L’Age d’or des Pères de l’Eglise (IIIe Ve siècles)

Chapitre 1er
La vie chrétienne

On peut présenter la vie chrétienne à l’époque qui nous intéresse selon divers aspects. Il faut souligner que dès les premiers temps, l’expérience chrétienne est marquée par l’attente du retour du Christ ; c’est pourquoi le chrétien vit autrement, comme si le Christ devait revenir demain (cf. "Veillez car vous ne savez ni le jour ni l’heure", Mt 25, 13). Les chrétiens sont des veilleurs : les manifestations les plus évidentes de cette attente sont à analyser dans la vie sacramentelle et liturgique, dans les développements du monachisme, dans le comportement moral. Dans ce chapitre, nous étudierons les principales caractéristiques de la vie chrétienne dans le monde séculier, réservant l’étude du monachisme pour un chapitre ultérieur.

L’importance de la conversion : une décision difficile

A cette époque, le plus souvent on ne naît pas chrétien, on le devient. Le baptême des enfants n’est pas encore très répandu. Ceux qui naissent dans une famille chrétienne sont catéchumènes, souvent assez longtemps, et sont baptisés adultes.

Ainsi, on le sait, Augustin, catéchumène, pendant des années a cherché Dieu, le vrai Dieu, à travers différentes philosophies, à travers les errances du manichéisme, dans les spéculations de ses études puis de son enseignement, dans sa vie apparemment libre mais non libérée comme il le dira plus tard, en quête de plaisirs avant de s’attacher à la vraie joie. Il cherchait Dieu au-dehors comme il le dit dans un chapitre magnifique des Confessions, alors que Dieu était en fait au-dedans de lui-même.

"Bien tard, je t'ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard, je t'ai aimée !
Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors,
et c'est là que je te cherchais, et sur la grâce de ces choses que tu as faites, pauvre disgracié, je me ruais!
Tu étais avec moi et je n'étais pas avec toi ;
elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
si elles n'existaient pas en toi, n'existeraient pas !
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ;
tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ;
tu as embaumé, j'ai respiré et haletant j'aspire à toi ;
j'ai goûté, et j'ai faim et j'ai soif ;
tu m'as touché et je me suis enflammé pour ta paix.
[...]
(Conf. X, xxvii, 38)(1)

Tant que l’Empire n’est pas officiellement chrétien et qu’ont lieu de violentes persécutions, demander le baptême ne peut jamais être mis sur le compte d’une simple exigence ou conformité sociale (ce qu’il sera souvent au cours des siècles d’histoire de l’Eglise) ; cela suppose toujours une adhésion profonde de toute la personne ; c’est un choix difficile à avouer, à manifester, même à "comprendre" pour beaucoup à une époque où tout baptisé sait qu’il risque de connaître les plus grandes persécutions, jusqu’au martyre, jusqu’au don total de sa vie.

"La Lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne aux Eglises d’Asie et de Phrygie" qui rapporte le martyre de Blandine et des autres chrétiens est bien connue : elle est citée par Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique, livre V, chapitre I (extrait pris dans Michel Lemonnier, 1983, Histoire de l’Eglise, Mediaspaul - Editions paulines, p. 77-78) : ceci se déroule durant l’été 177 sous le règne de l’empereur Marc Aurèle, donc un peu avant la période qui nous intéresse, mais où se dérouleront des événements très semblables :

"Chaque jour, on arrêtait d’autres chrétiens… si bien que furent réunis tous ceux qui, dans les deux Eglises [de Lyon et de Vienne] étaient fervents et sur qui reposait principalement la vie de ces Eglises…
Les saints martyrs supportèrent des traitements qu’il est impossible de décrire…
Nous redoutions que Blandine [une jeune esclave] ne soit pas capable de faire sa profession de foi, à cause de sa faiblesse physique. Mais elle fut remplie d’une telle force quelle épuisa et fit capituler tous ceux qui successivement la torturèrent de toutes les façons, du matin au soir… La bienheureuse trouvait une nouvelle jeunesse dans la confession de sa foi : Je suis chrétienne, disait-elle, et chez nous il ne se fait rien de mal…
Quant à Sanctus [diacre de Vienne], c’est avec un courage surhumain qu’il supporta tous les tourments… A toutes les questions, il répondait : Je suis chrétien…"

"…Les païens voulaient avoir raison de la constance des martyrs. Malgré cela, ils n’entendirent rien d’autre de la bouche de Sanctus que les mots de sa confession de foi… Finalement, comme Maturus et Sanctus survivaient encore, on les égorgea…
Blandine fut attachée à un poteau et exposée pour être la pâture des bêtes lâchées contre elle. A la voir, suspendue à cette sorte de croix, à l’entendre prier continuellement, les lutteurs fortifiaient leur courage : dans leur combat, ils voyaient de leurs yeux, à travers leur sœur, Celui qui avait été crucifié pour eux, afin de persuader ses disciples que, s’ils souffrent pour lui, ils demeurent toujours unis avec le Dieu vivant. Ce jour-là, aucune bête ne toucha Blandine. Elle fut détachée du poteau et ramenée dans la prison, en réserve pour un autre combat…
Le dernier jour des combats singuliers, on introduisit à nouveau Blandine dans l’amphithéâtre, en même temps que Pontique, un garçon de quinze ans. Chaque jour, on les y avait amenés pour qu’ils voient les supplices des autres et on avait essayé de les faire jurer par les idoles mais ils étaient restés inébranlables… La foule alors fut prise d’une fureur sauvage, sans aucune pitié pour leur âge… On les fit passer par toute la série des tortures… On essaya de les forcer à blasphémer, mais on ne put y arriver… Après avoir supporté généreusement tous les supplices, Pontique rendit l’âme…
Blandine fut égorgée, elle aussi, et les païens eux-mêmes avouaient que jamais chez eux une femme n’avait souffert des tortures aussi grandes et aussi nombreuses…"

Le baptême et l’eucharistie

Le baptême apparaît ainsi comme une étape décisive, le moment où se manifeste le choix de celui qui cesse de devenir catéchumène (au IIIe – Ve siècles, le catéchuménat peut durer presque toute une vie : Jean Chrysostome ainsi dans une catéchèse de 387 félicite les catéchumènes qui s’avancent vers le baptême, sans plus tarder comme cela se pratique trop souvent(2) - ce que les évêques dénoncent régulièrement :

