Un chemin spirituel : les Confessions de St Augustin.

Chapitre 5e

La place de la Bible dans les Confessions (et dans l'oeuvre d'Augustin)

L’état de la question de la traduction de la Bible à l’époque d’Augustin

Au moment où Augustin prêche comme évêque, où il écrit son oeuvre (et particulièrement les Confessions), sous quelle forme et de quelles traductions de la Bible dispose-t-on ? On rappellera d’abord qu’Augustin qui n’ignorait pas complètement le grec, n’aimait pas cette langue, et vraisemblablement ne pouvait pas vraiment accéder, complètement, à la Septante en langue originale : il lisait la bible en latin, dans les traductions plus ou moins satisfaisantes qui existaient et qui étaient précisément du fait de leurs variantes multiples(1), à l’origine du projet de Jérôme qui entreprit de retraduire la Bible de l’hébreu (pour retrouver le sens originel) et du grec (pour les livres uniquement en grec). Cette version de Jérôme allait donner ce que plus tard, après d’ailleurs des retouches, on appellera la "Vulgate" (terme qui date probablement du XVIe siècle et qui est appliqué à la traduction de Jérôme, très diffusée au cours du Moyen Age : le mot "vulgate" signifie "version répandue", "version populaire").

Jérôme est d’ailleurs parfois parti aussi des traductions de la Septante existant en latin (pour le NT). En tout cas il accomplissait là un considérable travail de comparaison des versions et de révision.

Augustin s’est d’ailleurs opposé à Jérôme car les deux hommes avaient deux conceptions différentes de la traduction de la Bible(2), plus exactement – car Augustin admirait aussi beaucoup les compétences linguistiques de Jérôme – en raison du refus de celui-ci d’accorder à la Septante le même caractère de révélation qu’à la Bible hébraïque : précisément St Jérôme prétend repartir de l’hébreu dans une perspective de fidélité, en ignorant volontairement l’historicité de la révélation, et toute la tradition de l’Eglise bâtie sur la Septante (cette version est en usage depuis plusieurs siècles, et elle a donné naissance à de nombreuses gloses et interprétations).

Augustin dans ses oeuvres les plus tardives, connaît visiblement les traductions de Jérôme ; il se comporte alors en exégète, comparant manuscrits grecs et latins... et c’est à travers diverses traductions qu’il tente d’éclairer ainsi certaines obscurités de la Bible. (cf. par exemple : Questions sur l’Heptateuque (419-420), La Cité de Dieu, De la doctrine chrétienne(3) ou les Rétractations). Précisément dans les Questions sur l’Heptateuque(4), Augustin est amené à comparer un fragment biblique cité selon la Septante (qui sert de version de base à tout l’ouvrage) avec le fragment correspondant d’une "traduction faite à partir de l’hébreu" - sans nommer Jérôme, mais c’est très certainement lui qu’il vise. De fait cela nous prouve qu’Augustin connaissait bien la traduction de Jérôme au moins pour certains livres, et qu’il gardait cependant toute son estime à la Septante qu’il conserve comme texte de référence, affirmant les intuitions véritablement prophétiques, des auteurs de la Septante dont il considère le texte comme "inspiré". Pour lui, le texte grec est toujours à considérer, même s’il reconnaît que le texte hébreu apparaît plusieurs fois aussi valable ou plus clair. Il travaille pratiquement toujours sur les traductions en latin (n’accédant pas comme Jérôme couramment au grec, non plus bien sûr qu’à l’hébreu ou au syriaque).

Ceci nous montre l'intérêt, dans tous les cas, de ce que je vous invite à faire en comparant au moins des traductions d’Augustin en français si vous ne mmaîtrisez pas le latin ! Cela permet souvent de pénétrer plus avant dans le sens en cherchant celui-ci à travers diverses traductions. Il n’y en a pas une bonne et d’autres mauvaises – ce serait une simplification d’un débat - ô combien complexe - où l’on dirait "traduction = trahison" sans réfléchir. Traduire, c'est toujours interpréter, c’est aussi toujours découvrir de nouveaux sens... ce qui est profondément la démarche de l’homme qui cherche Dieu et ne peut prétendre à aucun moment le "comprendre", le saisir, le connaître totalement... Il est parfaitement inutile de s'imaginer que nous nous efforçons de recevoir la Bible comme les hommes de l’Ancien Testament (alors que le Christ est venu depuis) ou comme les apôtres et leurs successeurs immédiats, alors que toute la traduction interprétative de l’Eglise marque si largement notre lecture. Il n’y a de lecture "vraie", faite en vérité que sous le regard de Dieu, le coeur ouvert, et non pas arrêté par quelque "intégrisme" ou "littéralisme" qui voudrait limiter à une interprétation et une seule la lecture de la Bible : lecture sans fin, toujours à recommencer, toujours à compléter, en laissant résonner toutes les harmoniques qui se présentent à notre conscience...

La perspective d’Augustin apparaît clairement dans la Cité de Dieu où il explicite ce qu’il pense de la Septante :

"Quand il n’y a pas erreur de copiste, il faut croire, si le sens conforme à la vérité proclame la vérité que sous l’influence de l’Esprit divin, les Septante, laissant leur rôle de traducteurs et parlant en libres prophètes, ont voulu s’exprimer d’une manière différente. De là vient qu’à juste titre l’autorité apostolique les invoque, et pas seulement l’hébreu, quand elle fait appel au témoignage de l’Ecriture."
(Cité de Dieu, XV, 14 (2)).

quand, sur un point précis, il compare l’hébreu qui fait dire à Jonas "Dans quarante jours Ninive sera détruite" et la Septante qui fait dire "Dans trois jours Ninive sera détruite", tout en reconnaissant la réalité de ce qu’a dû annoncer d’abord Jonas (40 jours), il ajoute :

"Les Septante, venant beaucoup plus tard, ont pu dire autre chose, se rapportant néanmoins au sujet et concourant, mais sous un autre point de vue, à un seul et même sens ; le lecteur serait ainsi invité, sans dédaigner aucune des deux autorités, à s’élever dans l’histoire à la recherche des réalités que l’histoire elle-même a pour mission de signifier."
(Cité de Dieu, XVIII, 44).

Augustin démontre que c’est le Christ lui-même qui figure soit les quarante soit les trois jours !

"Comme si les Septante, prophètes autant que traducteurs, avaient voulu réveiller de sa torpeur le lecteur uniquement préoccupé de la suite des faits accomplis et, l’invitant à scruter la profondeur de la prophétie, lui avaient tenu en quelque sorte ce langage ! ‘Cherche dans les quarante jours celui-là même que tu pourras trouver dans les trois ; tu trouveras les premiers dans son Ascension, les seconds dans sa Résurrection.’ C’est donc avec beaucoup d’à-propos que le Christ a pu être préfiguré dans les deux nombres que, l’un par Jonas le prophète, l’autre dans la prophétie des soixante-dix interprètes, le seul et même Esprit a fait connaître."
(Cité de Dieu, XVIII, 44)(5).

