Chez St Jean, dans l'Evangile, on a 14 attestations du mot "péché" ; encore plus dans la 1ère Epître (notons que dans le Commentaire de St Augustin, tout le Traité V est consacré au péché) : encore faudrait-il ne pas négliger les autres formes linguistiques prises par cette réalité qu'est le péché (ainsi quand Jean parle de l'"œuvre du Diable", etc.). Quelles que soient les caractéristiques diverses du péché, il est toujours éloignement et ignorance de Dieu. Augustin nous dit ainsi :
"... Dieu vous disant : Demandez ce que vous désirez, qu'allez-vous lui demander ? Faites effort de tout votre esprit, lâchez la bride à votre avarice, étendez, élargissez votre convoitise, autant que vous le pourrez ; car ce n'est pas le premier venu, c'est le Dieu Tout-Puissant qui vous dit : demandez ce que vous désirez. Si vous aimez des propriétés, vous désirerez toute la terre, de sorte que tous ceux qui naîtront soient vos fermiers ou vos serviteurs. Et que ferez-vous, lorsque vous posséderez toute la terre ? Vous demanderez la mer, bien que vous ne puissiez y vivre. Dans ce genre d'avarice, les poissons seront mieux partagés que vous ; à moins que vous ne possédiez aussi les îles de la mer. Mais passez outre, demandez encore le domaine des airs, quoique vous ne puissiez pas voler. Etendez vos désirs jusqu'au ciel ; dites que le soleil, la lune et les étoiles vous appartiennent, parce que celui qui a fait toutes ces choses vous a dit : demandez ce que vous désirez. Cependant, vous ne trouverez rien qui ait plus de prix, vous ne trouverez rien qui soit meilleur que celui qui a fait toutes ces choses. Demandez donc celui qui les a faites, et en lui et par lui vous posséderez tout ce qu'il a fait. Toutes ces choses sont d'un haut prix, parce que toutes sont belles, mais qu'y a-t-il de plus beau que lui ? Elles sont fortes, mais qu'y a-t-il de plus fort que lui ? Et il n'est rien qu'il donne plus volontiers que lui-même. Si vous trouvez quelque chose de meilleur, demandez-le. Si vous demandez autre chose, vous lui ferez injure, et vous vous ferez tort à vous-même, en lui préférant sa créature, alors que le créateur aspire à se donner lui-même à vous." (Enarr. Ps. 34, 12 ; (premier discours)).
"Bien tard je t'ai aimée,
ô beauté si ancienne et si nouvelle,
bien tard je t'ai aimée !
Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors
et c'est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
pauvre disgracié, je me ruais !
Tu étais avec moi et je n'étais pas avec toi ;
elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
si elles n'existaient pas en toi, n'existeraient pas !
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ;
tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ;
tu as embaumé, j'ai respiré et haletant j'aspire à toi ;
j'ai goûté, et j'ai faim et j'ai soif ;
tu m'as touché et je me suis enflammé pour ta paix."
(Conf., X, xxvii, 38)
"Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait, veillez à ne pas le
comprendre en ce sens que le rien serait quelque chose. Beaucoup en effet, qui entendent mal
cette parole : Sans lui rien n'a été fait, se sont accoutumés à penser que le
rien est quelque chose. Le péché, certes, n'a pas été fait par lui, et il est évident que le
péché n'est rien et que les hommes tombent à rien quand ils pèchent."
(Homélies sur l'Evangile de Jean, tract. I, 13, pp. 153-154).
Pécher, c'est tendre volontairement vers le néant.
La volonté même de l'homme est marquée par le péché, et l'empêche de retrouver le bonheur pour quoi il est fait, l'empêche de trouver Dieu, Dieu vient trouver l'homme au cœur même de son péché. cf. la vie d'Augustin. L'infini de Dieu est présent au cœur même du péché de l'homme : c'est Dieu qu'il cherche, jusque dans le mal :
Alors que, seul, l'homme ne peut sortir de ce péché, la Grâce qui lui est donnée en surabondance, va lui permettre de retrouver ce pour quoi il est fait : le bonheur en Dieu.
