La joie : ce qu'en disent les Pères de l'Eglise
(et quelques auteurs chrétiens ultérieurs)

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Chapitre 2e

Joie et miséricorde

Plusieurs thèmes seront abordés dans ce chapitre : nous les résumons ici pour permettre une circulation plus aisée dans le document :

Dans l'histoire du fils prodigue, le père attend celui qui s'est égaré dans la débauche et le péché ; de la même façon Dieu attend notre retour, tout prêt à pardonner et à se réjouir (cf. la fête organisée par le père dès le retour du fils prodigue). Pouvoir pardonner à celui qui revient à la recherche de l'Amour, c'est la joie à laquelle Dieu nous invite. Il connaît cette joie, mais aussi la souffrance engendrée par l'attente de celui qui s'égare. Le Seigneur qui est toute joie de toute éternité, car il est Amour, souffre de notre éloignement, de notre refus d'Amour. Il est toujours prêt à organiser la fête pour le retour du pécheur, lui dont la souffrance est grande devant notre refus de sa miséricorde et de son Amour.

La souffrance de Dieu

Origène (v. 185-254) exprime dans son Homélie VII sur le Lévitique cette blessure du cœur de Dieu dont la joie ne peut être complète en l'absence de l'homme à qui il a donné tout son Amour :

"Si nous avons compris quelle est l'ivresse des saints, et comment elle leur est promise pour leur joie, voyons maintenant comment notre Sauveur ne boit plus de vin jusqu'à ce qu'il boive avec les saints ce vin nouveau dans la Royaume de Dieu [allusion à Mt 26, 29 : "Je vous le dis je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le Royaume de mon Père."]

Maintenant encore, mon Sauveur s'afflige de mes péchés. Mon Sauveur ne peut être en joie, tant que je demeure dans l'iniquité. Pourquoi ne le peut-il ? Parce que lui-même est "avocat pour nos péchés auprès du Père", comme le déclare Jean, son intime, en disant que "si quelqu'un a péché, nous avons comme avocat auprès du Père Jésus Christ qui est sans péché, et qui lui-même est propitiation pour nos péchés". Comment donc pourrait-il boire le vin de l'allégresse, celui qui est avocat pour nos péchés, alors que je le contriste en péchant ? Comment pourrait-il être dans la joie, lui qui s'approche de l'autel en propitiation pour moi pécheur, lui au cœur de qui monte sans arrêt la tristesse de mes fautes ? "Je boirai ce vin, dit-il, avec vous dans le Royaume de mon Père". Tant que nous n'agissons pas de façon à monter au Royaume, il ne peut boire seul ce vin, lui qui a promis de le boire avec nous. Il demeure donc dans la tristesse aussi longtemps que nous persistons dans l'égarement. Si en effet son Apôtre "pleure sur certains qui ont péché et n'ont pas fait pénitence de leurs crimes", que dire de lui-même, qui est appelé le fils de l'amour, qui s'est anéanti à cause de l'amour qu'il avait pour nous, qui n'a pas cherché son avantage alors qu'il était égal à Dieu mais a cherché notre bien et pour cela s'est comme vidé de lui-même ? Ayant donc ainsi cherché notre bien, maintenant ne nous chercherait-il plus, ne songerait-il plus à nos intérêts, ne souffrirait-il plus de nos égarements ? Ne pleurerait-il plus sur notre perte, lui qui a pleuré sur Jérusalem et qui lui a dit : "Que de fois j'ai voulu rassembler tes fils, comme la poule rassemble ses poussins, et tu ne l'as pas voulu" ? Celui qui a pris nos blessures et qui a souffert à cause de nous comme le médecin de nos âmes et de nos corps, maintenant il négligerait la corruption de nos plaies ?… Donc, pour nous tous il se tient maintenant devant la face de Dieu, intercédant pour nous ; il se tient à l'autel, offrant à Dieu une propitiation en notre faveur… Il attend donc que nous nous convertissions que nous imitions son exemple, que nous suivions ses traces, pour se réjouir alors avec nous et "boire avec nous le vin dans le royaume de son Père."
(Cité in Jacques Liébaert, 1986 : Les Pères de l'Eglise, vol. 1, 1er - IV' siècle, Bibliothèque d'Histoire du Christianisme, n° 10, Desclée, p. 100)