"[...] Je vous félicite, avant même que vous soyez introduits dans cette demeure sacrée, je vous félicite, et tout ensemble j'applaudis à votre généreuse ardeur, car vous ne venez pas, comme certains négligents, recevoir le baptême à la dernière extrémité ; au contraire, semblable à des serviteurs zélés, qui se sentent pressés d'obéir à leur maître, vous placez votre vie sous la discipline du Christ avec une pieuse impatience, vous prenez ce joug si doux, ce fardeau si léger. A la vérité, ceux qui sont baptisés à la fin de leurs jours reçoivent la même grâce que vous, mais le généreux empressement de la bonne volonté, l'appareil des saintes cérémonies, ils ne l'ont pas. Ils reçoivent le baptême sur leur lit, et vous c'est dans le sein de l'Eglise notre mère commune ; ils le reçoivent au milieu des larmes, et vous dans la joie et l'allégresse ; ils le reçoivent en gémissant, et vous avec mille actions de grâces ; eux, ils sont dévorés par la fièvre, vous, remplis de l'abondance d'une joie toute spirituelle. [...]" (1ère instruction aux catéchumènes, 1, cité in Le baptême d’après les Pères de l’Eglise, Migne – Lettres chrétiennes, p. 181).

Si les pratiques liturgiques sont un peu différentes en Occident et en Orient, à cette époque, l’unité des sacrements (que nous appelons maintenant "sacrements de l’initiation chrétienne") est partout de rigueur. Avec Hippolyte de Rome (mort vers 253) nous avons un témoignage très significatif :

"Ceux qui ont été choisis et mis à part pour recevoir le baptême seront examinés sur leur vie : s’ils ont vécu pieusement pendant qu’ils étaient catéchumènes, s’ils ont honoré les veuves, visité les malades, et pratiqué toutes les bonnes œuvres.
Si ceux qui les présentent rendent témoignage de leur conduite, alors qu’ils entendent l’Evangile.
A partir du jour où ils ont été choisis, on leur imposera les mains tous les jours, en les exorcisant. A l’approche du jour de leur baptême, l’évêque lui-même exorcisera chacun d’eux pour éprouver s’ils sont purs.
S’il s’en trouve un qui n’est pas pur, il sera écarté, parce qu’il n’aura pas écouté les paroles de l’instruction avec foi. Un esprit étranger et mauvais demeure en lui.
Ceux qui seront baptisés en seront informés, afin qu’ils prennent un bain et se lavent le cinquième jour de la semaine. Si une femme a ses règles, son baptême sera ajourné et administré un autre jour.
Ceux qui reçoivent le baptême jeûneront le vendredi et le samedi. Le samedi, l’évêque les réunira tous en un même lieu, il les invitera tous à prier et à ployer les genoux. Il leur imposera les mains, en conjurant tout esprit étranger de s’éloigner d’eux et de n’y plus jamais revenir. L’exorcisme terminé, il soufflera sur leur visage, les signe sur le front, les oreilles et le nez, puis les fait relever. Ils passeront la nuit à veiller, à lire les Ecritures et à faire des instructions. Ceux qui doivent recevoir le baptême ne doivent pas apporter d’autre vase que celui qui sert à l’eucharistie. Car il est convenable pour chacun d’apporter son offrande.
Au chant du coq, les candidats s’approcheront des eaux, qui doivent être courantes et pures.
Ils se déshabilleront. On baptise d’abord les enfants. S’ils peuvent répondre pour eux-mêmes, qu’ils le fassent. S’ils ne le peuvent pas, leurs parents répondront ou quelqu’un de la famille.
On baptisera ensuite les hommes adultes, et ensuite les femmes, qui auront délié leurs cheveux et déposé leurs ornements d’or. Que personne ne descende dans l’eau avec un objet étranger sur lui.
A l’heure fixée pour le baptême, l’évêque rendra grâces sur l’huile et la mettra dans un vase. On l’appelle l’huile de l’action de grâces. Il prendra une autre huile et prononcera sur elle un exorcisme : on l’appelle l’huile de l’exorcisme. Un diacre prendra l’huile de l’exorcisme et se tiendra à la gauche du prêtre, un autre diacre prendra l’huile de l’action de grâces et se tiendra à la droite du prêtre." Le prêtre prend à part chacun de ceux qui doivent recevoir le baptême et leur ordonne d’abjurer, tournés vers l’occident [antre des démons] en disant :
Je renonce à toi, Satan, à tes séductions et à tes œuvres »
Après cette déclaration, on l’oindra de l’huile de l’exorcisme, en disant :
Que tout esprit mauvais s’éloigne de toi.
Le candidat descend ensuite dans l’eau et celui qui baptise lui impose la main sur la tête, en disant :
Crois-tu en Dieu, le Père tout-puissant ?
Et celui qui est baptisé répond :
-J’y crois.:
Qu’il le baptise alors une fois, sa main posée sur la tête. Puis qu’il dise :
Crois-tu au Christ Jésus, le Fils de Dieu, qui est né par l’Esprit Saint de la Vierge marie, est mort, a été enseveli, est ressuscité des morts, le troisième jour, est monté aux cieux, est assis à la droite du Père, viendra juger les vivants et les morts ?
Il dira :
J’y crois.
Et on le baptise une seconde fois(3).
Qu’il lui dise de nouveau :
Crois-tu au Saint-Esprit, en la sainte Eglise et pour la résurrection de la chair ?
Et le baptisé dira :
J’y crois.
Et on le baptise une troisième fois.
Une fois remonté un prêtre lui donnera l’onction avec l’huile sanctifiée en disant :
Je t’oins de l’huile sainte, au nom de Jésus-Christ.
Ils s’essuient, se rhabillent, puis rentrent à l’église.

