Nous confondons souvent la "bonne nouvelle" (mise en forme dans les Evangiles), le kérygme (première annonce, le plus souvent "orale") et l’Ecriture avec son rôle dans la mission. En regardant les premiers siècles, il est absolument indispensable de préciser quelques distinctions importantes :
L’Eglise, dans ses débuts, manifeste clairement comment elle est chargée de l’annonce de la première annonce, de la "bonne nouvelle" : ce que l’on appelle le kérygme(1) : il s’agit de dire en termes très simples, très résumés souvent (cf. les discours de Pierre et de Paul dans les Actes des Apôtres) ce qu’a été la vie du Christ, sa signification et pourquoi il faut se convertir : il s’agit de l’annonce aux incroyants de l’essentiel de la foi. Se taire n’est pas acceptable : c’est pourquoi les apôtres et leurs successeurs vont parcourir le monde (on parlerait maintenant de mission). Nous devrions reprendre chacun à notre compte les paroles de Jérémie :
Jr 20, 7-9 :
Tu m'as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire ; tu m'as maîtrisé, tu as été le plus fort. Je suis
prétexte continuel à la moquerie, la fable de tout le monde.
Chaque fois que j'ai à parler, je dois crier et proclamer : "Violence et dévastation !" La parole du Seigneur a été
pour moi source d'opprobre et de moquerie tout le jour.
Je me disais : "Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son Nom" ; mais c'était en mon coeur comme un
feu dévorant, enfermé dans mes os. Je m'épuisais à le contenir, mais je n'ai pas pu.
Il y a pour tous ceux qui sont "apôtres" une obligation d’annoncer la Parole ; cela va être une constante de la vie des premiers chrétiens. Augustin formulera d’ailleurs cela aussi dans lesConfessions I, IV, 4 : "Et malheur à ceux qui se taisent sur toi puisque, bavards, ils sont muets."
Ceci donnera lieu à de nombreux textes des Pères pour rappeler inlassablement la nécessité de "dire Dieu" : le chrétien ne peut se taire ; persécuté il proclame encore sa foi. La foi exige la parole, si le doute rend muet : cf. le très beau texte d’Ephrem de Nisibe (début du IVe siècle – mort en 373) allant en ce sens, et partant du personnage de Zacharie, devenue muet jusqu’à la naissance de Jean le Baptiste puisqu’il a douté :
"Puisque sa bouche douta de sa prière, elle perdit l’usage de la parole ; celle-ci servit sa volonté. Il en fut loin ; mais quand sa proximité lui fut annoncée, il ne crut pas. Tant que Zacharie crut, il parla ; dès qu’il ne crut plus, il se tut ; il crut et il parla : J’ai cru et c’est pourquoi j’ai parlé (Ps 116, 10). Parce qu’il méprisa la parole de l’ange, cette parole le tourmenta, afin qu’il honorât par son silence la parole qu’il avait méprisée. Il convenait que devînt muette la bouche qui avait dit : "Comment cela se fera-t-il ?", pour qu’elle apprît la possibilité du miracle. La langue qui était déliée fut liée, pour qu’elle apprît que celui qui avait lié la langue pouvait délier le sein." (Commentaire de l’Evangile concordant ou Diatessaron, I, 12)
L’évangélisation, largement commencée à l'époque apostolique, se poursuivra : cf. Eusèbe de Césarée (v. 265-339) : Histoire Ecclésiastique, III, 37-38,1, qui, rapportant ces voyages missionnaires des successeurs des apôtres, dresse le portrait du missionnaire :
"Beaucoup d'autres encore, en plus de ceux-ci, étaient célèbres à cette époque et possédaient le premier rang de la succession des Apôtres. Disciples remarquables de ces hommes, ils édifiaient des Eglises sur les fondements que les Apôtres avaient commencé d'établir partout. Ils développaient de plus en plus la prédication. Ils semaient les semences salutaires du royaume des cieux sur toute l'étendue de la terre habitée.