Il affirme : "l’une et l’autre [autorité], en effet, sont divines et n’en font qu’une" (ibid.). On lira avec intérêt le commentaire de P. Benoît sur cette question :

"Augustin a l’intérêt de représenter la tradition de l’Eglise qui résiste au radicalisme de Jérôme. Il le fait en théologien qui n’ignore pas la critique. Et c’est précisément de ces deux qualités jointes en lui que jaillit une vue pénétrante, jamais présentée avant lui avec la même puissance : l’inspiration et la vérité des deux textes, l’hébreu et le grec, à accepter tous deux comme deux étapes voulues par Dieu dans le progrès de la révélation(6). Origène ne voulait de texte canonique que le grec, laissant l’hébreu aux Juifs ; Jérôme ne voulait que l’hébreu, ravalant le grec au rang d’une tradition plus ou moins exacte. Augustin retient les deux comme deux expressions de la Parole divine, différentes sans doute, mais complémentaires et voulues toutes deux par le même Esprit. C’est là une vue singulièrement profonde et vraie"(7).

Au-delà de ces deux versions principales, on voit Augustin citer aussi pour d’autres passages de la Bible des variantes présentes dans certaines traductions, les intégrer au lieu de les écarter et tenter d’en saisir toutes les valeurs pour plus de sens(8). C’est là typiquement la démarche augustinienne, pour toute son oeuvre : constituer le sens à partir de toutes les interprétations possibles, en ajouter même d’autres, plutôt qu’en écarter certaines au nom d’une "pseudo-authenticité" ou "fidélité" impraticable et en outre sans valeur !

Le débat sur la lecture littérale et la lecture spirituelle au 4e siècle

Il convient de faire un bref rappel (important) du contexte dans lequel intervient le débat entre Jérôme et Augustin, mais aussi tout le paysage plus vaste de la lecture biblique au IVe siècle.

C'est dès le deuxième siècle que se développe l'exégèse patristique de l'Ancien Testament (cf. chez Ignace, mais aussi chez le pseudo-Barnabé). On prend de plus en plus l’habitude d’interpréter, de comprendre l’Ancien Testament à la lumière du nouveau ; et le "Nouveau", la vie et le message du Christ, sont expliqués à travers l’Ancien, recherchant des "figures" pour mieux comprendre. On insistera toujours pour dire que l’Ancien et le Nouveau Testaments forment un chemin unique pour découvrir Dieu, et qu’il n’est pas question d’éliminer l’un ou l’autre. Certes, dès les premiers siècles on voit se développer cette hérésie – si fréquente à notre époque – qui consiste à rejeter l’AT, et le Dieu de l’AT comme méchant, mauvais… Irénée a dénoncé cette hérésie, notamment présente chez Marcion(9), d’où le nom qui lui est généralement donné : le marcionisme. C’est d’ailleurs l’un des thèmes majeurs du IVe livre du Contre les Hérésies d’Irénée dont on intitule par exemple la 1ère partie : "Un seul Dieu, auteur des deux Testaments, prouvé par les paroles claires du Christ", la 2e partie : "L’Ancien Testament, prophétie du Nouveau", ou la 3e Partie : "Un seul Dieu, auteur des deux Testaments, prouvé par les paraboles du Christ".

J. Liébaert commente cette lecture christologique de l'AT, dans une perspective de continuité du plan de Dieu :

"A partir de là [...], la réflexion chrétienne va élaborer la vision d'une histoire du salut, avec ses étapes et ses moments décisifs. Ainsi tout en vivant une expérience nouvelle, le christianisme ancien ne reniera-t-il pas l'expérience passée, ayant conscience d'être bien nouveauté radicale, mais non commencement absolu. Un équilibre sera trouvé entre des positions extrêmes : soit le rejet plus ou moins intégral de l'Ancien Testament par la gnose ou le marcionisme, soit une interprétation systématiquement "allégorisante" ou symbolique de l'Ancien Testament, réduisant celui-ci à un livre d'images des réalités chrétiennes, comme s'il n'était autre chose qu'une première forme, en symboles, de la révélation chrétienne : la thèse est exploitée dans la Lettre de Bernabé? mais ne sera pas suivie telle quelle par les Pères ; si l'exégèse allétorisante restera en faveur chez la majorité d'entre eux, elle n'ira pas jusqu'à évacuer la dimension et la signification historiques de l'Ancien Testament ; ce serait couper le christianisme de ses racines."
Jacques Liébaert, Les Pères de l'Eglise, vol. I, 1er-IVe siècles, Bibliothèque d'Histoire du Christianisme n° 10, p. 30).

On trouve précisément un exemple d'interprétation allégorisante du sabbat déjà dans la Lettre du Pseudo-Barnabé, chap. 15, 1-9 (Un des "pères apostoliques" - donc l'un de ceux qui ont immédiatement succédé aux apôtres : fin du 1er siècle ou début 2e) :

Au sujet du sabbat, il est écrit dans le décalogue que Dieu adresse sur le Sinaï à Moïse personnellement : Sanctifiez le sabbat du Seigneur avec des mains pures et un cœur pur. Et ailleurs il dit : Si mes fils gardent le sabbat, alors je répandrai ma miséricorde sur eux. Il parle du sabbat au commencement de la création : Et Dieu fit en six jours les œuvres de ses mains et il les acheva au septième jour ; il s’y reposa et le sanctifia (Gen. 2, 2-3). Réfléchissez à ce que veut dire : "Il les acheva en six jours". Cela veut dire que c’est en six mille ans que le Seigneur achèvera l’univers ; un jour pour lui représente en effet mille ans… Et il se reposa le septième jour ; cela veut dire : lorsque son Fils viendra abolir le temps de l’Inique, juger les impies et changer le soleil, la lune et les étoiles, alors il se reposera pleinement au septième jour.
Enfin il dit : Tu le sanctifieras avec des mains pures et un cœur pur. Si donc ce jour que Dieu a sanctifié, quelqu’un peut aujourd’hui le sanctifier d’un cœur pur, nous nous sommes complètement égarés. Mais si ce n’est pas pour maintenant, c’est alors dans le plein repos qu’il le sanctifiera, lorsque nous en serons capables, quand nous aurons nous-mêmes été justifiés, quand nous aurons reçu la promesse, quand il n’y aura plus d’iniquité et que tout sera renouvelé par le Seigneur. Alors nous pourrons le sanctifier, nous-mêmes ayant été d’abord sanctifiés.
Il leur dit enfin : Je ne supporte pas vos nouvelles lunes et vos sabbats (Is. 1, 13). Voyez comment il parle : Ce ne sont pas tes sabbats d’aujourd’hui qui me sont agréables, mais celui que j’ai fait, où, ayant tout mis en repos, je ferai le commencement du huitième jour, c’est-à-dire le commencement d’un autre monde. C’est pourquoi nous (les chrétiens) célébrons le huitième jour dans la joie, le jour où le Christ est ressuscité des morts et, après s’être manifesté, est monté aux cieux." (cité in J. Liébaert, op. cit., p. 31).