L’évêque, en leur imposant la main, dira l’invocation suivante :
"Seigneur Dieu tu as rendu dignes tes serviteurs de recevoir la rémission des péchés par le bain de régénération de l’Esprit-Saint. En eux envoie ta grâce, pour qu’ils te servent selon ta volonté.
Car à Toi est la gloire, Père, Fils avec le Saint-Esprit, dans la sainte Eglise, maintenant et dans les siècles des siècles.
Amen.
Il prend de l’huile sanctifiée dans la main et leur confère l’onction sur la tête, en disant :
Je t’oins de l’huile sainte dans le Seigneur, le Père tout-puissant, le Christ Jésus et l’Esprit-Saint(4).
Après cette onction il leur donne un baiser, en disant :
Le Seigneur soit avec toi.
Le baptisé répond :
Et avec ton esprit.
Il fera de même pour chacun. Après quoi, ils prieront ensemble avec tout le peuple. Mais qu’ils se gardent de prier avec les fidèles avant d’avoir reçu tout cela.
Quand ils auront achevé la prière, ils donneront le baiser de paix.
[…]
A ce moment-là les diacres présentent l’oblation à l’évêque, qui bénit le pain pour représenter le corps du Christ, le calice où est mêlé le vin pour représenter le sang répandu pour tous ceux qui ont cru en lui ; ensuite le lait et le miel mélangés ensemble, pour réaliser les promesses faites à nos pères de leur donner la terre où coulent le lait et le miel, à savoir la chair du Christ, qui nourrit ceux qui croient en lui comme de petits enfants, qui change en douceur par la suavité de la parole l’amertume du cœur. Enfin l’eau est apportée pour l’oblation, en signe de purification, pour que l’homme intérieur qui est animal reçoive le même effet que le corps. L’évêque expliquera tout cela à ceux qui le reçoivent. Il rompra le pain en donnant un morceau à chacun et dira : "Le pain du ciel dans le Christ Jésus." Et le communiant répondra : Amen."

(Extraits de la Tradition apostolique, notamment 18-23, cité dans L'Initiation chrétienne, Textes recueillis et présentés par A. Hamman, Ichtus / Les Pères dans la foi, DDB, 1980, pp. 24-25)

Au IVe siècle, l’Eucharistie est célébrée chaque jour, mais avec plus de solennité le dimanche qui devient, à partir de 321, une institution d’Etat. Après la préparation pénitentielle, l’eucharistie comprend deux parties principales : la liturgie de la parole et la liturgie eucharistique ; entre ces deux parties prend place le congé donné aux catéchumènes et aux pénitents non encore admis à la communion eucharistique (voir ci-dessous la prière des Constitutions apostoliques : recueil de formules liturgiques et de prescriptions canoniques rédigé en Orient vers 380, qui réutilisent d’ailleurs de nombreuses traditions locales plus anciennes).

A l’autel les célébrants se placent face à l’assemblée : c’est seulement plus tard que se généralisera l’usage instauré en Syrie, de célébrer l’eucharistie en disposant l’autel au fond du chœur (le symbolisme de la cène en est ainsi affecté).

Même si la prière eucharistique qui précède l’institution eucharistique est laissée en partie à l’inspiration du célébrant principal, on trouve déjà des formulaires ("anaphores" ou "canons") qui servent de modèles. C’est l’anaphore d’Hippolyte, prêtre de Rome (mort martyr en 235) qui a inspiré la prière eucharistique n° 2 actuelle. Les conciles ultérieurs, souvent seulement locaux, favoriseront l’unification liturgique en précisant les usages ou rites des Eglises principales. Le "canon romain", qui correspond à la prière eucharistique n° 1 actuelle va s’imposer progressivement aux Eglises d’Occident (cf. rôle important de Grégoire le Grand – 590-604 sur ce plan).

Avant la prière eucharistique, on prie à toutes les intentions de l’Eglise et du monde (notre "prière universelle") et on se donne le baiser de paix. Les fidèles reçoivent le pain eucharistique dans la main. Les diacres ensuite en portent à ceux qui n’ont pas pu venir. De ce point de vue là pour comprendre le déroulement de l’eucharistie, le récit de Justin dans la première Apologie est fondamental. Nous le citerons comme base de réflexion, même si Justin est un peu antérieur à notre époque (ce texte date de 155). Son texte montre combien les pratiques sont déjà affirmées, et proches des nôtres (il faut dire que bien sûr la réforme liturgique de Vatican II s’est largement inspirée de la liturgie des premiers siècles) :

"Le jour qu’on appelle le jour du soleil(5), tous, dans les villes et à la campagne, se réunissent dans un même lieu : on lit les mémoires des apôtres [Justin précise plus haut "qu’on appelle "évangiles""] et les écrits des prophètes, autant que le temps le permet. Quand le lecteur a fini, celui qui préside prend la parole pour expliquer et exhorter à mettre en pratique ces beaux enseignements…
Ensuite nous nous levons tous et nous prions ensemble à haute voix [la prière universelle]… (I, 67)

"Quand ces prières sont terminées, nous nous donnons la paix." (I 65)

"Puis… on apporte du pain avec du vin et de l’eau. Celui qui préside fait monter au ciel les prières et les actions de grâce autant qu’il en a la force…" (I, 67)

"Il loue et glorifie le Père de l’univers par le nom du Fils et du Saint-Esprit, puis il faut une longue eucharistie pour tous les biens que nous avons reçus de lui. Quand il a terminé les prières et l’eucharistie, tout le peuple répond par l’acclamation : "Amen". "Amen" est un mot hébreu qui signifie : ainsi soit-il." (I, 65)

"Ensuite a lieu la distribution et le partage des aliments consacrés à chacun et l’on envoie leur part aux absents par le ministère des diacres.
Ceux qui sont dans l’abondance et qui veulent donner donnent librement chacun ce qu’il veut et ce qui est recueilli est remis à celui qui préside. [Avec le produit de la collecte] celui-ci assiste les orphelins, les veuves, les malades, les indigents, les prisonniers, les étrangers de passage ; en un mot, il secourt tous ceux qui sont dans le besoin.
Nous nous assemblons tous le jour du soleil parce que c’est le premier jour où Dieu, tirant la matière des ténèbres, créa le monde, et que, ce même jour, Jésus-Christ notre Sauveur ressuscita des morts." (I, 67)

Le péché et la pénitence

Le risque de retomber dans le péché est grand. Les Pères ont une claire conscience de ce qui entraîne l’homme au péché : le baptême a "lavé" nos fautes, mais la crainte de la chute est grande : on retarde le baptême souvent car l’institution pénitentielle n’a pas encore été mise en place. L’aveu des fautes reste un rite collectif en général. Il faut vraiment un manquement grave, un scandale public pour que la pénitence et la réconciliation le soient aussi. C’est vers le VIe siècle seulement que l’on commence à envisager que la "pénitence" puisse être accordée plus d’une fois après le baptême – ce qui est l’unique "régime" dans l’Antiquité. [La pénitence moderne ne va, quant à elle, se développer qu’à partir du XIIIe siècle, cf. P.M. Gy, "La pénitence et la réconciliation", in A.G. Martimort, L’Eglise en prière, III - Les sacrements, pp. 115-131].

