On peut présenter la vie chrétienne à l’époque qui nous intéresse selon divers aspects. Il faut souligner que dès les premiers temps, l’expérience chrétienne est marquée par l’attente du retour du Christ ; c’est pourquoi le chrétien vit autrement, comme si le Christ devait revenir demain (cf. "Veillez car vous ne savez ni le jour ni l’heure", Mt 25, 13). Les chrétiens sont des veilleurs : les manifestations les plus évidentes de cette attente sont à analyser dans la vie sacramentelle et liturgique, dans les développements du monachisme, dans le comportement moral. Dans ce chapitre, nous étudierons les principales caractéristiques de la vie chrétienne dans le monde séculier, réservant l’étude du monachisme pour un chapitre ultérieur.
A cette époque, le plus souvent on ne naît pas chrétien, on le devient. Le baptême des enfants n’est pas encore très répandu. Ceux qui naissent dans une famille chrétienne sont catéchumènes, souvent assez longtemps, et sont baptisés adultes.
Ainsi, on le sait, Augustin, catéchumène, pendant des années a cherché Dieu, le vrai Dieu, à travers différentes philosophies, à travers les errances du manichéisme, dans les spéculations de ses études puis de son enseignement, dans sa vie apparemment libre mais non libérée comme il le dira plus tard, en quête de plaisirs avant de s’attacher à la vraie joie. Il cherchait Dieu au-dehors comme il le dit dans un chapitre magnifique des Confessions, alors que Dieu était en fait au-dedans de lui-même.
Tant que l’Empire n’est pas officiellement chrétien et qu’ont lieu de violentes persécutions, demander le baptême ne peut jamais être mis sur le compte d’une simple exigence ou conformité sociale (ce qu’il sera souvent au cours des siècles d’histoire de l’Eglise) ; cela suppose toujours une adhésion profonde de toute la personne ; c’est un choix difficile à avouer, à manifester, même à "comprendre" pour beaucoup à une époque où tout baptisé sait qu’il risque de connaître les plus grandes persécutions, jusqu’au martyre, jusqu’au don total de sa vie.
"La Lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne aux Eglises d’Asie et de Phrygie" qui rapporte le martyre de Blandine et des autres chrétiens est bien connue : elle est citée par Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique, livre V, chapitre I (extrait pris dans Michel Lemonnier, 1983, Histoire de l’Eglise, Mediaspaul - Editions paulines, p. 77-78) : ceci se déroule durant l’été 177 sous le règne de l’empereur Marc Aurèle, donc un peu avant la période qui nous intéresse, mais où se dérouleront des événements très semblables :
"Chaque jour, on arrêtait d’autres chrétiens… si bien que furent réunis tous ceux qui,
dans les deux Eglises [de Lyon et de Vienne] étaient fervents et sur qui reposait principalement la vie de ces Eglises…
Les saints martyrs supportèrent des traitements qu’il est impossible de décrire…
Nous redoutions que Blandine [une jeune esclave] ne soit pas capable de faire sa profession de foi, à cause de sa
faiblesse physique. Mais elle fut remplie d’une telle force quelle épuisa et fit capituler tous ceux qui successivement
la torturèrent de toutes les façons, du matin au soir… La bienheureuse trouvait une nouvelle jeunesse dans la
confession de sa foi : Je suis chrétienne, disait-elle, et chez nous il ne se fait rien de mal…
Quant à Sanctus [diacre de Vienne], c’est avec un courage surhumain qu’il supporta tous les tourments… A toutes
les questions, il répondait : Je suis chrétien…"
"…Les païens voulaient avoir raison de la constance des martyrs. Malgré cela, ils n’entendirent rien d’autre
de la bouche de Sanctus que les mots de sa confession de foi… Finalement, comme Maturus et Sanctus survivaient
encore, on les égorgea…