En effet, un très grand nombre de disciples ont été alors marqués dans leur esprit, par le Verbe de Dieu, d'un très
vif amour de la sagesse. D'abord ils accomplissaient le conseil du Seigneur en distribuant leurs biens aux pauvres.
Puis ils quittaient leur pays pour accomplir leur fonction d'évangéliste, voulant prêcher, à ceux qui ne l'avaient pas
encore entendue, la parole de la foi, et transmettre les Ecritures et la bonne nouvelle divine. Ils déposaient seulement
les fondements de la foi dans des pays étrangers, et y établissaient d'autres pasteurs auxquels ils confiaient le soin
d'élever ceux qu'ils venaient d'introduire dans l'Eglise. Cela fait, ils repartaient vers d'autres peuples dans d'autres
contrées, soutenus par la grâce et le secours de Dieu. Car les puissances multiples et merveilleuses de l'Esprit divin
agissaient encore par eux en ce temps-là. C'est pourquoi, dès la première audition, les foules, comme un seul homme
recevaient dans leurs âmes la piété envers le créateur de toutes choses. Mais il nous est impossible de citer par leurs
noms tous ceux qui, lors de la première succession des Apôtres, devinrent les pasteurs et les évangélistes des Eglises
du monde.
Nous retiendrons seulement le souvenir de ceux dont les ouvrages ont transmis jusqu'à nous la tradition de l'enseignement
des Apôtres. Tels sont, en particulier, Ignace (d'Antioche) et Clément, dans la lettre, reçue de tous, qu'il adressa
au nom de l'Eglise des Romains à celle des Corinthiens..."
(Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique, III, 37-38,1)
De fait les missionnaires portent la première évangélisation ; à l’instar de Paul qui reste quelques mois dans les communautés qu’il fonde, ils installent des communautés et les laissent à la charge de ceux qu’ils ont institués qui vont continuer sur place à enseigner, à organiser l’Eglise, à veiller à la sanctification de tous ("épiscopes", "presbytres")…
Le modèle de cette première annonce (kérygme) est clairement donné dans les Actes des Apôtres qui livrent de multiples discours de Pierre et de Paul. Deux exemples.
[On peut voir encore Ac 3, 12-26, etc.]
On peut se reporter aussi à la première annonce de Paul à Antioche de Pisidie (Ac, 13, 16-43) :
Plus tard, Augustin montrera ce qu’il convient de faire avec les catéchumènes (De Catechizandis Rudibus). La catéchèse est encore proche du kérygme ; elle est plus ou moins détaillée selon la "capacité" du catéchumène (Augustin donne deux modèles d’instruction : un court et un long) et il conseille (Catéchèse des Débutants, 5-6) :
Ceci a lieu avant le baptême ; après, c’est le temps des catéchèses mystagogiques qui sont de la responsabilité de l’évêque qui revient sur ce qui s’est passé pour les catéchumènes la nuit de Pâques, qui explicite les gestes, les paroles, les rites qui ont eu lieu. Donc : pas trop de paroles avant, mais il convient surtout de favoriser la découverte de la vie chrétienne : il s’agit d’abord pour celui qui se convertit de vivre la rencontre avec le Christ : c’est Lui qui agit et non pas l’accompagnateur, le catéchiste, qui ne peut être que le témoin discret et émerveillé de la grâce. [La difficulté à notre époque, certes, est qu’après la réception des sacrements, il n’y a plus guère d’enseignement, qu’il n’y a pas de "retour sur les mystères vécus" et que, dans un monde déchristianisé, où les "chrétiens" sont le plus souvent non pratiquants, les néophytes, les nouveaux chrétiens, font comme ceux qui les entourent !
Le Concile Vatican II a clairement rappelé les trois missions fondamentales de l’évêque qui peuvent être confiées à des prêtres mais dont le garant est l’évêque. Au IIIe-IVe siècles, on imagine très difficilement la "délégation" : chacun à sa place, chacun dans son rôle. Ces trois responsabilités de l’évêque sont la sanctification du peuple de Dieu (donc la responsabilité des sacrements par exemple), son enseignement et son gouvernement (cf. Lumen Gentium, III).