Clément d’Alexandrie insiste : la conversion et la pénitence résultent avant tout d’une meilleure connaissance de l’enseignement même du Christ :

"Si quelqu’un met l’amour dans son cœur, même s’il se rend coupable de péchés et quel qu’en soit le nombre, s’il fait croître la charité et ajoute une véritable pénitence, il peut corriger ses errements… Car celui qui de tout son cœur se tourne vers le Seigneur, les portes lui sont ouvertes : le Père reçoit volontiers le fils qui fait réellement pénitence. En effet la véritable conversion c’est de ne pas retomber dans les mêmes fautes et d’arracher de son cœur ces fautes qui portent en elles la mort. Lorsque ces fautes seront enlevées Dieu habitera à nouveau en vous…" (Clément d’Alexandrie, Homélie sur Marc, X, 17)

Le pasteur sait bien qu’il est difficile de lutter contre le péché, il rappelle la miséricorde divine, pour éviter tout découragement, mais invite à ne pas participer délibérément à quelque faute, et surtout à se repentir véritablement :

"[Le Fils de Dieu] est seul sans péché. C’est pour cela qu’il est le seul juge. Quant à nous, autant qu’il nous est possible, il faut nous efforcer de pécher le moins que nous pouvons. Car rien n’importe plus que de rompre avec les passions et les maladies, puis d’éviter de retomber dans nos fautes habituelles. Certes, le mieux serait de ne commettre aucune faute, d’aucune manière. Mais, je l’ai dit, cela c’est le propre de Dieu. Ce qu’il faut, en réalité, c’est ne pas participer délibérément à quelque faute que ce soit : tel est le propre du sage. Ensuite, nous devons nous efforcer de ne pas tomber dans un grand nombre de fautes involontaires ; nous y parviendrons par une bonne éducation. Enfin nous ne devons pas vivre longtemps dans le péché, car, pour ceux qui sont invités à se repentir, il est salutaire de reprendre le combat." (Clément d’Alexandrie : Le Pédagogue, I, 2-4).

Ambroise adresse une exhortation à ses fidèles de Milan en soulignant les exigences d’une pénitence fondée sur la foi et un vrai repentir :

"Il faut croire à la fois que nous devons faire pénitence et que le pardon nous sera accordé. Mais c’est grâce à notre foi que nous obtiendrons ce pardon et non pas parce qu’il nous est dû. Autre chose en effet est de mériter, autre est d’espérer. La foi nous obtient ce qu’elle nous propose de la même façon qu’une créance : celui qui demande espère plus que son créancier. Acquitte-toi donc d’abord de ce que tu dois afin d’obtenir ce que tu espères…"

[Ambroise évoque la veuve qui n’était pas riche et donne deux petites pièces mais le Christ a pu dire qu’"elle a mis plus que tous" (Lc 21, 3) ; et Ambroise conclut :]

"Dieu en effet n’exige pas de l’argent, mais la foi." (Ambroise de Milan, De la pénitence, II, 9)

Le rite autour des "pénitents" (qui quittent la célébration dominicale en même temps que les catéchumènes tant qu’ils ne sont pas admis dans la pleine communion) comporte à cette époque cette prière :

"Dieu tout-puissant et éternel, maître de l’univers, créateur et ordonnateur de toutes choses, toi qui a créé l’homme comme le centre du monde par le Christ et qui lui as donné une loi intérieure et une loi écrite afin qu’il vive suivant la loi, comme un être doué de raison, toi qui a promis à l’homme, après qu’il eut péché, ton indulgence comme un encouragement à la pénitence, jette ton regard sur ces pénitents qui ont humilié leur esprit et qui prosternent leur corps devant toi. Car "tu ne désires pas la mort du méchant, mais qu’il revienne de sa voie et qu’il vive" (Ez 33, 11). Toi qui as accueilli la pénitence des habitants de Ninive, toi qui "veux que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité" (1 Tim 2, 4), toi qui as accueilli le fils prodigue après qu’il eut dépensé tous ses biens dans une vie de jouissances, accueille maintenant la pénitence de ceux qui te supplient, "car nul ne pèche contre toi" (I Rois 8, 46). En effet, "si tu prends garde aux fautes, Seigneur, qui donc subsistera ? Mais près de toi est le pardon" (Ps 130, 3-4). Rends ces pénitents à ta sainte Eglise ; restitue-les dans leur dignité première et dans leur gloire, par le Christ Notre Seigneur et notre Dieu, par qui sont à toi honneur et adoration dans l’Esprit-Saint, pour les siècles des siècles. Amen !"
"Ensuite le diacre dit : "Retirez-vous les pénitents !""
(Constitutions apostoliques, VIII, 9).

Il convient d’ajouter que le "retour vers Dieu", en ces siècles, l’appel à la pénitence et à la conversion, sont des éléments fondamentaux (comme ils étaient la base de l’Alliance, cf. rôle des prophètes dans l’AT). On voit ainsi Jérôme et Augustin réagir très vivement lors de la prise de Rome par les Barbares (Wisigoths d’Alaric) en 410 et appeler les uns et les autres à la pénitence. Michel Meslin, à propos de "l’Eglise antique", dans Jacques Loew et Michel Meslin, éds. : Histoire de l’Eglise par elle-même, souligne :

"… le sac de Rome, le 24 août 410, par les Wisigoths d’Alaric fut plus important par ses conséquences psychologiques que stratégiques. Que la Ville qui avait conquis le monde fût à son tour conquise fut l’événement qui déclencha chez tous, païens comme chrétiens, une véritable crise, une remise en question des valeurs traditionnelles sur quoi la civilisation semblait fondée et devoir durer éternellement. Pour les chrétiens, ce fut l’occasion d’une révision de vie, à partir d’une explication pénitentielle de l’événement politique, et l’affirmation que les épreuves envoyées devaient hâter le retour vers Dieu, la conversion d’une Eglise trop enracinée dans le monde." (p. 60).