Face au péché, le devoir de correction est un devoir qui appartient à tous : le chrétien doit porter dans son cœur le souci de l'âme de ses frères :
"L'amour même de la dilection ne lui permet pas [à l'homme] d'abandonner les autres à leur indiscipline. "
L'homme doit confesser son péché, pour en prendre conscience :
"Quand tu commences à détester ce que tu as fait, c'est alors que tes œuvres bonnes
commencent parce que tu accuses tes œuvres mauvaises. Le commencement des œuvres bonnes,
c'est la confession des œuvres mauvaises. Tu fais la vérité et tu viens à la Lumière. Qu'est-ce
à dire : Tu fais la vérité ? Tu cesses de te louer, de te flatter de t'aduler, de te dire :
Je suis juste, alors que tu es injuste ; tu commences alors à faire la vérité. Et tu viens à
la Lumière pour manifester que tes œuvres sont faites en Dieu, car cela même qui te déplaît,
ton péché, ne te déplairait pas si Dieu ne t'éclairait pas et si sa vérité ne le montrait
pas à tes yeux. Au contraire, celui qui, même après avoir été averti n'en continue pas moins
à aimer ses péchés prend en haine la Lumière qui l'avertit, et il la fuit pour que ses œuvres
mauvaises qu'il aime ne soient point découvertes. Mais celui qui fait la vérité accuse les maux
qui sont en lui : il ne s'épargne pas, il ne se pardonne pas pour que Dieu lui pardonne,
car ce qu'il veut que Dieu lui pardonne, il le reconnaît lui-même, et il vient à la Lumière à
qui il rend grâce de lui avoir montré ce qu'il devait haïr en lui, il demande à Dieu :
Détourne ta face de mes péchés [Ps. 50, 11]. Et dans quels sentiments le dit-il
s'il n'ajoute pas : Parce que, mon forfait, je le connais et que mon péché est sans cesse
devant moi [Ps. 50, 5] ? Tiens devant toi ce que tu ne veux pas qui soit devant Dieu.
Mais si tu rejettes ton péché derrière toi, Dieu te le remettra devant les yeux, et il le
retournera sous tes yeux quand ce ne sera plus pour la pénitence le temps de porter fruit."
(Homélies sur l'Evangile de Jean, Tract. XII, 13, pp. 661-663).
On retrouve la même argumentation dans le Commentaire sur la 1ère Epître, IV, 3 (p. 223) :
"Tu commences à ne plus justifier ton péché : c'est déjà un commencement de justice ; cette justice atteindra en toi sa perfection, quand nulle autre occupation n'aura pour toi de charme, quand la mort sera absorbée dans la victoire, quand tu ne seras plus en butte aux chatouillements de la convoitise…"
De fait c'est toute la question du rôle mystérieux de la Loi dans l'économie du salut. La Loi a révélé aux hommes les exigences de Dieu : l'homme a appris ce qu'il ne devait pas faire et comme sa convoitise l'emportait néanmoins sur ses efforts pour lui faire commettre ce qu'il savait désormais interdit, ce qui n'était auparavant qu'un désordre semi-conscient a pris la gravité d'une transgression (cf. St Paul : Ep. aux Romains). L'homme doit donc confesser sa misère et implorer la venue du Médecin (le Christ).
Chez Augustin, on retrouve de façon récurrente le thème du Christ-médecin qui soigne les yeux de notre cœur pour qu'ils puissent voir la lumière :
L'Incarnation du Christ est un remède permanent que l'homme s'applique à lui-même par la foi.
"Le Verbe s'est fait homme à l'intention des yeux du corps, afin que, croyant en celui qui a
pu être vu corporellement, tu sois guéri pour voir celui-là même que tu n'étais pas capable
de voir par le regard de l'esprit."
(Homélies sur l'Evangile de Jean, Tract. XIV, 12).