C’est donc l’évêque qui est chargé de l’enseignement(2). A l’époque qui nous intéresse, il prêche, dans bien des cas, quotidiennement. C’est ainsi qu’Ambroise va contribuer à la conversion d’Augustin qui, lui-même devenu évêque, prêchera inlassablement.
Augustin raconte dans les Confessions à propos d’Ambroise :
"J’étais empressé à l’écouter dans ses explications au peuple, non que j’eusse l’intention que j’aurais dû
avoir, mais je sondais pour ainsi dire son éloquence, pour voir si elle était au niveau de sa renommée, ou si elle
coulait plus haute ou plus basse qu’on ne le proclamait.
A ses paroles je suspendais mon attention.
[…] En vérité, bien que je n’eusse pas à cœur de m’instruire des choses dont il parlait, mais seulement d’entendre
comment il parlait […] elles pénétraient aussi dans mon esprit avec les mots que j’aimais, ces choses que je négligeais.
De fait, je ne pouvais les dissocier ; et pendant que j’ouvrais mon cœur pour surprendre combien sa parole était éloquente,
en même temps pénétrait aussi en moi combien sa parole était vraie, par degrés bien sûr.
Tout d’abord, en effet, ses idées commencèrent bientôt à me paraître défendables elles aussi ; et la foi catholique,
pour la défense de laquelle j’avais cru qu’on ne pouvait rien dire en face des attaques manichéennes, j’estimais déjà
qu’on pouvait la soutenir sans impudence, surtout après avoir entendu bien des fois résoudre l’une ou l’autre des
difficultés que présentent les anciennes Ecritures, dont le sens pris à la lettre me tuait.
Aussi, à l’exposé du sens spirituel donné à un grand nombre de passages de ces livres, je me reprochais déjà mon désespoir,
celui-là en tout cas qui m’avait fait croire que la Loi et les Prophètes, devant l’exécration et le sarcasme, ne pouvaient
absolument pas tenir." (Conf. V, XIII, 23 – XIV-24).
Ainsi l’évêque, même s’il y a des catéchistes chargés d’accompagner plus directement les catéchumènes pendant leur préparation (cf. le fameux Deogratias d’Augustin – à qui est adressé le "De Catechizandis rudibus"), n’abandonne absolument pas sa responsabilité à leur égard. Son rôle est fondamental après la réception des sacrements (cf. cette idée essentielle reprise à notre époque : "on est initié par les sacrements" - et non pas aux sacrements !). On ne soulignera jamais assez l’importance de ces catéchèses mystagogiques. Ainsi en est-il des catéchèses de Cyrille de Jérusalem (réunie en un recueil coll. "Les Pères dans la foi"). Il réunit les catéchumènes, puis les néophytes :
Dans la Catéchèse II, spécifiquement sur le bain d’eau du baptême il va continuer :
Ensuite, ce sera la chrismation :
Puis l’eucharistie…
[Pour tout cela, et pour aller plus loin, cf. ou bien l’ouvrage de Cyrille de Jérusalem cité, ou bien au moins pour des extraits ici même.]
On voit donc que le véritable "enseignement" a lieu plutôt après le baptême, quand on est déjà initié. Il s’agit de "guider les initiés(4) : traduction littérale du terme de "mystagogie".
Quant à l’enseignement de l’évêque, Augustin souligne les difficultés de la prédication : plusieurs fois, il y revient en soulignant qu’il ne sait s’il parviendra à dire la vérité, si son auditoire arrivera à le suivre, mais en rappelant que c’est son devoir :
Ou encore :
La prédication est fondamentalement fondée sur l’Ecriture : il s’agit inlassablement de commenter la Parole de Dieu, de la laisser pénétrer, d’inciter par là tous les chrétiens à mener une vie sainte. Le nombre de références et de citations (par cœur) est considérable chez ces Pères de l’Age d’or. L’Ecriture sainte est partout : les éditions critiques nous aident en les mettant clairement à jour ; dès lors le décryptage et déchiffrage est plus aisé (italique, explicitation des passages cités ou évoqués…)
Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple – qui n’est pas des moindres ! - le nombre d’allusions ou citations bibliques exacte est très élevé dans toute l’œuvre d’Augustin qui est nourri fondamentalement de l’Ecriture. On ne peut qu’admirer comment son attitude a changé à l’égard de la Bible depuis sa conversion (cf. sa méfiance antérieure par rapport à la Bible considérée comme s’adressant aux esprits simples(5), bien éloignée par son style de la langue de Cicéron), au fur et à mesure qu’il découvrait sa lecture symbolique (notamment grâce à Ambroise, cf. ci-dessus). Notons que le repérage est facilité dans la BA (italiques + référence précise en notes page gauche – version latine).