Ainsi pour Dieu d'abord, mais pour l'homme ensuite - fait à l'image de Dieu -, il ne peut y avoir joie véritable sans miséricorde. Dieu qui veut notre désir libre (qui désirerait être aimé sous la contrainte ?) nous a fait savoir qu'il n'impose pas son Amour ; sa miséricorde attend que se manifeste le désir du pécheur de recevoir ce don de Dieu qu'est le pardon. Songeons-y nous même quand nous voulons apprendre à pardonner. En sachant qu'il ne peut y avoir joie véritable pour nous si nous ne pardonnons pas à nos frères.

Apprendre à pardonner

Peut-être devrait-on donc dire "miséricorde et joie", car la joie est la conséquence de la miséricorde et de la paix donnée à notre frère. Elle habite les cœurs miséricordieux ("Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde"). Il ne faut donc pas seulement attendre la miséricorde pour être heureux ; il faut la donner (ce que nous rappelle le "Notre-Père" : "Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés", mais nous pardonnons à nos frères parce que nous avons été pardonnés ; Dieu nous a aimés le premier…) (1).

Parmi les Cappadociens, c'est sans doute Grégoire de Nazianze qui a le plus développé la thématique de la joie liée à la miséricorde. Nous allons essayer de progresser avec lui :

Grégoire de Nazianze (329-390) : Homélie sur l'amour des pauvres (à propos des Béatitudes), 14, 38-40) :

"Heureux les miséricordieux, dit le Seigneur : ils obtiendront miséricorde ! La miséricorde n'est pas la moindre des béatitudes. Et encore : Heureux qui comprend le pauvre et le faible. Et aussi : L'homme bon compatit et partage. Ailleurs encore : Tout le jour, le juste a pitié, il prête. Emparons-nous donc de cette béatitude, sachons comprendre, soyons bons.

La nuit elle-même ne doit pas arrêter ta miséricorde. Ne dis pas : Reviens demain matin et je te donnerai. Qu'il n'y ait pas d'intervalle entre le premier mouvement et le bienfait. La bienfaisance seule n'admet pas de délai. Partage ton pain avec celui qui a faim, recueille chez toi le malheureux sans abri, et fais-le de bon cœur. Celui qui exerce la miséricorde, dit saint Paul, qu'il le fasse avec joie. Ton mérite est doublé par ta promptitude. Le don fait avec chagrin et par contrainte n'a ni grâce ni éclat. C'est avec un cœur en fête, non en se lamentant, qu'il faut faire le bien.

Si tu fais disparaître le joug, le geste de menace, dit le Prophète, c'est-à-dire si tu abandonnes l'avarice, la méfiance, si tu cesses d'hésiter et de grogner, qu'arrivera-t-il ? Quelque chose de grand et d'étonnant, une magnifique récompense : Alors ta lumière jaillira comme l'aurore, et tes forces reviendront rapidement. Et y a-t-il quelqu'un qui ne désire la lumière et la guérison ? […]

C'est pourquoi, si vous voulez bien m'en croire, serviteurs du Christ, ses frères et ses cohéritiers, tant que nous en avons l'occasion, visitons le Christ, honorons le Christ. Non seulement en l'invitant à table, comme quelques-uns l'ont fait, ou en le couvrant de parfums, comme Marie Madeleine, ou en participant à sa sépulture, comme Nicodème, qui n'était qu'à moitié l'ami du Christ. Ni enfin avec l'or, l'encens et la myrrhe, comme les mages l'ont fait avant tous ceux que nous venons de citer.

