ni même les choses nécessaires au corps
Et à cette vie de voyageurs qu’est la nôtre,
Toutes choses qui nous sont données par surcroît
Quand nous cherchons ton royaume et ta justice.

Vois, mon Dieu, quel est l’objet de mon désir !
Les impies m’ont raconté des délices,
Mais ce n’est rien auprès de ta loi, Seigneur !

Voilà quel est l’objet de mon désir !
Vois, ô Père, regarde, vois et approuve,
Et plaise à toi qu’aux yeux de ta miséricorde
Je trouve grâce devant toi, afin que s’ouvre à moi,
Quand je frappe, le dedans de tes paroles !

Je t’en conjure par notre Seigneur, Jésus-Christ,
Ton fils, l’homme de ta droite, le fils de l’homme
Que tu as établi près de toi
médiateur entre toi et nous,
Par qui tu nous as cherchés sans que nous te cherchions,
Mais tu nous as cherchés pour que nous te cherchions ;
Ton Verbe par qui tu as fait tous les êtres
Et, parmi eux, moi aussi ;
Ton fils unique par qui tu as appelé à l’adoption
Le peuple des croyants et, parmi eux, moi aussi."

Et pour ceux qui douteraient encore de la vie mystique d’Augustin, de sa vie en Dieu :

"Donne-toi à moi, mon Dieu, redonne-toi à moi.
Voici que j’aime, et si c’est peu, je veux aimer plus fort.
Je ne puis mesurer, afin de le savoir,
Combien me manque d’amour pour qu’il y en ait assez,
Et qu’ainsi ma vie coure à tes embrassements,
Sans qu’elle se détourne avant d’être abritée
Dans l’abri secret de ton visage.
Tout ce que je sais c’est que je vais mal sans toi,
Non seulement hors de moi mais aussi en moi-même,
Et que pour moi toute abondance qui n’est pas mon Dieu est indigence."
(Conf. XIII, viii, 9)

[à suivre...]

(1) La doctrine du péché originel, que l’on doit d’ailleurs en grande partie à Augustin, est complexe : nous y reviendrons sommairement ci-dessous.
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(2) On peut regretter qu’Augustin – alors qu’il a contribué largement à l’élaboration du dogme du "péché originel" -, ait utilisé ce mot de "péché", sans distinction, pour renvoyer aussi bien au péché originant qu’au péché originé, au péché du premier homme, comme à notre propre péché – sans distinguer fondamentalement par exemple ce qui suscite en nous le péché (l’éloignement de Dieu), et les conséquences de cet éloignement. On pourra lire avec profit, pour pousser cette réflexion, l’ouvrage préparé sous la direction de Christophe Boureux et Christoph Theobald, 2005 : Le péché originel. Heurs et malheurs d’un dogme, Bayard. Ainsi Jean-Michel Maldamé ("2 – Le péché originel face à la pensée moderne" souligne : "Notre hypothèse est que ces trois expressions (péché originel, péché d’Adam et péché du monde) se recoupent largement, mais ne sauraient se confondre." (p. 36).
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(3) Il faudrait, pour aller plus loin se reporter aux écrits anti-pélagiens (4 volumes dans la Bibliothèque Augustinienne : vol. 21 à 24).
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(4) De façon un peu différente, mais tout aussi parlante, dans un "Sermon sur la Dédicace d’une église", Augustin dit : "C’est dans les cieux que Jésus-Christ, notre fondement, a été placé pour nous engager à construire dans cette direction notre demeure. Dans les constructions terrestres, dont les matériaux tendent toujours à descendre, nous posons les fondations dans le bas. Pour nous, au contraire, la pierre fondamentale est placée dans le haut pour nous attirer par le poids de la charité." (Sermon 337, 4).
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