Il serait vain de compter ces citations exactes (la moyenne est de cinq par page dans la BA). En première approximation, ce ne sont pas moins de 13 pages denses de références bibliques précises qui sont relevées par les éditeurs des volumes des Confessions dans la BA ! Cela nous permet ici de souligner l’immense connaissance d’Augustin, l’imprégnation qui ne peut venir que d’une lecture continuelle de la Bible qu’il cite exactement et "de tête" : nourriture quotidienne et constante qu’il ressasse, rumine, savoure… Augustin cite aussi bien l’Ancien que le Nouveau Testament …Soulignons toutefois, dans les Confessions, le nombre impressionnant de références aux Psaumes (ce ne sont pas loin de mille références aux Psaumes que l’on trouve – et pratiquement tous les psaumes sont cités), mais ce sont aussi les Evangiles (Matthieu en particulier, ou Jean, très fréquemment), et bien sûr les lettres de Paul avec une prédilection toute particulière pour l’Epître aux Romains, ou les deux aux Corinthiens.
Le cas d’Augustin n’est pas unique : une des caractéristiques des Pères, précisément, est que leur prédication est commentaire biblique (ce sont d’ailleurs souvent les titres retenues pour leurs œuvres : Commentaire sur l’Exode, Homélies sur St Jean, Sur l’Epître aux Romains, etc.) Il n’y a pas d’autre enseignement que la Parole de Dieu dont il faut se pénétrer de plus en plus, qu’il faut tenter de comprendre, dont il faut tirer ce qui peut nourrir la vie quotidienne du chrétien.
Très tôt le Canon des Ecritures est fixé, avec une remarquable précision, même s’il est en quelque sorte confirmé/affirmé à Nicée. Déjà Irénée (évêque de Lyon en 177) nous précise clairement le rôle des quatre évangélistes dans la tradition (Contre les Hérésies, chapitre III, principalement), mais aussi Eusèbe de Césarée (v. 260 – v. 340) qui évoque avec précision les écrits contestés (non authentiques, qui ne figurent pas dans le "canon") et ceux qui sont reconnus… bien peu de choses ont changé par la suite. Il n’ignore pas d’autres écrits (par exemple Le Pasteur d’Hermas), mais précise bien que cela ne fait pas partie des écrits reconnus.
Il faut encore souligner combien est étroit le lien qui existe entre l'Ecriture (AT et NT) et l'Eglise des Pères: L'Ecriture est la référence constante de notre foi, mais l’Ecriture reçue et lue dans l'Eglise. C’est encore l'Eglise des Pères qui nous a donné les professions de foi fondamentales dans les premiers conciles oecuméniques : Nicée (325), Constantinople (381), Ephèse (431), Chalcédoine (451). Foi reçue des apôtres et confessée par nos Pères dans la foi. [nous reviendrons sur ces Conciles et les proclamations dogmatiques dans un prochain chapitre].