Le Seigneur de l'univers veut la miséricorde et non le sacrifice, et notre compassion plutôt que des milliers d'agneaux engraissés. Présentons-lui donc notre miséricorde par les mains de ces malheureux aujourd'hui gisant sur le sol, afin que, le jour où nous partirons d'ici, ils nous introduisent aux demeures éternelles, dans le Christ lui-même, notre Seigneur, à qui appartient la gloire pour les siècles. Amen.

Il est difficile de pardonner, mais Grégoire nous dit comment nous devons le faire :

Alors comment comprendre cette exigence difficile du Notre-Père "Pardonne-nous comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés", et comment éviter d'interpréter cette parole au premier niveau qui serait presque d'un "chantage" à l'égard de Dieu : "j'ai pardonné, alors maintenant tu peux me pardonner" ? N'avons-nous pas vu plus haut que si nous pouvons pardonner (chose ô combien difficile !) c'est parce que Dieu nous a pardonné. Son pardon est premier et sans ce pardon de Dieu il n'y aurait jamais eu de pardon dans notre coeur : la Loi ne conseille-t-elle pas plutôt à tous ceux qui ont vécu avant la venue du Christ (dont l'Amour embrase tout) : "Oeil pour oeil / dent pour dent" ?
Alors comment rendre compte de cette apparente contradiction ? Comment aller plus avant dans cette parole du Notre-Père ?

Nous dirons que paradoxalement, pour pouvoir recevoir le pardon, il faut avoir le pardon dans son coeur. Dieu ne réserve pas sa miséricorde à ceux qui sauraient déjà montrer qu'ils savent pardonner : il la donne à tous les hommes. L'homme, s'il n'avait été marqué par le pardon de Dieu (cf. les "Alliances" répétées jusqu'à la dernière et définitive, où Dieu en signe de pardon nous a envoyé son Fils qui s'est donné pour nous) ne pourrait même pas envisager le pardon. Ayant été marqué, par sa naissance en Dieu, par le baptême qui en est le signe, de cette miséricorde qui désormais est en lui, don précieux, l'homme est responsable de sa gestion et de sa réponse libre à Dieu, l'homme est libre de "faire prendre" (comme une sauce à émulsionner) ou de laisser de côté, ce que Dieu lui a donné, de faire agir cette dose de miséricorde et d'amour de l'autre qui est en lui, et dont il est seul gestionnaire
Ainsi, ce n'est pas Dieu qui pardonne à l'homme parce que l'homme aurait fait les premiers pas ; Dieu a fait beaucoup plus que des premiers pas et ceci bien avant les "premiers pas" de l'homme : il a mis la miséricorde dans le coeur de l'homme ; et l'homme qui a découvert l'Amour lui demande d'embraser ces brindilles qui tardent à s'enflammer, pour qu'il n'y ait plus qu'une communion d'Amour entre les hommes (tous les hommes) et Dieu. "Pardonne- nous, encore plus si c'est possible", murmure l'homme dont le désir pour Dieu est devenu sans limites, "aime-nous encore plus, alors que nous essayons petitement et difficilement d'aimer nos frères, pour que cet Amour de Toi prenne possession de notre coeur et qu'il n'y ait plus qu'un brasier d'Amour entre Dieu et tous les hommes - ceux que désormais nous aimons par Toi et parce que Toi tu nous as aimés."

Alors maintenant que nous savons que nous avons le pardon dans notre coeur, nous ne pouvons pas retarder le pardon que nous devons donner à nos frères. C'est là seulement que nous pourrons entrer dans cette communion d'Amour en Dieu où il n'y a plus ni premier ni dernier, mais Un seul, tout en tous.