Chez Irénée on a déjà de nombreuses interprétations allégoriques, et il exposera clairement le rôle des Evangiles et plus globalement de l’Ecriture cf. Livre III, 1, 1-2, exposant les fondements de la tradition scripturaire.

Encore caractéristique de cette démarche assez fondamentale des Pères par rapport à l’Ecriture – et pour faire découvrir un Père tardif et moins connu : un extrait du Commentaire sur l'Ecclésiaste (extraits : 8, 6 ; 10, 2) attribué à St Grégoire d'Agrigente (v. 559-592) :

"Va manger ton pain dans la joie et bois de bon coeur ton vin, car déjà Dieu a agréé ta conduite. Que tes vêtements soient blancs, et que l'huile ne manque pas sur ta tête." [Ec 9, 7-8]

Si nous voulons expliquer cette parole dans son sens immédiat et naturel, nous dirons que c'est une exhortation judicieuse par laquelle l'Ecclésiaste nous invite à délaisser et à mépriser les ornières tortueuses et perverses des hommes mauvais et ennemis de la vérité. Si nous vivons avec droiture, si nous sommes attachés à la doctrine d'une foi pure envers Dieu, nous mangerons notre pain dans la joie et nous boirons notre vin de bon coeur. Alors nous ne tomberons pas dans des doctrines mauvaises ni dans une conduite perverse. Au contraire, nous aurons toujours des pensées droites et, de tout notre pouvoir, nous accorderons notre miséricorde et nos bienfaits aux malheureux et aux pauvres. Car, évidemment, Dieu se complaît en ceux qui ont de tels soucis et qui agissent de la sorte. [...]

Mais l'interprétation spirituelle nous élève à des réflexions plus hautes. Elle nous fait penser au pain céleste et sacramentel qui descend du ciel et qui donne la vie au monde ; de même elle nous invite à boire de bon coeur le vin spirituel, c'est-à-dire celui qui a jailli du côté de la vraie vigne, lors de la Passion qui nous sauve. C'est à ce sujet que l'Evangile du salut nous dit : Jésus, ayant pris le pain, le bénit et dit à ses saints disciples et Apôtres : Prenez, mangez : ceci est mon corps, qui est rompu pour vous, en vue du pardon des péchés. De même pour la coupe, il dit : Buvez-en tous : ceci est mon sang, celui de la nouvelle Alliance, qui est répandu pour vous et pour la multitude en vue du pardon des péchés. En effet, ceux qui mangent ce pain et boivent ce vin sacramentel se réjouissent vraiment et pourraient s'écrier : Tu as mis la joie dans notre coeur !"

On pourrait multiplier les exemples montrant cette démarche. Comme nous le disions, ce sera le rôle essentiel d’Ambroise auprès d’Augustin qui ne peut accepter de prendre au pied de la lettre les récits bibliques qu’il juge enfantins. Il va découvrir l’interprétation allégorique avec l’évêque de Milan (cf. ci-dessus).

Toutefois, il faut évoquer malgré tout l’affrontement (relatif) entre les deux tendances dans l’Eglise des IIIe-IVe siècles, avec deux courants (dangereux quand ils sont séparés) :

Certes, la lecture "symbolique" est essentielle. Il ne convient pas de la rejeter : elle ne nie d’ailleurs pas la réalité des faits, mais cherche à "aller plus loin" qu’eux, à ne pas s’en tenir au sens immédiat (parfois "limité"). Mais, elle présente aussi des dangers "mise entre toutes les mains" ! On s’éloigne de plus en plus du sens littéral et on ne peut empêcher que certains finissant même par douter de la réalité objective, du caractère historique de certains événements. Donc prudence dans tous les cas (voir conclusion ci-dessous).

Ce danger bien réel n’est d’ailleurs pas étranger à notre époque. Voyez, d’un côté, comment les interprétations littéralistes, par exemple des "Témoins de Jéhovah" sont problématiques ; mais rappelons-nous aussi cette idée constante chez de nombreux chrétiens que tout est "façon de parler", au point d’en arriver à méconnaître ou nier les fondements de la foi : dire que le pain est le corps du Christ c’est une façon de parler, dire que le Christ est ressuscité, c’est une façon de parler… Faisons attention et rappelons-nous St Paul :

"Mais si le Christ n'est pas ressuscité, vide alors est notre message, vide aussi votre foi. Il se trouve même que nous sommes des faux témoins de Dieu, puisque nous avons attesté contre Dieu qu'il a ressuscité le Christ, alors qu'il ne l'a pas ressuscité, s'il est vrai que les morts ne ressuscitent pas. Car si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, vaine est votre foi ; vous êtes encore dans vos péchés." (1 Co 14, 12)

Ces deux approches (littéraliste et symbolique) ont existé de tous temps : cf. Nicodème et "naître" : mésinterprétation et explication du Christ (en Jn 3). Voir aussi, dans l’AT, l’épisode de la ceinture dans Jr 13, 1-11. Il s’agit chaque fois de savoir comment passer du concret, du tangible au symbolique.

Mais aucune des deux "lectures" n’est vraie toute seule : les deux ont leur place, ce sont les deux, ensemble, qui donnent à notre lecture de la Bible sa profondeur interprétative… Ainsi l’interprétation n’est jamais finie, de nouveaux sens, de nouvelles allégories se font jour au fil des siècles : surtout dans le rapprochement des textes de l’AT et du NT (typologie, figures...), source exceptionnelle d’approfondissement de notre foi. Ne perdons pas de vue toutefois le concret, la venue de Dieu dans un peuple particulier, la venue de ce Dieu qui a pris chair, qui a vécu homme parmi les hommes… Pas d’"angélisme" : au contraire une foi nourrie de tout ce que nous sommes, une fois présente dans le monde tel qu’il est, pour des hommes bien réels – ceux de notre temps.

On donnera un exemple de la démarche d’Origène : sa méditation continuelle de l’Ecriture sainte lui a inspiré de très nombreuses homélies et commentaires : partant du texte biblique (auquel il a consacré énormément de soins pendant toute sa vie, constituant vraiment par là l’exégèse biblique), envisagé d’abord dans sa littéralité, Origène va progressivement dégager la signification profonde, le sens spirituel. Ainsi Origène inaugure ce qui deviendra la Lectio divina, Son Commentaire sur le Cantique des Cantiques est un des plus beaux textes suscités par la lecture biblique. Un court exemple, ici, de sa démarche avec un extrait de son Commentaire sur la Genèse (6, 8 sq.) :