Blandine fut attachée à un poteau et exposée pour être la pâture des bêtes lâchées contre elle. A la voir, suspendue
à cette sorte de croix, à l’entendre prier continuellement, les lutteurs fortifiaient leur courage : dans leur combat,
ils voyaient de leurs yeux, à travers leur sœur, Celui qui avait été crucifié pour eux, afin de persuader ses disciples
que, s’ils souffrent pour lui, ils demeurent toujours unis avec le Dieu vivant. Ce jour-là, aucune bête ne toucha
Blandine. Elle fut détachée du poteau et ramenée dans la prison, en réserve pour un autre combat…
Le dernier jour des combats singuliers, on introduisit à nouveau Blandine dans l’amphithéâtre, en même temps que
Pontique, un garçon de quinze ans. Chaque jour, on les y avait amenés pour qu’ils voient les supplices des autres
et on avait essayé de les faire jurer par les idoles mais ils étaient restés inébranlables… La foule alors fut prise
d’une fureur sauvage, sans aucune pitié pour leur âge… On les fit passer par toute la série des tortures… On essaya
de les forcer à blasphémer, mais on ne put y arriver… Après avoir supporté généreusement tous les supplices, Pontique
rendit l’âme…
Blandine fut égorgée, elle aussi, et les païens eux-mêmes avouaient que jamais chez eux une femme n’avait souffert des
tortures aussi grandes et aussi nombreuses…"
Le baptême apparaît ainsi comme une étape décisive, le moment où se manifeste le choix de celui qui cesse de devenir catéchumène (au IIIe – Ve siècles, le catéchuménat peut durer presque toute une vie : Jean Chrysostome ainsi dans une catéchèse de 387 félicite les catéchumènes qui s’avancent vers le baptême, sans plus tarder comme cela se pratique trop souvent(2) - ce que les évêques dénoncent régulièrement :
Si les pratiques liturgiques sont un peu différentes en Occident et en Orient, à cette époque, l’unité des sacrements (que nous appelons maintenant "sacrements de l’initiation chrétienne") est partout de rigueur. Avec Hippolyte de Rome (mort vers 253) nous avons un témoignage très significatif :
L’évêque, en leur imposant la main, dira l’invocation suivante :
"Seigneur Dieu tu as rendu dignes tes serviteurs de recevoir la rémission des péchés par le bain de régénération
de l’Esprit-Saint. En eux envoie ta grâce, pour qu’ils te servent selon ta volonté.
Car à Toi est la gloire, Père, Fils avec le Saint-Esprit, dans la sainte Eglise, maintenant et dans les siècles
des siècles.
Amen.
Il prend de l’huile sanctifiée dans la main et leur confère l’onction sur la tête, en disant :
Je t’oins de l’huile sainte dans le Seigneur, le Père tout-puissant, le Christ Jésus
et l’Esprit-Saint(4).
Après cette onction il leur donne un baiser, en disant :
Le Seigneur soit avec toi.
Le baptisé répond :
Et avec ton esprit.
Il fera de même pour chacun. Après quoi, ils prieront ensemble avec tout le peuple. Mais qu’ils se gardent de prier
avec les fidèles avant d’avoir reçu tout cela.
Quand ils auront achevé la prière, ils donneront le baiser de paix.
[…]
A ce moment-là les diacres présentent l’oblation à l’évêque, qui bénit le pain pour représenter le corps du Christ,
le calice où est mêlé le vin pour représenter le sang répandu pour tous ceux qui ont cru en lui ; ensuite le lait et
le miel mélangés ensemble, pour réaliser les promesses faites à nos pères de leur donner la terre où coulent le lait
et le miel, à savoir la chair du Christ, qui nourrit ceux qui croient en lui comme de petits enfants, qui change en
douceur par la suavité de la parole l’amertume du cœur. Enfin l’eau est apportée pour l’oblation, en signe de purification,
pour que l’homme intérieur qui est animal reçoive le même effet que le corps. L’évêque expliquera tout cela à ceux qui
le reçoivent. Il rompra le pain en donnant un morceau à chacun et dira : "Le pain du ciel dans le Christ Jésus." Et le
communiant répondra : Amen."