Cet événement est ainsi l’occasion pour Augustin d’une explication apologétique qui donnera naissance à sa Cité de Dieu. Sur le moment il s’efforce de rassurer les fidèles : si attaché que puisse être le chrétien à sa culture, il doit se souvenir que ce monde passe et que le Christ est le seul but, le seul recours vers qui tout converge :

"Vous vous étonnez que le monde périsse : c’est comme si vous vous scandalisiez qu’il vieillisse. Le monde est comme l’homme : il naît, il grandit, il meurt. Oui, le monde vieillit, et de partout s’élèvent des gémissements d’opprimés. Mais réfléchissez donc un peu. Est-ce donc si peu de chose que, dans la vieillesse du monde, Dieu ait envoyé le Christ pour nous refaire, lorsque tout se défait ? Oui, le Christ est venu, à l’heure où tout se défait, pour te renouveler toi-même. Le monde créé, le monde fondé, le monde destiné à périr inclinait vers son couchant, mais lui est venu te consoler au sein de toutes ces souffrances et te promettre un repos sans fin, éternel. Ne nous attachons pas à ce vieillard qu’est le monde. Ne refusons pas de nous rajeunir dans le Christ, qui nous dit : "Le monde finit, le monde vieillit, le monde s’évanouit, mais ne craignez pas, car votre jeunesse, à vous, se renouvellera comme celle de l’aigle !"." (Augustin, Sermon 81, 8).

La prière

Si avec la fin des persécutions et la reconnaissance du christianisme comme religion officielle de l’Empire romain, le martyre a disparu, l’idéal de perfection qu’il représentait trouve son aboutissement dans le monachisme, la vie solitaire, l’ascèse… La prière constante est nécessaire. C’est ce que souligne Jean Cassien qui en fait le but de la vie du solitaire :

"Toute la vie du moine et la perfection du coeur consistent en une persévérance ininterrompue de prière. Autant qu'il est donné à la fragilité humaine, c'est un effort vers l'immobile tranquillité d'âme et une pureté perpétuelle. Et telle est la raison qui nous fait affronter le labeur corporel, et rechercher de toutes manières la contrition du coeur, avec une constance que rien ne lasse. Aussi bien, sont-ce là deux choses unies d'un lien réciproque et indissoluble : tout l'édifice des vertus n'a qu'un but, qui est d'atteindre à la perfection de la prière ; mais sans ce couronnement, qui en assemble les diverses parties, de manière à en former un tout qui se tienne, il n'aura ni solidité ni durée. Sans les vertus, en effet, ni ne s'acquiert ni ne se consomme la constante tranquillité de prière dont nous parlons ; mais en revanche, les vertus, qui lui servent d'assise, n'arriveront pas sans elle à leur perfection."
(Jean Cassien : Conférences, IX, 2, SC n° 54, pp. 40-41)

Augustin, quant à lui, insiste sur l’importance de la prière continuelle, pas seulement pour l’ascète, le moine, le solitaire… et il assimile désir et prière :

"Le gémissement de mon coeur me faisait rugir [...] Et qui connaissait la cause de mon rugissement ? Il ajoute [le psalmiste] : Tout mon désir est devant toi. Non pas devant les hommes, qui ne peuvent pas voir le coeur, tandis que si tout ton désir est devant le Père, lui qui voit l'invisible te le revaudra.
Car ton désir est ta prière ; si le désir est continuel, la prière est continuelle. Ce n'est pas pour rien que l'Apôtre a dit : Priez sans relâche. Peut-il le dire parce que, sans relâche, nous fléchissons le genou, nous prosternons notre corps, ou nous élevons les mains ? Si nous disons que c'est là notre prière, je ne crois pas que nous puissions le faire sans relâche.
Il y a une autre prière, intérieure, qui est sans relâche : c'est le désir. Que tu te livres à n'importe quelle autre occupation, si tu désires ce loisir du sabbat, tu ne cesses pas de prier. Si tu ne veux pas cesser de prier, ne cesse pas de désirer.
Ton désir est continuel ? Alors ton cri est continuel. Tu ne te tairas que si tu cesses d'aimer. Quels sont ceux qui se sont tus ? Ceux dont il est dit : A cause de l'ampleur du mal, la charité de beaucoup se refroidira.
La charité qui se refroidit, c'est le coeur qui se tait ; la charité qui brûle, c'est le coeur qui crie. Si la charité dure toujours, tu cries toujours ; si tu cries toujours, tu désires toujours ; si tu désires, c'est au repos que tu penses.
Tout mon désir est devant toi. Que se passe-t-il si ton désir est devant lui, mais non pas le gémissement ? D'où cela peut-il venir, quand le désir lui-même s'exprime par le gémissement ?
C'est pourquoi le psaume continue. Et mon gémissement ne t'échappe pas. Il ne t'échappe pas, alors qu'il échappe à la plupart des hommes. Il semble parfois que l'humble serviteur de Dieu dise : Et mon gémissement ne t'échappe pas. Il semble aussi parfois que le serviteur de Dieu se mette à rire : est-ce que ce désir est mort dans son coeur ? Non, s'il y a désir, il y a gémissement ; il ne parvient pas toujours aux oreilles des hommes, mais il ne cesse jamais de frapper les oreilles de Dieu. (Enarat. in Ps. 37)

La prière est fondamentalement ce qui excite notre désir :