C'est dès le deuxième siècle que se développe l'exégèse patristique de l'Ancien Testament (cf. chez Ignace, mais aussi chez le pseudo-Barnabé). On prend de plus en plus l’habitude d’interpréter, de comprendre l’Ancien Testament à la lumière du nouveau ; et le "Nouveau", la vie et le message du Christ, sont expliqués à travers l’Ancien, recherchant des "figures" pour mieux comprendre. On insistera toujours pour dire que l’Ancien et le Nouveau Testaments forment un chemin unique pour découvrir Dieu, et qu’il n’est pas question d’éliminer l’un ou l’autre. Certes, dès les premiers siècles on voit se développer cette hérésie – si fréquente à notre époque – qui consiste à rejeter l’AT, et le Dieu de l’AT comme méchant, mauvais… Irénée a dénoncé cette hérésie, notamment présente chez Marcion(6), d’où le nom qui lui est généralement donné : le marcionisme). C’est d’ailleurs l’un des thèmes majeurs du IVe livre de Contre les Hérésies d’Irénée dont on intitule par exemple la 1ère partie : "Un seul Dieu, auteur des deux Testaments, prouvé par les paroles claires du Christ", la 2e partie : "L’Ancien Testament, prophétie du Nouveau", ou la 3e Partie : "Un seul Dieu, auteur des deux Testaments, prouvé par les paraboles du Christ".
J. Liébaert comment cette lecture christologique de l'AT, dans une perspective de continuité du plan de Dieu :
On trouve précisément un exemple d'interprétation allégorisante du sabbat déjà dans la Lettre du Pseudo-Barnabé, chap. 15, 1-9 (Un des "pères apostoliques" - donc de ceux qui ont immédiatement succédé aux apôtres : fin du 1er siècle ou début 2e) :
Chez Irénée on a déjà de nombreuses interprétations allégoriques, et il exposera clairement le rôle des Evangiles et plus globalement de l’Ecriture cf. Livre III, 1, 1-2, exposant les fondements de la tradition scripturaire.
Encore caractéristique de cette démarche assez fondamentale des Pères par rapport à l’Ecriture – et pour faire découvrir un Père tardif et moins connu : un extrait du Commentaire sur l'Ecclésiaste (extraits : 8, 6 ; 10, 2) attribué à St Grégoire d'Agrigente (v. 559-592) :
Va manger ton pain dans la joie et bois de bon coeur ton vin, car déjà Dieu a agréé ta conduite. Que tes vêtements soient blancs, et que l'huile ne manque pas sur ta tête. [Ec 9, 7-8]
Si nous voulons expliquer cette parole dans son sens immédiat et naturel, nous dirons que c'est une exhortation judicieuse par laquelle l'Ecclésiaste nous invite à délaisser et à mépriser les ornières tortueuses et perverses des hommes mauvais et ennemis de la vérité. Si nous vivons avec droiture, si nous sommes attachés à la doctrine d'une foi pure envers Dieu, nous mangerons notre pain dans la joie et nous boirons notre vin de bon coeur. Alors nous ne tomberons pas dans des doctrines mauvaises ni dans une conduite perverse. Au contraire, nous aurons toujours des pensées droites et, de tout notre pouvoir, nous accorderons notre miséricorde et nos bienfaits aux malheureux et aux pauvres. Car, évidemment, Dieu se complaît en ceux qui ont de tels soucis et qui agissent de la sorte. [...]
Mais l'interprétation spirituelle nous élève à des réflexions plus hautes. Elle nous fait penser au pain céleste et sacramentel qui descend du ciel et qui donne la vie au monde ; de même elle nous invite à boire de bon coeur le vin spirituel, c'est-à-dire celui qui a jailli du côté de la vraie vigne, lors de la Passion qui nous sauve. C'est à ce sujet que l'Evangile du salut nous dit : Jésus, ayant pris le pain, le bénit et dit à ses saints disciples et Apôtres : Prenez, mangez : ceci est mon corps, qui est rompu pour vous, en vue du pardon des péchés. De même pour la coupe, il dit : Buvez-en tous : ceci est mon sang, celui de la nouvelle Alliance, qui est répandu pour vous et pour la multitude en vue du pardon des péchés. En effet, ceux qui mangent ce pain et boivent ce vin sacramentel se réjouissent vraiment et pourraient s'écrier : Tu as mis la joie dans notre coeur !
On pourrait multiplier les exemples montrant cette démarche. Comme nous le disions ce sera le rôle essentiel d’Ambroise auprès d’Augustin qui ne peut accepter de prendre au pied de la lettre les récits bibliques qu’il juge enfantins. Il va découvrir l’interprétation allégorique avec l’évêque de Milan (cf. ci-dessus).