"Isaac porte lui-même le bois de l’holocauste, parce qu’il est une figure du Christ qui porte lui-même sa croix, bien que porter le bois de l’holocauste soit l’office du prêtre. Mais le Christ est à la fois la victime et le prêtre. Ce qui suit : et tous deux s’en allèrent ensemble se rapporte au même mystère. En effet, tandis qu’Abraham, s’apprêtant à sacrifier, porte le feu et le couteau, Isaac ne marche pas derrière lui mais avec lui, montrant par là qu’il s’acquitte pareillement avec lui de la fonction sacerdotale.
Quelle est la suite ? Isaac, dit l’Ecriture, interrogea son père Abraham : "Mon Père" ! A ce moment, la voix du fils est celle de la tentation. Imaginez-vous à quel point cette voix du fils qui va être immolé bouleverse les entrailles paternelles ? Aussi malgré la rigueur de sa foi, Abraham répond à son tour par une parole d’affection : "Eh bien mon fils ?" Isaac reprit : "Voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ?" Abraham répondit : "Dieu saura bien trouver l’agneau pour l’holocauste mon fils."
Je suis frappé par cette réponse d’Abraham, à la fois exacte et prudente. Je ne sais pas ce qu’il voyait en esprit : en effet, il ne s’agit pas du présent, mais de l’avenir, quand il dit : Dieu saura bien trouver l’agneau. A son fils qui l’interroge sur le présent, il répond en disant l’avenir. C’est que le Seigneur lui-même devait trouver l’agneau dans la personne du Christ..."

On voit comment le commentaire est fondé sur une analyse minutieuse du texte lui-même : chaque mot, chaque expression sont commentés pour que se fasse jour tout le sens.

Nombreux sont les Pères qui auront excellé dans cette tâche du commentaire biblique, fondée toujours sur une analyse sérieuse du texte et de ses significations directes qui entraînent progressivement l’explicitation de significations moins immédiates. Guidés ainsi, les fidèles, à travers les homélies, reçoivent un enseignement, une véritable nourriture pour toute leur vie. Cette analyse bien sûr requiert des connaissances historiques, philologiques, théologiques… c’est sans doute pourquoi, elle n’est pas non plus à la portée de tout un chacun . On verra ressurgir ce débat plus tard dans l’histoire de l’Eglise lors des séparations du XVIe siècle ; il s’agira alors de déterminer la part de la "tradition" dans l’interprétation ; peut-on spontanément, hors de toute tradition, et sans guide, déterminer le sens de l’Ecriture ? La question est loin d’être close !

Comment Augustin cite la Bible

Comme dans toute l’oeuvre d’Augustin, la Bible, les citations bibliques, les commentaires et explications de la Bible tiennent une place majeure dans les Confessions.

Il y a des milliers d’emprunts à la Bible dans les Confessions, qui ne sont même pas toujours des citations proprement dites, comme le souligne G. Madec(11) : les Confessions sont remplies de phrases écrites par Augustin mais pleines de mots, groupes, formes d’expression bibliques, qu’il retrouve, reforme en quelque sorte spontanément, "Augustin s’approprie le langage biblique" - dit encore Madec (ibid.) :

"...il reprend les Psaumes de David avec toute la gamme des sentiments qui s’y expriment ; il s’assimile à l’Enfant prodigue et à Paul ; il est fils d’Adam, créé à l’image de Dieu, déchu par le péché, racheté par le Christ" (p. 89).

Dès le début Augustin dit bien (traduction de G. Madec in op. cit. 1998) :"Tu nous as faits orientés vers Toi et notre coeur est déséquilibré tant qu’il ne trouve son équilibre en Toi." La découverte faite par Augustin de la grâce dans sa vie, qu’il tente de rapporter dans les Confessions, implique toute l’Ecriture Sainte : seul peut accéder à une telle "confession", "le moi qui s’est laissé instruire et juger par l’Ecriture" (expression d’I. Bochet(12)). G. Madec commente :

"...la conversion restaure la création, en réorientant l’esprit vers Dieu, et elle se concrétise dans la prière, l’allocution constante à Dieu. C’est de ce fait que les Confessions sont l’un des très grands ouvrages proprement "théologiques" d’Augustin » (G. Madec, 1998, p. 86).

C’est sans doute là l’explication de la place privilégiée qu’occupe la Genèse dans les Confessions puisque les livres XI à XIII sont consacrés à ce livre de la Bible. Certains se sont étonnés et de se sont demandés si Augustin voulait commenter ensuite tous les livres de la Bible ! Mais c’est une fausse question et l’interprétation de G. Madec ici est certainement très juste(13).

On sait combien Augustin était sceptique dans sa jeunesse quant à l’intérêt de la Bible, dont il jugeait les histoires enfantines et le style pauvre – en comparaison de la belle période cicéronienne qui avait les faveurs du rhéteur qu’il était(14) -, mais une fois la Bible découverte à travers la prédication d’Ambroise (évêque de Milan où Augustin était alors en poste), Augustin raconte son chemin(15) :

"J’étais empressé à l’écouter dans ses explications au peuple, non que j’eusse l’intention que j’aurais dû avoir, mais je sondais pour ainsi dire son éloquence, pour voir si elle était au niveau de sa renommée, ou si elle coulait plus haute ou plus basse qu’on ne le proclamait.
A ses paroles je suspendais mon attention.
[…] En vérité, bien que je n’eusse pas à cœur de m’instruire des choses dont il parlait, mais seulement d’entendre comment il parlait […] elles pénétraient aussi dans mon esprit avec les mots que j’aimais, ces choses que je négligeais. De fait, je ne pouvais les dissocier ; et pendant que j’ouvrais mon cœur pour surprendre combien sa parole était éloquente, en même temps pénétrait aussi en moi combien sa parole était vraie, par degrés bien sûr.
Tout d’abord, en effet, ses idées commencèrent bientôt à me paraître défendables elles aussi ; et la foi catholique, pour la défense de laquelle j’avais cru qu’on ne pouvait rien dire en face des attaques manichéennes, j’estimais déjà qu’on pouvait la soutenir sans impudence, surtout après avoir entendu bien des fois résoudre l’une ou l’autre des difficultés que présentent les anciennes Ecritures, dont le sens pris à la lettre me tuait.
Aussi, à l’exposé du sens spirituel donné à un grand nombre de passages de ces livres, je me reprochais déjà mon désespoir, celui-là en tout cas qui m’avait fait croire que la Loi et les Prophètes, devant l’exécration et le sarcasme, ne pouvaient absolument pas tenir." (Conf. V, XIII, 23 – XIV-24).

Augustin souligne pourtant, avec modestie, les insuffisances de sa formation biblique – alors que pourtant nous sommes étonnés par sa capacité à citer si exactement, de tête, énormément de passages (lettres de Paul, Evangile de Jean, Psaumes, et de nombreux livres de l’AT – il semble un peu moins connaître les prophètes...). Après une jeunesse où il méprisait la lecture de la Bible, il en a découvert la richesse grâce à Ambroise. Et très vite il rattrapera les "trous" qu’il devait avoir dans sa culture biblique. Il écrit cependant à Jérôme (en 404) :

"... je n’ai ni ne pourrai jamais posséder une science des Ecritures divines comparable à celle que je reconnais en toi. Si j’ai en cette matière une certaine capacité, je la dépense de toute manière au service du peuple de Dieu. Quant à vaquer aux études avec plus d’application que n’en demande l’instruction des peuples qui écoutent, mes occupations ecclésiastiques me l’interdisent tout à fait." (Lettre 73, 5).