Joie et baptême : le baptême du Christ comme sanctification du baptême

Nous ne nous étonnerons pas de voir le baptême, lieu du pardon, être ainsi lieu de joie. A la suite et à l'image du baptême du Christ : les Pères ont à maintes reprises pu souligner qu'il y a par le baptême non pas purification du Christ (qui est sans péché !) mais purification du baptême lui-même : c'est pourquoi on parle notamment de la purification de l'eau (le Jourdain), et de la sanctification des gestes, qui, accomplis par Jean-Baptiste sur le Christ, deviennent sacrement et sont sanctificateurs pour tous les hommes. Le "seul Saint" qui invite à leur réalisation sur lui, les sanctifie pour la suite des siècles. Grégoire de Nazianze insiste ainsi sur l'étonnement de Jean-Baptiste. Il incite les hommes au baptême en proclamant la "joie de Dieu" devant le salut de l'homme :

"Le Christ est illuminé par le baptême, resplendissons avec lui ; il est plongé dans l'eau, descendons avec lui pour remonter avec lui […] Jean est en train de baptiser, et Jésus s'approche ; peut-être pour sanctifier celui qui va le baptiser ; certainement pour ensevelir tout entier le vieil Adam au fond de l'eau. Mais avant cela et en vue de cela, il sanctifie le Jourdain. Et comme il est esprit et chair, il veut pouvoir initier par l'eau et par l'Esprit.

Le Baptiste n'accepte pas de le baptiser. Jésus insiste. C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi. Voilà comment la lampe s'adresse au soleil, la voix à la Parole, l'ami de l'Epoux à l'Epoux, le plus grand des enfants des femmes au premier-né de toute la création ; celui qui avait bondi dans le sein de sa mère à celui qui avait été adoré dans le sein de la sienne, le précurseur présent et futur à celui qui vient d'apparaître et qui réapparaîtra. C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi. Que Jean ajoute donc : et en me sacrifiant pour toi. Il savait en effet qu'il recevrait le baptême du martyre ; ou, comme Pierre, que ses pieds ne seraient pas seuls purifiés. […]

Mais voici Jésus qui remonte hors de l'eau. En effet, il porte le monde. Avec lui, il le fait monter ; il voit les cieux se déchirer et s'ouvrir, alors qu'Adam les avait fermés pour lui et sa descendance, quand il fut expulsé du paradis que défendait l'épée de feu.

Alors l'Esprit atteste sa divinité, car il accourt vers celui qui est de même nature. Une voix descend du ciel, pour rendre témoignage à celui qui en venait ; et, sous l'apparence d'une colombe, elle honore le corps, puisque Dieu, en se montrant sous une apparence corporelle, divinise aussi le corps. C'est ainsi que, bien des siècles auparavant, une colombe est venue annoncer la bonne nouvelle de la fin du déluge. […]

Pour nous, honorons aujourd'hui le baptême du Christ, et célébrons cette fête de façon irréprochable. […]

Soyez entièrement purifiés, et purifiez-vous encore. Car rien ne donne à Dieu autant de joie que le redressement et le salut de l'homme : c'est à cela que tend tout ce discours et tout ce mystère. Soyez comme des sources de lumière dans le monde, une force vitale pour les autres hommes. Comme des lumières parfaites secondant la grande Lumière, soyez initiés à la vie de lumière qui est au ciel ; soyez illuminés avec plus de clarté et d'éclat par la sainte Trinité, dont vous avez reçu maintenant, d'une façon restreinte, un seul rayon, venant de l'unique divinité, en Jésus Christ notre Seigneur, à qui appartiennent la gloire et la puissance pour les siècles des siècles. Amen."
(Homélie pour la fête des lumières (Homélie 39), 14 - 16, 20)

Nous retrouvons ici la lumière, expression de la joie à travers toute l'Ecriture. On ne dit pas toujours que les hommes sont dans la joie ; on préfère souvent dire qu'ils sont "comme la lumière", qu'ils sont remplis de lumière ; on annonce à ceux qui sont heureux : "sur ta route brillera la lumière" (Job 22, 28), on implore Dieu d'envoyer sa lumière et sa vérité (Ps 43) ; on parle encore de ceux qui sont "illuminés" (cf. le baptême = l'illumination).

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(1) Cf. Augustin dans son Explication du Sermon sur la Montagne rapproche les béatitudes des demandes du Notre-Père.
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