Toutefois, il faut évoquer malgré tout l’affrontement (relatif) entre les deux tendances dans l’Eglise des IIIe-IVe siècles, avec deux courants (dangereux quand ils sont séparés) :
Certes, la lecture "symbolique" est essentielle. Il ne convient pas de la rejeter : elle ne nie d’ailleurs pas la réalité des faits, mais cherche à "aller plus loin" qu’eux, à ne pas s’en tenir au sens immédiat (parfois "limité"). Mais, elle présente aussi des dangers "mise entre toutes les mains" ! On s’éloigne de plus en plus du sens littéral et on ne peut empêcher que certains finissant même par douter de la réalité objective, du caractère historique de certains événements.
Ce danger bien réel n’est d’ailleurs pas étranger à notre époque. Voyez, d’un côté, comment les interprétations littéralistes, par exemple des "Témoins de Jéhovah" sont problématiques ; mais rappelons-nous aussi cette idée constante chez de nombreux chrétiens que tout est "façon de parler", au point d’en arriver à méconnaître ou nier les fondements de la foi : dire que le pain est le corps du Christ c’est une façon de parler, dire que le Christ est ressuscité, c’est une façon de parler… Faisons attention et rappelons-nous St Paul :
Ces deux approches (littéraliste et symbolique) ont existé de tous temps : cf. Nicodème et "naître" : mésinterprétation et explication du Christ. Cf dans l’AT l’épisode de la ceinture dans Jr 13, 1-11. Il s’agit chaque fois de savoir comment passer du concret, du tangible au symbolique.
Mais aucune des deux "lectures" n’est vraie toute seule : les deux ont leur place, ce sont les deux ensemble qui donnent à notre lecture de la Bible sa profondeur interprétative… Ainsi l’interprétation n’est jamais finie, de nouveaux sens, de nouvelles allégories se font jour au fil des siècles. Surtout dans le rapprochement des textes de l’AT et du NT (typologie, figure), source exceptionnelle d’approfondissement de notre foi. Ne perdons pas de vue toutefois le concret, la venue de Dieu dans un peuple particulier, la venue de ce Dieu qui a pris chair, qui a vécu homme parmi les hommes… Pas d’"angélisme" : au contraire une foi nourrie de tout ce que nous sommes, une fois présente dans le monde tel qu’il est, pour des hommes bien réels – ceux de notre temps.
On donnera un exemple de la démarche d’Origène : sa méditation continuelle de l’Ecriture sainte lui a inspiré de très nombreuses homélies et commentaires : partant du texte biblique (auquel il a consacré énormément de soins pendant toute sa vie, constituant vraiment par là l’exégèse biblique), envisagé d’abord dans sa littéralité, Origène va progressivement dégager la signification profonde, le sens spirituel. Ainsi Origène inaugure ce qui deviendra la Lectio divina, Son Commentaire sur le Cantique des Cantiques est une des plus beaux textes suscités par la lecture biblique. Un court exemple de sa démarche avec un extrait de son Commentaire sur la Genèse (6, 8 sq.) :
On voit comment le commentaire est fondé sur une analyse minutieuse du texte lui-même : chaque mot, chaque expression sont commentés pour que se fasse jour tout le sens.
Nombreux sont les Pères qui auront excellé dans cette tâche du commentaire biblique, fondée toujours sur une analyse sérieuse du texte et de ses significations directes qui entraînent progressivement l’explicitation de significations moins immédiates. Guidés ainsi, les fidèles, à travers les homélies, reçoivent un enseignement, une véritable nourriture pour toute leur vie. Cette analyse bien sûr requiert des connaissances historiques, philologiques, théologiques… c’est sans doute pourquoi, elle n’est pas non plus à la portée de tout un chacun . On verra ressurgir ce débat plus tard dans l’histoire de l’Eglise lors des séparations du XVIe siècle ; il s’agira alors de déterminer la part de la "tradition" dans l’interprétation ; peut-on spontanément, hors de toute tradition, et sans guide, déterminer le sens de l’Ecriture ? La question est loin d’être close !