Au IVe siècle, l’Eucharistie est célébrée chaque jour, mais avec plus de solennité le dimanche qui devient, à partir de 321, une institution d’Etat. Après la préparation pénitentielle, l’eucharistie comprend deux parties principales : la liturgie de la parole et la liturgie eucharistique ; entre ces deux parties prend place le congé donné aux catéchumènes et aux pénitents non encore admis à la communion eucharistique (voir ci-dessous la prière des Constitutions apostoliques : recueil de formules liturgiques et de prescriptions canoniques rédigé en Orient vers 380, qui réutilisent d’ailleurs de nombreuses traditions locales plus anciennes).
A l’autel les célébrants se placent face à l’assemblée : c’est seulement plus tard que se généralisera l’usage instauré en Syrie, de célébrer l’eucharistie en disposant l’autel au fond du chœur (le symbolisme de la cène en est ainsi affecté).
Même si la prière eucharistique qui précède l’institution eucharistique est laissée en partie à l’inspiration du célébrant principal, on trouve déjà des formulaires ("anaphores" ou "canons") qui servent de modèles. C’est l’anaphore d’Hippolyte, prêtre de Rome (mort martyr en 235) qui a inspiré la prière eucharistique n° 2 actuelle. Les conciles ultérieurs, souvent seulement locaux, favoriseront l’unification liturgique en précisant les usages ou rites des Eglises principales. Le "canon romain", qui correspond à la prière eucharistique n° 1 actuelle va s’imposer progressivement aux Eglises d’Occident (cf. rôle important de Grégoire le Grand – 590-604 sur ce plan).
Avant la prière eucharistique, on prie à toutes les intentions de l’Eglise et du monde (notre "prière universelle") et on se donne le baiser de paix. Les fidèles reçoivent le pain eucharistique dans la main. Les diacres ensuite en portent à ceux qui n’ont pas pu venir. De ce point de vue là pour comprendre le déroulement de l’eucharistie, le récit de Justin dans la première Apologie est fondamental. Nous le citerons comme base de réflexion, même si Justin est un peu antérieur à notre époque (ce texte date de 155). Son texte montre combien les pratiques sont déjà affirmées, et proches des nôtres (il faut dire que bien sûr la réforme liturgique de Vatican II s’est largement inspirée de la liturgie des premiers siècles) :
"Le jour qu’on appelle le jour du soleil(5),
tous, dans les villes et à la campagne, se réunissent dans un même lieu : on lit les mémoires des apôtres [Justin
précise plus haut "qu’on appelle "évangiles""] et les écrits des prophètes, autant que le temps le permet.
Quand le lecteur a fini, celui qui préside prend la parole pour expliquer et exhorter à mettre en pratique ces beaux
enseignements…
Ensuite nous nous levons tous et nous prions ensemble à haute voix [la prière universelle]… (I, 67)
"Quand ces prières sont terminées, nous nous donnons la paix." (I 65)
"Puis… on apporte du pain avec du vin et de l’eau. Celui qui préside fait monter au ciel les prières et les actions de grâce autant qu’il en a la force…" (I, 67)
"Il loue et glorifie le Père de l’univers par le nom du Fils et du Saint-Esprit, puis il faut une longue eucharistie pour tous les biens que nous avons reçus de lui. Quand il a terminé les prières et l’eucharistie, tout le peuple répond par l’acclamation : "Amen". "Amen" est un mot hébreu qui signifie : ainsi soit-il." (I, 65)
"Ensuite a lieu la distribution et le partage des aliments consacrés à chacun et l’on envoie leur part aux absents
par le ministère des diacres.
Ceux qui sont dans l’abondance et qui veulent donner donnent librement chacun ce qu’il veut et ce qui est recueilli
est remis à celui qui préside. [Avec le produit de la collecte] celui-ci assiste les orphelins, les veuves, les malades,
les indigents, les prisonniers, les étrangers de passage ; en un mot, il secourt tous ceux qui sont dans le besoin.