Et, comme le dit A.G. Hamman à propos d’Augustin(16) :

"Si l'évêque d'Hippone connaît et interroge les exégètes qui ont commenté les Psaumes avant lui, Hilaire, Ambroise, rarement les Grecs, Augustin n'est pas préoccupé d'exactitude littérale. Il aborde l'Ecriture moins en tâcheron appliqué qu'en enfant de Dieu, qui s'ébroue dans le verger de la divine munificence, où il cueille les fruits succulents de l'Esprit."

De fait les connaissances bibliques et les citations qu’il fait dans ses homélies sont toutes orientées vers le peuple dont il a la charge... Il s’agit donc principalement de citations de passages de l’Ecriture à usage liturgique :

"La liturgie a toujours été le lieu privilégié de l’actualisation de l’Ecriture [...]. Dans la tradition chrétienne, tout au long de la période patristique, c’est l’homélie liturgique actualisante qui constitue la part de loin la plus importante de la littérature exégétique. Certes, les Pères ont aussi expliqué l’Ecriture sous forme de traités, en dehors de tout cadre liturgique, mais cette dernière forme est beaucoup moins fréquente que la première. L’étude des caractéristiques de l’actualisation de l’Ecriture dans l’homélie liturgique chez les Pères constitue un sujet difficile, passionnant... » (François Dreyfus, "L’actualisation de l’Ecriture, I : Du texte à la vie", dans Revue Biblique, janvier 1979, p. 23).

Le tissage scripturaire

Pour revenir à Augustin et la Bible, notons qu’il convient encore de distinguer les commentaires bibliques proprement dits (ex. Homélies sur l’Evangile de Jean, Discours sur les Psaumes, Commentaire sur la 1ère Epître de Jean, etc.) des oeuvres où la Bible certes reste très présente mais à titre de citations destinées ou bien à servir un raisonnement, à permettre de fonder une argumentation, de manifester la recherche de Dieu, Sa présence, la grâce, le sens de l’Eglise, etc. ou bien à louer Dieu et à prier avec des passages de la Bible, en se situant dans la tradition de toute l’Eglise, visible et invisible, dans la communion des saints. Comme le disait A-M la Bonnardière en parlant d'un subtil tissage entre la pensée d’Augustin et la Bible – ce qui constitue précisément sa spiritualité ; les Confessions sont précisément marquées profondément par cette perspective : il n’y a pas un commentaire en forme de tel ou tel texte, mais la Bible est partout, alors que se manifeste la foi, l’espérance et l’amour d’Augustin pour ce Dieu qui est venu le chercher dans son péché [nous allons revenir sur ce point].

Rappelons que lorsque Augustin commente un texte : il effectue certes une lecture littérale (il faut comprendre déjà le sens exact des mots), mais qui se poursuit obligatoirement dans la lecture symbolique (lecture spirituelle qui donne toujours plus de sens, par mise en relation avec d’autres passages, d’autres textes...) :

"Avant tout, nous vous conseillons et ordonnons, lorsque vous entendez développer le symbolisme de quelque récit historique contenu dans l’Ecriture sainte, de croire que les faits se sont passés exactement comme on les raconte. Supprimer le fondement historique, c’est chercher à bâtir en l’air." (Sermo II, 7)

Le sens doit affluer de partout : c’est à force de lire la Bible, et de lire des commentaires qu’on a pu donner d’un passage, que chaque parole prend de nouveaux sens, qui loin de s’annuler les uns les autres, se complètent, s’enrichissent indéfiniment. Si Dieu s’est révélé "tout entier", pour nous qui sommes petits et limités, nous ne pouvons entrer dans cette révélation que progressivement (elle est trop grande, trop forte pour nous, cf. Jn, 6, 60 : "Ce langage -là est trop fort ! Qui peut l’écouter ?")

C'est bien là le secret des Ecritures :

Bien des choses y sont exprimées sur un mode plutôt simple, accommodé aux âmes qui se traînent à terre, afin que les réalités humaines leur permettent de se dresser vers les divines ; bien des choses aussi y sont exprimées sur le mode figuré, afin que l’esprit studieux s’y exerce plus utilement dans sa recherche et s’y réjouisse davantage dans sa découverte." (La Morale de l’Eglise catholique, (I), 17, 30 (BA vol. I, pp. 182-183) cité in Madec : Le Dieu d’Augustin, p. 73)/

La place de ce qu’Augustin appelle la "lecture spirituelle" et qu’il oppose à la lecture "charnelle" - c’est-à-dire celle qui prendrait les mots au pied de la lettre, sans chercher à faire se répondre des textes, des images, d’un texte à l’autre, d’un verset à l’autre parfois -, est extrêmement importante. Ce sont même des touches constantes qui irriguent toute l’oeuvre d’Augustin.

Les grandes oeuvres théologiques d’Augustin (Les Confessions, les Discours sur les Psaumes, les Homélies sur l’Evangile de Jean, la Cité de Dieu, la Trinité, etc.), de même que ses synthèses sur le Symbole (et notamment La foi et le Symbole) et toutes ses oeuvres bien sûr (cf. Commentaire sur la genèse au sens littéral, oeuvre inachevée) sont essentiellement bibliques – et c’est par là qu’elles sont théologiques : tous les propos d’Augustin sur Dieu sont fondés sur la Bible :

"Ces paroles que vous entendez [dans le Symbole] sont dispersées dans les Ecritures divines, mais elles en ont été rassemblées et formées en un tout, afin que la mémoire des hommes lents d’esprit ne peine pas, afin que tout homme puisse les dire et puisse posséder ce qu’il croit. En effet, est-ce seulement maintenant que vous avez entendu que Dieu est tout-puissant ? Mais vous commencerez de l’avoir pour Père, quand vous serez nés de l’Eglise mère." (Sur le Symbole aux catéchumènes, 1, (CCI, 46, p. 185)

ou Sermon 212, 2 :

"Toute ce que vous allez entendre dans le Symbole est déjà contenu dans les lettres divines des Ecritures saintes."

La Bible dans les Confessions

On peut s'arrêter tout particulièrement sur la place des Psaumes dans les Confessions. L'originalité du traitement des Psaumes par Augustin est explicité par Suzanne Poque (voir "Les Psaumes dans les Confessions, in La Bonnardière, A.M. (sous la direction de), 1986, Saint Augustin et la Bible, pp. 155-166 [déjà cité] :

"Les références aux Psaumes se présentent dans les Confessions de façon tout à fait singulière. Il ne s’agit pas ici de "citations" à proprement parler, comme il s’en trouve, en si grand nombre, dans les traités, les lettres et le sermonnaire augustinien. Les relations que les Confessions entretiennent avec la Bible, et donc avec les Psaumes, relèvent d’une "littérature au second degré" [G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, 1982], où l’auteur fait oeuvre d’art (qui pourrait dénier cette qualité aux Confessions ?), tout en faisant oeuvre d’érudition (la connaissance des Ecritures n’y apparaît-elle pas prodigieuse – compte tenu de ce que devait être la difficulté de consulter plusieurs codices(17 manuscrits, pour subvenir aux défaillances de la mémoire ?). Ce texte a du style."

