Augustin était-il un mystique ?

Question très discutée… et sans intérêt ! Tout dépend de ce que l’on appelle un mystique ! Si un mystique c’est quelqu’un qui comme ces saints du XVIe siècle, St Jean de la Croix, Ste Thérèse d’Avila ont des visions, ou comme Marthe Robin (pas encore sainte) ont des manifestations physiques étonnantes (stigmates qui saignent le vendredi, par exemple) considérées par les proches comme manifestations d’une présence plus intense de Dieu dans leur vie, il est certain qu’Augustin n’est pas un mystique ! Mais si des signes de la présence de Dieu sont donnés à certains dans certaines vies, on ne peut réduire la présence de Dieu dans chaque croyant à ces signes particulier (lévitation, pâleur, perte de tous les sens… ou alors parler en langues, transes, etc.) qui sont donnés à certains seulement. La présence de Dieu, qui est la sainteté, prend des formes très diverses, et même des formes discrètes (la brise légère et non pas l’ouragan). En ce sens, habité totalement par Dieu, dans toute sa vie, on peut dire qu’Augustin est mystique, habité par l’Esprit qui prie en lui, qui prêche en lui et donne à sa vie précisément l’orientation définitive, c'est-à-dire l’orientation vers Dieu totalement unifiante.

Il s'agit donc d'une fausse question qui renvoie simplement à la définition et aux représentations que nous nous faisons du mysticisme. Les écrits d'Augustin sont marqués profondément par sa relation intime à Dieu. Et il ne s'agit pas d'opposer les signes de la présence de Dieu dans des hommes divers, mais au contraire d'accroître les possibilités pour l'homme d'être en Dieu : "sans moi vous ne pouvez rien faire", "si votre foi était grosse comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Va, et elle irait se jeter dans la mer", ou encore avec le centurion : "dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri", ou avec Marthe avant la Résurrection de Lazare : "Si tu le veux tu le peux"...

Comment lire cette phrase si extraordinaire d’Augustin au livre X, si ce n’est en soulignant qu’il est un authentique "mystique" au sens rappelé ci-dessus, qui amène l’homme à rencontrer véritablement Dieu dans le silence infini où l’homme est tout près de basculer dans l’éternité : il suffirait de la mort, du passage ultime … :

"Et parfois, tu me fais entrer dans un sentiment tout à fait extraordinaire au fond de moi, jusqu’à je ne sais quelle douceur qui, si elle devenait parfaite en moi, serait je ne sais quoi que cette vie ne sera pas." (X, xi, 65)

Les manifestations sont diverses de cette communion parfaite en Dieu qui nous amène à cette question : Quelle place Dieu tient-il dans notre vie ? C’est là la vraie question et pas seulement celle de savoir déterminer comment à travers nous Il se manifeste pour les autres… Croyons-nous d'ailleurs que Dieu se manifeste encore aujourd’hui ? et que nous sommes tous chargés de manifester son amour aux hommes ?

Au-delà de cette définition du mysticisme et de l'intimité avec Dieu, certains auteurs ont pu se demander si Augustin a au cours de sa vie connu plus directement l’extase mystique ? Et qu’entendre exactement par là pour savoir s’il en a été gratifié ou non ? Souvent on a évoqué la Contemplation d’Ostie (livre IX, x, 23-25) [à lire] comme véritable expérience mystique. Certains théologiens spécialisés, examinant les cas de Ste Thérèse d’Avila ou de St Jean de la Croix tendent à réserver l’épithète de mystique aux expériences religieuses qui se manifestent avec un caractère de passivité, sous la motion puissante de la grâce divine. On connaît la définition dense de Jean de la Croix : "Connaissance amoureuse de Dieu infuse" (cf. note 1, p. 188, introd. Solignac). Mais on ne peut réserver l’exclusivité de l’expérience mystique aux grands saints du XVIe siècle. Paul n’a-t-il pas été lui aussi touché par une expérience mystique de Dieu, et St Jean aussi (qui dit de lui-même qu’il reposait sur la poitrine du Christ) ? Dès lors que l’on accepte comme sens de mystique "une certaine manière de connaître Dieu directement et de manière quasi expérimentale", selon l’une des définitions de P.L. Bouyer(1), bien plus nombreux sont ceux qui peuvent être reconnus comme "mystiques", et sans doute, peut-on considérer qu’Augustin a connu une relation mystique avec Dieu, bien au-delà de ce que l’on appelle parfois aussi l’"Extase d’Ostie". Après avoir analysé l’ensemble du texte où Augustin raconte ce moment unique où il a éprouvé la présence de Dieu, tandis que sa mère, Monique, était à ses côtés et vivait cet instant unique avec lui, Solignac conclut :

"On peut donc dire que la "contemplation d’Ostie", si elle n’est pas une extase au sens de la terminologie moderne mais seulement une cogitatio – c’est-à-dire encore une construction de l’esprit sous l’impulsion de la lumière divine -, apporte néanmoins des résultats qui sont ceux de l’extase."(2).