"Pour nous faire obtenir cette vie bienheureuse, celui qui est en personne la Vie véritable nous a enseigné à prier. Non pas avec un flot de paroles comme si nous devions être exaucés du fait de notre bavardage : en effet, comme dit le Seigneur lui-même, nous prions celui qui sait, avant que nous le lui demandions, ce qui nous est nécessaire. [...]
Il sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Alors, pourquoi nous exhorte-t-il à la prière continuelle ? Cela pourrait nous étonner, mais nous devons comprendre que Dieu notre Seigneur ne veut pas être informé de notre désir, qu'il ne peut ignorer. Mais il veut que notre désir s'excite par la prière, afin que nous soyons capables d'accueillir ce qu'il s'apprête à nous donner. Car cela est très grand, tandis que nous sommes petits et de pauvre capacité ! C'est pourquoi on nous dit : Ouvrez tout grand votre coeur. Ne formez pas d'attelage disparate avec les incrédules.
Certes, c'est quelque chose de très grand : l'oeil ne l'a pas vu, car ce n'est pas une couleur ; l'oreille ne l'a pas entendu, car ce n'est pas un son ; et ce n'est pas monté au coeur de l'homme, car le coeur de l'homme doit y monter. Nous serons d'autant plus capables de le recevoir que nous y croyons avec plus de foi, nous l'espérons avec plus d'assurance, nous le désirons avec plus d'ardeur.
C'est donc dans la foi, l'espérance et l'amour, par la continuité du désir, que nous prions toujours. Mais nous adressons aussi nos demandes à Dieu par des paroles, à intervalles déterminés selon les heures et les époques : c'est pour nous avertir nous-mêmes par ces signes concrets, pour faire connaître à nous-mêmes combien nous avons progressé dans ce désir, afin de nous stimuler nous-mêmes à l'accroître encore. Un sentiment plus vif est suivi d'un progrès plus marqué. Ainsi, l'ordre de l'Apôtre : Priez sans cesse signifie tout simplement : La vie bienheureuse, qui n'est autre que la vie éternelle auprès de Celui qui est seul à pouvoir la donner, désirez-la sans cesse. (Lettre à Proba).

La mort chrétienne

Certes dans les premiers temps du christianisme, avec les persécutions, on a de nombreux récits hagiographiques, tendant à montrer que les martyrs se sont endormis dans la paix et la joie et il n’est pas toujours aisé, face à ces récits, de tirer des conclusions sur les pensées, les représentations exactes de ceux qui s’avancent vers la mort : est-elle toujours ce terme ardemment souhaité de toute vie ? Il ne s’agit pas de remettre en question la sainteté des martyrs, mais d’essayer de mieux comprendre comment ceux qui meurent envisagent la vie éternelle, la rencontre avec le Rédempteur, ce face à face éternel où l’homme pourra contempler Dieu. Le martyre de Félicité et Perpétue (en 203) avec le catéchiste qui les a converties et trois autres catéchumènes nous apporte un témoignage exceptionnel(6). Perpétue est une jeune mère de 22 ans (elle a un bébé de quelques mois), sa servante Félicité, quant à elle, a reçu le baptême en prison et vient d’accoucher ; Saturus, le catéchiste, comme Perpétue, a eu des visions pendant qu’il attendait le martyre en prison : Perpétue et Saturus ont dicté le récit de leur Passion aux chrétiens (cf. Passion de Perpétue) qui ont pu venir leur rendre visite en prison et qui les ont écrites immédiatement après leur martyre. Ce document nous renseigne sur les représentations de l’au-delà au 3e siècle dans la communauté de Carthage, mais aussi sur les symboles religieux à travers lesquels s’exprime la foi chrétienne. Ces "visions" sont le signe pour Perpétue et Saturus qu’ils vont devoir subir la Passion. Pour ceux qui restent et leur survivent, on comprend qu’ils aient soigneusement noté ce témoignage ; désormais la lecture publique de ces récits seront faits pour l’édification des fidèles et pour leur consolidation dans la foi.

"Alors mon frère me déclara [Saturus, le catéchiste qui a converti Perpétue à la foi chrétienne : c’est elle qui parle ici] : "Madame ma sœur, tu as déjà assez de mérite pour demander une vision et pour qu’il te soit annoncé si tu dois subir ta passion ou si tu bénéficieras d’un non-lieu." Et moi, qui savais que je m’entretenais avec le Seigneur dont j’avais expérimenté déjà tant de bienfaits, je lui répondis : "Demain, je te donnerai ma réponse." Et j’ai demandé ; voici ce qui me fut révélé : je vois une haute échelle d’une taille immense, sur laquelle ne pouvait monter qu’une personne à la fois ; sur les côtés de l’échelle toutes sortes d’instruments en fer sont fixés : des épées, des lances, des crochets, des poignards, des épieux, de telle manière que si quelqu’un montait sans faire attention ou sans se diriger exclusivement vers le haut, il soit déchiré et que sa chair s’accroche à ces instruments de fer. Et, au pied de l’échelle, il y avait un dragon, couché, d’une taille extraordinaire, qui faisait obstacle à ceux qui tentaient de monter, les terrifiant pour les empêcher de monter à l’échelle. Mais, le premier, Saturus y monta, lui qui s’était livré pour nous – car c’était lui qui nous avait convertis -, lorsque au moment de notre arrestation il n’était pas là. Il parvint au sommet de l’échelle, se retourna et me dit : "Perpétue, je te soutiens ; mais prends garde que ce dragon ne te morde." Et je lui dis : "Il ne me fera aucun mal, au nom de Jésus-christ." Et, comme s’il avait peur de moi, de dessous l’échelle le dragon sortit lentement sa tête. Et en gravissant le premier échelon, je lui marchai sur la tête, puis je montai. Et je vis un jardin immense, et, assis au milieu, un homme aux cheveux blancs, en vêtement de berger, d’une taille immense, en train de traire ses brebis. Autour de lui des milliers de gens vêtus de blanc. Il leva la tête, m’aperçut et me dit : "Sois la bienvenue, mon enfant." Il me fit signe et me donna un peu de fromage qu’il venait de faire, une petite bouchée, que je reçus les mains jointes ; je le mangeai, et tous ceux qui étaient autour dirent : Amen ! Au son de leur voix je me réveillai, continuant de mâcher, je ne sais quoi de doux. Je le rapportai à mon frère et nous comprîmes alors que je devrais subir la passion ; nous commençâmes à ne plus mettre aucun espoir dans ce monde."