Augustin se livre à une écoute spirituelle à laquelle correspond sa réponse : véritable dialogue avec Dieu.

Suzanne Poque continue en parlant de "tissage du texte" :

"Les versets psalmiques sont incorporés au texte des Confessions selon une technique au résultat paradoxal : ils y sont sertis comme des gemmes, et ils s’y enfoncent comme les graines d’une semence. Une des raisons de cette ambivalence est qu’Augustin transcrit rarement le verset (ou un de ses stiques) en son entier, mais qu’il en détache seulement quelques mots : trois mots dans les cas les plus fréquents, quatre mots, deux mots assez souvent, parfois même un seul mot. Cette discrétion dans l’utilisation de l’"hypotexte" maintient la cohésion de son propre style, tout en le colorant de teintes vivement contrastées." (ibid. pp. 156-157).

Noter que 121 Psaumes donnent lieu à référence dans les confessions. Huit psaumes sont particulièrement représentés :

Parmi les extraits de versets spécifiquement cités, notons par exemple :

Ps 18, 15 (10 fois) mais les rapprochements sont à faire par rapport au latin ; il est question des murmures du coeur, de pleurer devant Dieu, d’être sous le regard de Dieu¸ de Dieu protecteur et attentif, etc. (l’expression latine "in conspectu tuo" est très diversement rendue dans les traductions des Confessions en français) (verset du psaume : "Les pensées de mon coeur sont toujours sous ton regard".). Le thème du "regard" est cher à Augustin, que ce soit pour évoquer comme ici le regard de Dieu, ou comme en de nombreux lieux le regard de l’homme, troublé, aveugle même souvent, et que Dieu vient guérir : le Christ est comparé ainsi au médecin qui vient mettre un collyre dans nos yeux :

"En fait, parce que le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous, il a, par sa naissance même, composé un collyre pour soigner les yeux de notre cœur afin que nous puissions voir sa majesté grâce à son humanité." (Homélies sur l'Evangile de Jean, Tract. II, 16, pp. 205-207)

ou encore : dans le Tract. 34, 9, il dit que la foi est un "collyre" qui "soigne l'œil de notre cœur".

Ps 101, 28 (9 fois) : "Mais toi, le même, sans fin sont tes années", traduit la BJ) : Chez Augustin en français on a "Mais toi, tu es toujours le même" I, vi, 10, "toi qui es toujours identique à toi-même" VII, xx, 26, etc. Phrase qu’on trouve d’un bout à l’autre des confessions "Tu es, toi-même, le même et tes années seront sans fin" : Dieu immuable, Dieu toujours le même...
etc.

Ceci n’est repérable que si l’on a une parfaite connaissance biblique... ou une édition annotée particulièrement bien faite (les auteurs de la BA elle-même ont repris pour l’Index les pages et lignes de l’édition Skutella qu’ils ont reportés en marge, mais n’ont pas refaits les renvois à l’édition présente).
Bien sû, de nombreuses autres références à l’Ecriture contribuent au tissage très particulier du texte. Cf. ci-dessus, le mot "serti", très heureux.

Avec les Confessions, il est aussi important d’examiner un autre mode pour marquer son lien à la Bible : comment et pourquoi Augustin retient tout particulièrement la Genèse (sous une forme plus proche du commentaire) dans les livres XI, XII et XIII des Confessions ? Et les aspects qu'il choisit nous révèlent plus pleinement la signification de cette référence au premier livre de la Bible dans une oeuvre comme les Confessions. Comme le dit Madec (déjà cité) : "...la conversion restaure la création, en réorientant l’esprit vers Dieu, et elle se concrétise dans la prière, l’allocution constante à Dieu."

Au début du livre XI Augustin précise le sens de ces confessions : non pas pour apprendre à Dieu ce qu’il ignorerait, mais parce qu’ainsi :

"J’excite pour toi mon amour et celui de ceux qui me lisent, pour que nous disions tous : Le Seigneur est grand, et tout à fait digne de louange !" [Ps 47, 1 ; Ps 95, 4 ; Ps 144, 3]. Je l’ai dit et le redirai : c’est par amour de ton amour que je fais ce récit." [cf. reprise de la même expression qu’au livre II, i, 1.]

Augustin précise alors qu’il "brûle de méditer sur ta loi, et de t’en confesser ce que je sais et ce que j’ignore, ce que tu as commencé d’illuminer et ce qui me reste de ténèbres, jusqu’à ce que la force engloutisse la faiblesse." (XI, ii, 2). Suit alors une prière célèbre : "Parachève-moi" qui prépare la méditation sur la création avec le rôle du Christ, fils unique pour racheter l’homme. Et c'est au ch. III, 5 que commence un commentaire sur le premier verset de la Genèse. La création et le verbe créateur. Passage célèbre encore dans lequel Augustin évoque la beauté de la création qui témoigne pour Dieu, ce monde créé ex nihilo, le rôle du Verbe créateur. Occasion d’une méditation sur la coéternité du Verbe au Père. Rapprochement du récit de la création et du prologue de Jean.

De XI x, 12 à XI, ccci, 41 est posé tout le problème du temps et celui de "l’avant de la création". Mais Dieu a aussi créé le temps ! L’esprit attaché au temps est incapable de saisir l’éternel... Nous n’insisterons pas sur ce passage (pourtant majeur).

Au livre XII reprend la méditation sur l’écriture et sur le verset I de la Genèse : il fit le ciel et la terre... : réflexion sur la matière ; réflexion aussi sur la création, faite du néant : c’est du néant que sont tirées toutes les choses visibles, choses visibles marquées par le temps. Mais même le ciel créé (plus près de Dieu) n’est pas co-éternel à Dieu. Occasion d’une réflexion sur les interprétations de la Genèse ; différence entre le "ciel du ciel" (intemporel) et Dieu. Augustin essaye d’expliciter les certitudes à propos de la création (cf. sens de l’expression "dans son principe") ; il continue sur les autres mots ; puis évoque les créatures non nommées, les intentions de l’auteur biblique. Vérité et charité vont ensemble : respecter l’anthropomorphisme des simples ; sens spirituel des "érudits". Comment recevoir les sens ? Dans leur pluralité et dans la soumission à l’Esprit Saint.

Enfin on arrive au livre XIII où est soulignée la Valeur spirituelle de la création. Bonté gratuite de la création par Dieu. Augustin s'attache à la Trinité créatrice et à son image dans l’homme : être, connaître, vouloir (tentative d’explication analogique de la Trinité. Interprétation spirituelle et ce que chaque évocation figure. Exégèse allégorique de la Création. L’homme dans la création (passage majeur) : l’homme créé "à l’image de Dieu" et non pas "selon son genre" comme chaque espèce animale. C’est pourquoi l’homme peut connaître Dieu. Achèvement par une action de grâce pour la création et aspiration au repos du septième jour.