La question du péché originel : sans se lancer ici dans toute la controverse pélagienne et les livres auxquels elle a donné naissance (qui ne correspondent pas à notre propos ici), on peut trouver dans la lecture de St Jean que fait Augustin des éléments qui permettent de résumer ses principales d'idées : ce que possède l'homme de bon et de vrai lui vient de Dieu. Augustin se fonde sur Jn 8, 44 : "Celui qui profère le mensonge parle de son propre fonds" (dit par Jésus à propos du Diable et de ceux qui le suivent) :
"Ce que l'homme possède de vérité et de justice vient de cette source, où nous devons
désirer nous abreuver en ce désert afin qu'en en recevant comme de quelques gouttes
rafraichissement et réconfort durant l'attente de cet exil pour ne pas défaillir en route,
nous puissions parvenir au repos et à la satiété dont elle est le principe"
(Homélies sur l'Evangile de Jean, Tract. V, 1)
Le péché est en l'homme depuis la faute originelle, mais le Christ l'a guéri en donnant sa vie pour tous, et si nous sommes enfants de Dieu, nés de Dieu, il n'y a plus de péché en nous. L'apparente contradiction de Jn (1ère Epître) est explorée par Augustin :
C'est le rôle du "commandement nouveau" :
"Il y a un péché déterminé [celui contre le commandement nouveau] que ne peut connaître
celui qui est né de Dieu : ce péché évité, les autres sont détruits ; ce péché commis, les
autres sont renforcés."
(Commentaire sur la 1ère Ep., V, 3)
De fait, à l'origine, la nature de l'homme a été créée sans péché, mais dotée de libre-arbitre. Ce libre-arbitre peut entraîner l'homme au péché (cf. le péché d'Adam), mais peut devenir liberté pleine si l'homme choisit Dieu. Adam a choisi le péché volontairement, et il faut toute la grâce pour lui permettre de retrouver la liberté perdue, car le péché est esclavage (il entraîne l'homme à sa perte et à la mort, loin du Christ qui est le Chemin, la Vérité, la Vie). (1).
(1) : Dans l'Enchiridion (Manuel), traité écrit par Augustin en 421
et qui passe souvent pour un
véritable abrégé de sa doctrine, Augustin résume les quatre états de l'humanité
par rapport à Dieu :
"Lorsque s'étendent les profondes ténèbres de l'ignorance (Ac 17, 30) et que, sans aucune résistance de la raisons,
on vit selon la chair (Rm 8, 1), c'est le premier état de l'humanité.
Ensuite, quand la loi a fait connaître le péché (Rm 7, 7) s'il n'est pas encore aidé par l'Esprit divin, celui
qui veut conduire sa vie selon la loi est vaincu. Il pèche alors sciemment et tombe sous l'esclavage du péché. "En
effet, quand on est vaincu par quelqu'un on lui est soumis comme esclave" (2 P 2, 19). La connaissance du précepte
a fait que le péché excite en l'homme toutes sortes de convoitises et comble la mesure en y ajoutant la prévarication,
de manière à vérifier ce qui est écrit : "La loi est survenue pour qu'abondât le péché (Rm 5, 20). Tel est le
second état de l'humanité.
Mais si, regardant à notre misère, Dieu se révèle à notre foi comme prêt à nous aider lui-même, dans l'accomplissement
de de qu'il ordonne et que l'homme commence à ressentir l'action de son Esprit, un désir s'élève à
l'encontre de la chair par la vertu plus puissante de la charité (Gal 5, 16-18). Ainsi, bien qu'il y ait toujours
quelque chose de l'homme qui s'oppose à l'homme parce que sa faiblesse n'est pas encore entièrement guérie, le juste
néanmoins vit de la foi (Rom 1, 17 ; Gal 3, 11 ; He 10, 38), et il vit en juste dans la mesure où il ne cède pas à
la mauvaise concupiscence parce que la délectation de la justice l'emporte chez lui. Tel est le troisième état de
l'humanité qui anime l'espoir du bien. A celui qui y persévère et progresse fidèlement il reste un dernier état,
savoir la paix qui consistera dans le repos de l'âme après cette vie, puis dans la résurrection de la chair.
De ces quatre états différents, le premier se place avant la Loi, le second sous la Loi, le troisième sous la grâce,
le quatrième dans la plénitude et la perfection de la paix. C'est ainsi que le régime du peuple de Dieu lui-même
fut ordonné à travers les temps comme il a plu à Dieu qui "règle toutes choses avec mesure, nombre et poids" (Sag 11, 21)."
(Enchiridion, 118)