La vision de Saturus est aussi rapportée, telle qu’il l’a écrite :

"Notre martyre était accompli. Nous étions sortis de nos corps et nous fûmes emportés vers l’orient par quatre anges dont les mains ne nous touchaient pas. Nous montions, non dans la position de gens couchés sur le dos et regardant en haut, mais comme des voyageurs escaladant une colline à pente douce. Quand nous eûmes dépassé le premier cercle du monde nous vîmes une lueur éclatante. Alors, je dis à Perpétue qui était à mes côtés : "Voici ce que le Seigneur nous promettait ; jouissons de sa promesse." Portés par quatre anges nous vîmes s’ouvrir devant nous un grand jardin, avec des lauriers-roses, des fleurs de toute sorte. Les arbres avaient la hauteur d’un cyprès et leurs feuilles chantaient sans cesse […] Nous arrivons près d’un palais dont les murs semblaient bâtis de lumière. Devant la porte quatre anges, qui nous firent revêtir des robes blanches. Des voix chantaient à l’unisson : "Saint ! Saint ! Saint !", et sur le trône un personnage tout blanc, dont les cheveux de neige encadrent un visage jeune et dont on ne voyait pas les pieds. Nous nous arrêtons devant le trône. Quatre anges nous soulèvent et nous l’embrassons, lui qui, de la main, nous bénit en nous caressant le visage. Puis les vieillards qui se tenaient à sa droite dirent : "Levons-nous". Nous nous levons tous et nous nous donnons le baiser de paix. Alors les vieillards nous dirent : "Allez et soyez dans la joie !"".
(Passion de Perpétue IV, puis XI-XII).

Cultes et dévotions

a) L’ange gardien. Les Pères mettent en valeur la mission individuelle de l’ange, compagnon de chaque fidèle (pédagogue, pasteur) qui le dirige sur le droit chemin. Cette dévotion pour l’ange gardien se situe dans un contexte de combat spirituel.

On peut citer Origène (De la prière, XI, 5) :

"Les anges se rassemblent près de celui qui prie le Seigneur. Ils s’unissent à sa prière. L’ange de chacun, même des plus petits dans l’Eglise, contemple sans cesse la face du Père qui est dans les cieux et il prie avec nous. Il travaille avec nous autant qu’il le peut dans les choses que nous demandons."

Ou dans Contre Celse, V, 4 :

"L’ange monte au ciel portant nos prières humaines et il redescend apportant à chacun, selon qu’il le mérite, quelque chose, car il a reçu de Dieu cette mission auprès de ceux qui sont l’objet de sa protection."

Grégoire de Nysse développe la théorie des deux anges :

"Après que notre nature… fut tombée dans le péché notre chute ne fut pas laissée par Dieu sans secours. Mais un ange, être à la nature incorporelle, fut établi pour assister la vie de chacun. Le corrupteur de notre nature fit alors une invention contraire et mit un ange mauvais et malfaisant pour nuire à l’homme. Il dépend de chacun de nous, placé entre les deux qui cherchent à l’entraîner, de faire triompher l’un sur l’autre. Le bon ange montre à notre esprit les fruits de la vertu, que ceux qui font le bien voient déjà en espérance. L’autre lui fait miroiter les plaisirs terrestres qui n’offrent nul espoir pour le futur, mais dont la vue et la jouissance captivent, dans le présent, les sens des insensés." (Vie de Moïse, II, 45, cité in Loew, Jacques et Meslin, Michel, éds. : Histoire de l’Eglise par elle-même, Fayard, p. 79)

b) La dévotion à la Vierge Marie ne présente pas dans l’Antiquité chrétienne les caractères exubérants qu’une certaine piété lui donnera par la suite. Cependant, cette piété se fonde sur l’idée naturelle de plus en plus présente de Marie avocate auprès de son Fils, Marie liée au mystère même de l’Incarnation du Fils de Dieu. Les textes affirment clairement sa virginité. La piété populaire, surtout en Orient, vénère en Marie la "mère de Dieu", bien avant les débats christologiques et le Concile d’Ephèse. Cette dévotion à Marie se manifeste dans l’art paléo-chrétien. Les chrétiens tendent aussi de plus en plus à voir dans Marie la figure de l’Eglise qui donne à ses fidèles le corps et le sang du Christ comme Marie a donné aux hommes, le Fils de Dieu.

Exemple avec Maxime de Turin (mort en 470), Homélie 45, cité in Loew et Meslin, p. 81 :

"Il convient plutôt d’appeler Marie, la manne. Car elle est délicate, splendide, suave, et Vierge. Comme si elle venait du ciel, elle a donné à tous les peuples de l’Eglise une nourriture plus douce que le miel. Elle leur a donné cette nourriture que chacun doit manger s’il veut avoir la vie en lui, selon les paroles mêmes du Seigneur : "Si quelqu’un ne mange ma chair et ne boit mon sang, il n’aura pas la vie en lui." (Jn 6, 51)."

Premiers pèlerinages, reliques

C’est vers le IVe siècle que commencent les premiers pèlerinages : ils ne se développent qu’avec l’établissement de la paix religieuse définitive dans l’empire et la sécurité. Ils deviennent un phénomène de masse et connaîtront une grande faveur pendant tout le Moyen-Age : visite à Jérusalem et aux Lieux saints pour les plus fortunés ; mais en Orient comme en Occident on se rend volontiers sur les "martyria" construits sur la tombe des martyrs et des confesseurs, au jour anniversaire de leur martyre. A Rome, on a des pèlerinages sur les tombes de Pierre et de Paul, mais aussi dans les catacombes où se développe un culte des martyrs.

Ces pèlerinages sont aussi, au-delà du culte de ces saints martyrs, motivés par le désir d’obtenir des guérisons, pour l’âme et le corps. Le pèlerinage chrétien prend ainsi le relais de démarches comparables accomplies dans l’Antiquité auprès de sanctuaires de divinités réputés pour leur efficacité : de ce fait, on remarquera la prudence des autorités ecclésiastiques ; la prédication s’efforce de montrer comment la démarche du pèlerinage est symbolique (effort accompli, dépassement de soi) et ne doit pas être une démarche intéressée à la satisfaction de besoins immédiats.