Ces deux exemples contrastés (le tissage avec les psaumes, le long commentaire de quelques versets de la genèse) ne doivent pas nous tromper sur l’objet des Confessions, la méthode d’Augustin, et la visée de louange et méditation. Les références bibliques dans les Confessions (références aux Psaumes et à quelques textes de l’AT (dont Job, par exemple), renvoient aussi au Cantique des Cantiques, à la Sagesse, à l’Ecclésiaste, à quelques prophètes... Puis c’est le NT. Tous les Evangiles, mais principalement Matthieu et Jean, puis un peu les Actes des Apôtres, et alors St Paul (très grand nombre de citations), partout présent : Rom, I Cor, II Cor très particulièrement, mais aussi toutes les autresépîtres qui sont bien représentées. De façon moins importante on rencontrera l’épître aux Hébreux, Jacques, les deux de Pierre, bien sûr, la 1ère lettre de Jean(18), et même Jude, et enfin l’Apocalypse pour huit références.

On proposera aux lecteurs intéressés de regarder dans cette perspective l'extrait suivant des Confessions, où sont indiquées toutes les citations ou allusions bibliques, afin de mieux comprendre ce que l'on peut entendre par "tissage", "entrecroisement" des citations et l'on se posera alors la question suivante : comment se construit et s’élabore la pensée d’Augustin avec des mots, des groupes de mots, voire des phrases provenant de la Bible ?

XIII, xiii, 14

"Et pourtant jusqu’ici nous le sommes [nous sommes lumière] par la foi, pas encore par la vision. [II Cor 5, 7] Car nous avons été sauvés en espérance. Mais l’espérance qui est vision n’est plus espérance. [Rom 8, 24] Jusqu’ici l’abîme appelle l’abîme [Ps 41, 8], mais c’est déjà par la voix de tes cataractes [Ps 41, 8]. Jusqu’ici celui-là aussi, qui dit : Je n’ai pu vous parler comme à des spirituels mais comme à des charnels [I Cor 3, 1], même lui ne croit pas encore avoir saisi le prix ; et oubliant ce qui est en arrière [Ph 3, 13], il se tend vers ce qui est en avant [Ph 3, 13] et se met à gémir accablé [II Co 5, 4] ; et son âme dans sa soif aspire au Dieu vivant, comme les cerfs aux sources des eaux [Ps 41, 2 sq] ; et il dit Quand arriverai-je ? dans son désir d’être revêtu de sa demeure qui est céleste [II Cor 5, 2] ; et il appelle l’abîme qui est en bas, en disant : Ne vous conformez pas au siècle présent, mais réformez-vous dans le renouvellement de votre âme [Rom 12, 2], et ne devenez pas enfants en intelligence, mais soyez enfants en malice, pour être parfaits en intelligence [I Cor 14, 20], et encore : O stupides Galates, qui vous a fascinés ? [Gal 3, 1].
Mais déjà ce n’est plus sa voix, c’est la tienne : tu as envoyé ton Esprit [Ac 2, 2 sq.] d’en haut [Sg 9, 17], par celui qui est, monté là-haut [Ps 67, 19], et il a ouvert les cataractes de ses dons pour que ce fleuve en son élan réjouît ta cité [Ps 45, 5].
Pour elle, en vérité, soupire l’ami de l’époux [Jn 3, 29] : il a déjà les prémices de son esprit [Rom 8, 23] auprès de lui, mais il gémit encore en lui-même, attendant l’adoption, la rédemption de son corps [Rom 8, 23]. Pour elle il soupire, car il est un membre de l’épouse ; pour elle il a un soin jaloux, car il est l’ami de l’époux [Jn 3, 29] ; c’est pour elle qu’il a un soin jaloux, non pour lui-même, car, par la voix de tes cataractes, non par la sienne, il appelle l’autre abîme [Ps 41, 8], et dans son soin jaloux pour cet abîme il redoute que, comme le serpent qui trompa Eve par son astuce, ainsi leurs pensées à eux aussi ne se corrompent, s’éloignant de la pureté qui est dans notre époux, ton Fils Unique [II Cor 11, 3].
Quelle lumière que celle de la vision ! lorsque nous le verrons comme il est [1 Jn 3, 2], et que seront passées les larmes devenues mon pain, le jour et la nuit, pendant que l’on me dit chaque jour : Où est ton Dieu ?" [Ps 41, 4]".

Il s'agit sans doute d'un des passages les plus marqués, certes, mais cela donnera à chacun une idée du mouvement des extraits bibliques dans l’oeuvre d’Augustin.

Conclusion

"La réalité historique n’est pas indifférente : elle est dépassée sans cesse pourtant par la signification que Dieu dévoile à celui qui se confesse et qui le confesse, dans le dialogue de l’esprit de l’homme avec l’Esprit-Saint" (Introduction Solignac BA., p. 13).

Cette phrase qui présente la démarche des Confessions est parfaitement applicable à la Bible : la réalité historique des faits rapportés n’est pas indifférente, mais elle et toujours dépassée ; les sens qui s’ouvrent au lecteur spirituel sont quasiment infinis... Mais il est important à la fois de ne pas nier la réalité quand elle est évidente, mais aussi de ne pas s’entêter dans des interprétations littéralistes qui ne peuvent qu’entraîner la moquerie de l’incroyant, et qui n’apparaissent que peu satisfaisantes à l’homme cultivé. La pluralité des interprétations est une réalité et une nécessité, c’est bien pourquoi on n’a jamais fini de lire et méditer la Bible, de comprendre de plus en plus, et ceci quels que soient les temps, les états de la pensée scientifique, etc.

Augustin dit clairement en ce qui concerne la pluralité des interprétations de l'Ecriture :

"En ces matières obscures et si éloignées de ce qui s’offre à notre regard, il nous arrive de trouver, même dans la sainte Ecriture, des passages qui peuvent susciter telles ou telles interprétations, toutes également conformes à la foi dont nous sommes pénétrés. Gardons-nous donc de nous prononcer si hâtivement et si affirmativement pour l’une d’entre elles que, si par hasard une recherche plus scrupuleuse de la vérité la réduit à néant par de solides arguments, notre foi en soit ébranlée. Ce n’est pas combattre pour défendre le sens des divines Ecritures, mais pour défendre notre propre sens, que de vouloir régler le sens de l’Ecriture sur notre propre interprétation : nous devons bien plutôt régler notre interprétation sur le sens de l’Ecriture."

De la Genèse selon la lettre / De Genesi ad litteram, XVIII, 37.

[à suivre...]