Le langage d’Augustin n’est pas celui de St Jean-de-la Croix, et sa conscience d’une limite, d’une pesanteur qui le ramène trop vite à la réalité quotidienne est clair. N’oublions pas cependant que lorsqu’il écrit, il réfléchit nécessairement à cette expérience, et visiblement, s'il ne la rend pas comme d’autres auteurs mystiques, ce qu’il écrit, l’usage des mots, et la description de l’expérience peuvent permettre de penser que si ce n’est à Ostie, Augustin a dû avoir la grâce de cette "infusion de Dieu", dans la passivité d’une âme amoureuse.

Pinckaers, 2002 aussi s’interroge : La contemplation d’Ostie est–elle une expérience mystique au sens fort ? Il parle de "recherche mystique" et souligne qu'"Augustin atteint, dans un instant chargé d’éternité, le but auquel il aspire, et peut se représenter la vie éternelle comme la prolongation de ce moment unique" (p. 120). Pinckaers voit d’ailleurs dans ce récit "un modèle pour l’oraison contemplative chrétienne." (p. 123). Il ajoute : "Une telle grâce peut être dite extraordinaire, si l’on veut, parce qu’elle dépend toute de la pure générosité divine ; mais elle devient pour Augustin le moteur principal de la vie ordinaire, fondée sur la grâce du Baptême qu’il vient de recevoir et alimentée par la foi dont il cherche l’intelligence." (p. 125). Mais cette grâce "extraordinaire" ne fait pas d’Augustin et de sa mère des privilégiés : il l’offre à ses amis et lecteurs "comme un modèle, comme un appel et une promesse adressée à leur foi." (p. 125) "Dans l’intention d’Augustin, la description de la contemplation d’Ostie est-elle un modèle d’oraison et de cheminement contemplatif destiné à tous les chrétiens." (p. 126) Il a sans doute pratiqué régulièrement la "méthode" décrite, notamment dans la méditation de l’Ecriture : "Il a scruté longuement les Livres saints dans la prière, en s’élevant progressivement vers Celui qui peut seul parler au cœur et donner l’intelligence de sa Parole avec le sentiment de sa présence, comme le Christ ouvrit l’esprit de ses apôtres à l’intelligence des prophéties qui le concernaient." (Pinckaers, pp. 126-127). La contemplation d’Ostie nous propose un modèle d’oraison et d’exégèse à la manière des Pères, puisque la source principale de leurs explications provient d’abord de la Parole de Dieu "qui retentit dans leur cœur et les éclaire, un instant, au sommet de leur méditation et de leur prière, souvent d’ailleurs, après une longue quête dans l’obscurité de la foi." (p. 129).

Ceci dit, et si l’on sait se dégager des "modèles" d’expérience mystique présents à l’esprit des modernes depuis les récits des grands mystiques du XVIe siècle, on peut penser que l’ensemble des Confessions, d’une certaine façon - et pas seulement la "contemplation d'Ostie" - est une œuvre mystique, en ce sens qu’elle dénote une "haute intimité avec Dieu connu comme vivant dans l’âme par la grâce" selon l’expression de F. Cayré (cf. Notions de la mystique d’après les grands traités de saint Augustin, pp. 609-622) même si "l’expérience surnaturelle de sa présence" n’est pas nettement avérée dans la vie d’Augustin.

Cette ouverture du temps à l’éternité, qui se produit dans la contemplation d’Ostie, précisément du fait de l’union avec Dieu, est pour Augustin une expérience décisive. Désormais, et toujours pour Augustin, s’il y a une mystique, elle réunira "la foi et la raison, la Révélation et la philosophie, l’intelligence et l’affectivité, la grâce et la nature, les faisant se compénétrer à tel point qu’on ne puisse plus les disjoindre." (Pinckaers, p. 136). Il vivra la mystique (c’est-à-dire la relation infuse avec Dieu) dans la prière incessante – qu’il recommande à tous les croyants.

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(1) Mystique. Essai sur l’histoire d’un mot, Suppl. à la Vie spirituelle, 1949, p. 21.
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(2) Solignac : Introduction aux Confessions, Bibliothèque augustinienne, p. 197.
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