Récit du pèlerinage du 14 janvier à Nole, chaque année, sur le tombeau du saint protecteur de la ville, Félix (par Paulin de Nole) :

"Cinq basiliques forment maintenant les dépendances de la tombe sacrée […] si grands que soient ces églises, elles ne peuvent contenir la foule ! Car plus la foi se répand, plus se multiplient les grâces de Dieu qui donnent au peuple la certitude que Félix vit toujours, puisque son miraculeux pouvoir continue de se manifester. Le saint a survécu à la mort de son corps. Il est là, qui veille lui-même sur ses ossements sacrés…
C’est un spectacle plein de joie que celui, divers et admirable, des pèlerins des suppliants venus demander une grâce personnelle. On voit de pauvres paysans accourus de la campagne : les pères portent leurs enfants dans les bras et, bien souvent, les bêtes malades entrent avec eux dans l’église. Avec une confiance hardie ils les confient au saint, comme s’ils le voyaient parmi eux. Ils sont sûrs d’obtenir la guérison qu’ils réclament. Bientôt ils sont tout heureux de l’intervention divine, et ils repartent persuadés que leurs animaux sont vraiment guéris. De fait, réellement, la plupart des bêtes guérissent à la porte même du sanctuaire et c’est joyeusement que les paysans les ramènent à l’étable…
D’autres apportent de magnifiques tentures pour fermer les entrées de l’église, des voiles de lin blanc, des tissus brodés de dessins coloriés ; d’autre gravent en lettre d’argent des inscriptions bien composées ; recouvrent de plaques dorées l’entrée de l’église. D’autres allument des cierges de cire colorée, suspendent au plafond des lustres dont les flammes tremblent au souffle de l’air qui les balance. Ils peuvent aussi répandre sur le sépulcre du martyr une précieuse essence afin d’obtenir un remède miraculeux…" (Paulin de Nole, Poème 18, 14 janvier 400).

Issu du culte des martyrs reconnus, il faut citer aussi le culte des reliques qui se développent soudainement dès la fin des persécutions : événement majeur dans la vie de l’Eglise au niveau des conduites populaires et collectives. Ce culte repose sur la croyance en l’intercession efficace des martyrs auprès de Dieu et sur la foi en la communion des saints. Les "reliques" permettent d’établir un contact direct avec le saint. Chaque communauté chrétienne veut en posséder, d’où les translations, les partages… Devant les abus manifestes, l’empereur Théodose va finalement interdire formellement le découpage des corps et des saints et le commerce des reliques. Les évêques essayent, avec des succès mitigés, de "spiritualiser" ce culte des reliques.

La charité chrétienne

La charité chrétienne, le service des pauvres, les appels à la générosité, aux bons traitements envers les esclaves, au respect de la vie, font partie des appels fréquemment lancés par les évêques, qui estiment eux-mêmes devoir rendre des comptes de leur gestion des biens qu’ils possèdent ou qui leur sont donnés : il faut pouvoir secourir les pauvres, racheter les captifs en temps de guerre, construire des lieux de culte. Augustin écrit : "Ce ne sont pas nos biens, mais ceux des pauvres que nous gérons." L’exemple de Basile de Césarée est révélateur : A vingt-cinq ans, revenant d’un voyage auprès des anachorètes du désert d’Egypte, il distribue toute sa fortune aux pauvres et part vivre dans la solitude. Devenu évêque de Césarée de Cappadoce à la mort d’Eusèbe en 370, il utilise les revenus du patrimoine ecclésiastique pour fonder des hôpitaux, créer des hospices, etc. Il multiplie les interventions auprès des autorités en faveur des pauvres et devra justifier une gestion qui, caritative et sociale, ne plaisait pas à tout le monde.

Si les esclaves restent esclaves dans le monde chrétien, les prédicateurs soulignent leur liberté spirituelle par la foi au Christ (à la suite de Paul, cf.. Ep 6, 5-9, 1 Co, 7, 20-24 et Phil 8-20). Ainsi Cyprien de Carthage dans A Demetrianus, 8 précise :

"Tu exiges des services de ton esclave : homme, tu contrains un homme à t’obéir. Pourtant les conditions de la naissance sont les mêmes pour vous deux, et aussi les conditions de la mort. Votre corps est formé d’une matière semblable ; c’est la même raison qui éclaire votre âme. C’est une loi identique qui vous a fait entrer dans le monde et vous en fera sortir. Cependant, s’il ne te sert pas comme tu veux, s’il n’accomplit pas toutes tes volontés, tu commandes, tu exiges avec excès, tu flagelles et tu frappes, tu punis par la faim, par la soif, par la nudité. Parfois même, et souvent, tu tortures par le fer et la prison. Mais tu ne reconnais pas, misérable, la souveraineté de ton Dieu quand tu exerces toi-même, de cette manière, ta propre souveraineté…"

Les caractéristiques de la vie chrétienne (foi et conversion, vie sacramentelle, prière, charité…) sont certes de toujours, mais dans ces siècles où l’Eglise commence à s’affirmer progressivement dans un Empire devenu officiellement chrétien après le temps des persécutions, on assiste à un bouillonnement particulier des croyances, de leur expression. Etre chrétien, c’est vivre avec intensité, avec ferveur, bien loin des tendances conventionnelles et sociales que l’on verra plus tard dans l’Eglise. C’est l’époque où les saints peuvent donner tous leurs biens et partir sur les routes, c’est un temps où la radicalité de l’Evangile n’est pas un vain mot. Nous retrouverons cela dans le chapitre suivant qui portera sur la mission, l’annonce de la bonne nouvelle, mais aussi l’interprétation des Ecritures, de la Parole de Dieu.

(1) Pascal, plusieurs siècles plus tard fera dire à Dieu : "tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé" (Pensées, n° 553).

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(2) A l'époque de Jean Chrysostome, de nombreux catéchumènes, par peur de retomber dans le péché après leur baptême, retardaient le moment de recevoir le sacrement, par lequel, effectivement, leurs péchés antérieurs étaient pardonnés ; cette attente durait même parfois pour certains jusqu'à la fin de la vie, et ce pouvait être quasiment sur le lit de mort qu'ils demandaient enfin à recevoir le baptême ! C'est à ce fait, fréquent, mais qui privait les catéchumènes de recevoir la grâce du baptême, que Jean Chrysostome fait ici allusion.

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(3) N'oublions pas que "baptiser" veut dire "plonger" : il ne s'agit donc pas de trois "baptêmes", mais de trois plongeons qui constituent le seul et unique baptême.

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(4) Cette onction de l'évêque est ce qui a par la suite donné "la confirmation", sacrement devenu autonome dans le temps, bien que fondamentalement lié au baptême.

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(5) Le premier jour de la semaine n'est devenu le "dimanche" ou "jour du Seigneur", "dies dominica" que plus tard. Il reste en anglais et en allemand le "jour du soleil : Sunday/Sonntag.

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(6) Une analyse du contexte historique et une étude des circonstances de la mort de ces martyrs est donnée par Kénel Sénatus s.j. Centre Sèvres, Paris ("Au temps des persécutions de l’Eglise. Commentaire critique du martyre Perpétue et Félicité".)

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