(1) Sources de difficultés ou de richesse ?
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(2) Cf. correspondance pendant les années 394-405 – période qui nous intéresse particulièrement bien sûr, car c’est aussi la période où vont être écrites les Confessions.
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(3) On lit par exemple dans De la doctrine chrétienne, I, 1 : "L'interprétation de l'Ecriture comprend deux choses : la manière de découvrir ce que l'on y doit comprendre, et la manière d'exposer ce que l'on y a compris. Nous parlerons successivement de la première et de la seconde. C'est une grande et difficile entreprise ; n'est-il alors pas téméraire de m'y engager? Oui, sans doute, si nous présumions de nos forces ; mais tout notre espoir de mener à bonne fin cet ouvrage, repose en Celui dont nous avons déjà reçu dans nos méditations bien des lumières sur ce sujet, et nous ne doutons point qu'il ne nous accorde celles qui nous manquent, dès que nous aurons commencé à communiquer celles qu'il nous a départies. Car posséder sans la donner une chose qui se donne sans s'épuiser, c'est ne pas la posséder encore comme il convient. Or, Dieu a dit : "Quiconque a déjà, on lui donnera encore" [Mt 13, 12). Il donnera donc à ceux qui possèdent, c'est-à-dire, que si l'on use avc largesse de ce qu'on a reçu, il remplira et comblera la mesure qu'il a confiée."
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(4) Ouvrage qui concerne les sept livres suivants : le Pentateuque (5 livres : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome ) + Josué et les Juges. A ce propos Augustin dit dans les Rétractations : "J’ai écrit encore des livres de questions sur les sept même livres divins et j’ai voulu leur donner ce titre parce que les points discutés y sont présentés plus sous forme de questions à résoudre que de solutions fournies. Pourtant la plupart de ces questions me semblent avoir été examinées assez à fond pour qu’on puisse les regarder à bon droit comme résolues et éclaircies." (Retract. II, 55).
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(5) Jérôme, quant à lui, ne veut retenir que le sens hébreu (quarante), propre à une prédication de pénitence et refuse explicitement la version de la Septante. Augustin préfère montrer qu’il n’y a pas "contradiction" dès que l’on veut pénétrer le sens spirituel, mais ajout, complément, nourriture spirituelle plus profonde... [C’est moi qui souligne].
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(6) [C'est moi qui souligne]
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(7) P. Benoît, "L’inspiration des Septante d’après les Pères", dans H. de Lubac, L’homme devant Dieu, Paris, Aubier, 1963, pp. 184-185.
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(8) A lire pour aller plus loin tout l’article d’Anne-Marie La Bonnardière, "Augustin et la 'Vulgate' de Jérôme", pp. 303-312, in St-Augustin et la Bible.
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(9) Marcion de Rome ou de Sinope est un apologiste du IIe s., qui fonda une église gnostique chrétienne (qui perdura durant plusieurs siècles, surtout en Orient), hérétique car elle rejette l'Ancien Testament et nie la continuité de l'Alliance. Né vers 85, il est excommunié en 144 par Pie Ier, car il refuse de reconnaître les deux natures du Christ (humain et divin). Il est mort entre 161 et 168. Son œuvre principale est Les Oppositions (en grec : Antitheseis), écrites à Rome. Des extraits nous en sont connus par la réfutation qu'en fit Tertullien. Marcion oppose radicalement l'Ancien au Nouveau Testament, et le "Dieu de l'Ancien Testament" (mauvais) au "Dieu du Nouveau Testament" (infiniment bon). Cette tentation de dévaloriser l'Ancien Testament et d'ignorer la continuité au sein de l'Alliance de Dieu, des prophéties jusqu'à leur accomplissement, existe jusqu'à nos jours au sein du christianisme. Marcion, rejetant en bloc l'Ancien Testament ne retient dans le Nouveau Testament que l'Évangile selon saint Luc, les Actes des Apôtres et dix épîtres de Paul.
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(10) Appelé dès l’âge de 18 ans par l’évêque d’Alexandrie, Démétrius, pour enseigner dans le Didaskaleion d’Alexandrie (nous disons l’Ecole d’Alexandrie), qui avait été placé à la mort de Clément (d’Alexandrie) précisément sous la tutelle de l’autorité hiérarchique et donc de l’évêque, Origène deviendra l’un des plus grands penseurs de l’Eglise grecque. Outre son grand enthousiasme religieux, on peut dire de lui qu’il est vraiment le premier "théologien biblique" : sa pensée s’élabore toujours à partir de la lecture et de l’interprétation du texte biblique, pris dans l’unité organique des deux Testaments.
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(11) Le Dieu d’Augustin, Cerf, "Philosophie et Théologie".
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(12) Isabelle Bochet, 1993 : "Interprétation scripturaire et compréhension de soi. Du De doctrina christiana aux Confessions de saint Augustin", in Comprendre et interpréter. Le paradigme herméneutique de la raison, Paris, pp. 21-50 (85), pp. 32-33.
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(13) Cette prédilection d’Augustin pour la Genèse, livre "fondateur" s’il en est, se manifeste aussi par sa place dans les Questions sur l’Heptateuque, ou encore dans la Cité de Dieu (où la Genèse à partir du chapitre 4, est commentée largement en filigrane du livre XI au livre XVI).
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(14) "Cela me fit décider d’appliquer mon esprit aux saintes Ecritures, et de voir ce qu’elles étaient. Et voici ce que je vois : une réalité qui ne se révèle pas aux superbes et ne se dévoile pas aux enfants, mais qui, humble à l’entrée, paraît, après l’entrée, sublime et enveloppée de mystères. Et moi je n’étais pas en état de pénétrer en elle, ou d’incliner la nuque pour progresser avec elle. Car, ce que j’en dis maintenant, je ne l’ai pas senti alors, quand je me suis appliqué à ces Ecritures, mais elles m’ont paru indignes d’entrer en comparaison avec la dignité cicéronienne. C’est que mon enflure refusait leur modestie, et la pointe de mon esprit n’en pénétrait pas l’intérieur. Pourtant, elles étaient faites pour grandir avec les petits ; mais moi dédaigneusement, je refusais d’être petit, et gonflé de morgue, je me voyais grand." (Confessions, III, V, 9).
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(15) Il faut rappeler qu’à l’époque l’accès à la Bible se fait à travers des manuscrits, bien sûr. Sans doute pour Augustin lit-il les traductions existant en latin de la Septante (il n’aime pas tant le grec, et est certainement moins à l’aise dans cette langue). Or nous sommes exactement à l’époque où Jérôme travaille à la Vulgate, et les traductions latines antérieures posent certainement des problèmes divers qui s’ajoutent aux difficultés générales de lectures et d’interprétation de la Bible.
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(16) Saint Augustin prie les Psaumes, Introduction, Desclée de Brouwer, 1980, p. 8-9.
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(17) Pluriel de Codex : annonciateur du livre, en lieu est place des rouleaux, les codices, qui correspondent à une invention romaine, constituent déjà un livre par le format, avec des pages séparées et attachées ensemble, bien sûr manuscrites, assemblées en recevant une couverture.
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(18) On sait que le commentaire de cette 1ère lettre de Jean constitue une oeuvre spécifique d'Augustin, mais qu'il n'hésite pas à citer régulièrement des passages dans diverses oeuvres (cf. sa relation particulière avec l'apôtre Jean).
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