(1) "Kérygme (du grec : kérygma, proclamation, message). Ce terme a été utilisé pour désigner l'annonce, faites aux incroyants par les premiers chrétiens, du contenu essentiel de leur foi en Jésus-Christ. Ce mot continue à être employé aujourd'hui pour évoquer la proclamation missionnaire de l'essentiel de la foi chrétienne." (glossaire du site de la Conférence des Evêques de France)
(2) Rappelons-nous comment après avoir porté la première annonce dans les diverses communautés qu'il fonde, Paul ensuite leur écrira des Lettres pour prolonger par un "enseignement" plus développé, plus spécifique, le kérygme des premiers temps.
(3) Le mot "christ" signifie effectivement "oint" (qui a reçu l'onction).
(4) Les "initiés" ou "mystes", en grec, sont ceux qui, par les sacrements, ont accès aux "mystères".
(5) "Voilà ce que dit Augustin à propos de son premier contact avec l’Ecriture (Confessions, III, V, 9) : "… moi je n’étais pas en état de pénétrer en elle, ou d’incliner la nuque pour progresser avec elle. Car, ce que j’en dis maintenant, je ne l’ai pas senti alors, quand je me suis appliqué à ces Ecritures, mais elles m’ont paru indignes d’entrer en comparaison avec la dignité cicéronienne. C’est que mon enflure refusait leur modestie, et la pointe de mon esprit n’en pénétrait pas l’intérieur. Pourtant, elles étaient faites pour grandir avec les petits ; mais moi dédaigneusement, je refusais d’être petit, et gonflé de morgue, je me voyais grand."
(6) Art. de WikiKTO : "Marcion de Rome ou de Sinope est un apologiste du IIe s.,
qui fonda une église gnostique chrétienne (qui perdura durant plusieurs siècles, surtout en Orient), hérétique car elle
rejette l'Ancien Testament et nie la continuité de l'Alliance.
Il est né à Sinope, au bord de la mer Noire, vers 110. En 144, Marcion est excommunié par Pie Ier, car il refuse de
reconnaître la dualité du Christ (humain et divin). C'est peut-être à Rome qu'il mourut car on n'a aucune preuve
qu'il ait quitté la ville. Il mourut peut-être entre 161 et 168.
Son œuvre principale est les Oppositions (en grec : Antitheseis), écrites à Rome. On en
connaît des extraits et le contenu par la réfutation qu'en fit Tertullien. Marcion oppose radicalement l'Ancien au
Nouveau Testament, et le "Dieu de l'Ancien Testament" (mauvais) au "Dieu du Nouveau Testament" (infiniment bon).
Cette tentation de dévaloriser l'Ancien Testament et d'ignorer la continuité au sein de l'Alliance de Dieu, des
prophéties jusqu'à leur accomplissement, existe jusqu'à nos jours au sein du christianisme. C'est une hérésie : l
'Esprit Saint, dit le Credo, "a parlé par les prophètes".
Marcion a rejeté en bloc l'Ancien Testament hors du Canon des Écritures et n'a retenu dans le Nouveau Testament
que l'Évangile selon saint Luc, les Actes des Apôtres et dix épîtres de Paul (il ne retient pas, ou ne connaît pas
celles à Timothée et à Tite)..."
(7) Appelé dès l’âge de 18 ans par l’évêque d’Alexandrie, Démétrius, pour enseigner dans le Didaskaleion d’Alexandrie (nous disons l’Ecole d’Alexandrie), qui avait été placé à la mort de Clément (d’Alexandrie) précisément sous la tutelle de l’autorité hiérarchique et donc de l’évêque, Origène deviendra l’un des plus grands penseurs de l’Eglise grecque. Outre son grand enthousiasme religieux, on peut dire de lui qu’il est vraiment le premier "théologien biblique" : sa pensée s’élabore toujours à partir de la lecture et de l’interprétation du texte biblique, pris dans l’unité organique des deux Testaments.
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