Nous nous assemblons tous le jour du soleil parce que c’est le premier jour où Dieu, tirant la matière des ténèbres,
créa le monde, et que, ce même jour, Jésus-Christ notre Sauveur ressuscita des morts." (I, 67)
Le risque de retomber dans le péché est grand. Les Pères ont une claire conscience de ce qui entraîne l’homme au péché : le baptême a "lavé" nos fautes, mais la crainte de la chute est grande : on retarde le baptême souvent car l’institution pénitentielle n’a pas encore été mise en place. L’aveu des fautes reste un rite collectif en général. Il faut vraiment un manquement grave, un scandale public pour que la pénitence et la réconciliation le soient aussi. C’est vers le VIe siècle seulement que l’on commence à envisager que la "pénitence" puisse être accordée plus d’une fois après le baptême – ce qui est l’unique "régime" dans l’Antiquité. [La pénitence moderne ne va, quant à elle, se développer qu’à partir du XIIIe siècle, cf. P.M. Gy, "La pénitence et la réconciliation", in A.G. Martimort, L’Eglise en prière, III - Les sacrements, pp. 115-131].
Clément d’Alexandrie insiste : la conversion et la pénitence résultent avant tout d’une meilleure connaissance de l’enseignement même du Christ :
Le pasteur sait bien qu’il est difficile de lutter contre le péché, il rappelle la miséricorde divine, pour éviter tout découragement, mais invite à ne pas participer délibérément à quelque faute, et surtout à se repentir véritablement :
Ambroise adresse une exhortation à ses fidèles de Milan en soulignant les exigences d’une pénitence fondée sur la foi et un vrai repentir :
[Ambroise évoque la veuve qui n’était pas riche et donne deux petites pièces mais le Christ a pu dire qu’"elle a mis plus que tous" (Lc 21, 3) ; et Ambroise conclut :]
Le rite autour des "pénitents" (qui quittent la célébration dominicale en même temps que les catéchumènes tant qu’ils ne sont pas admis dans la pleine communion) comporte à cette époque cette prière :
"Dieu tout-puissant et éternel, maître de l’univers, créateur et ordonnateur de toutes choses,
toi qui a créé l’homme comme le centre du monde par le Christ et qui lui as donné une loi intérieure et une loi écrite
afin qu’il vive suivant la loi, comme un être doué de raison, toi qui a promis à l’homme, après qu’il eut péché,
ton indulgence comme un encouragement à la pénitence, jette ton regard sur ces pénitents qui ont humilié leur esprit
et qui prosternent leur corps devant toi. Car "tu ne désires pas la mort du méchant, mais qu’il revienne de sa voie et
qu’il vive" (Ez 33, 11). Toi qui as accueilli la pénitence des habitants de Ninive, toi qui "veux que tous les
hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité" (1 Tim 2, 4), toi qui as accueilli le fils
prodigue après qu’il eut dépensé tous ses biens dans une vie de jouissances, accueille maintenant la pénitence
de ceux qui te supplient, "car nul ne pèche contre toi" (I Rois 8, 46). En effet, "si tu prends garde aux fautes,
Seigneur, qui donc subsistera ? Mais près de toi est le pardon" (Ps 130, 3-4). Rends ces pénitents à ta sainte Eglise ;
restitue-les dans leur dignité première et dans leur gloire, par le Christ Notre Seigneur et notre Dieu, par qui sont
à toi honneur et adoration dans l’Esprit-Saint, pour les siècles des siècles. Amen !"
"Ensuite le diacre dit : "Retirez-vous les pénitents !""
(Constitutions apostoliques, VIII, 9).
Il convient d’ajouter que le "retour vers Dieu", en ces siècles, l’appel à la pénitence et à la conversion, sont des éléments fondamentaux (comme ils étaient la base de l’Alliance, cf. rôle des prophètes dans l’AT). On voit ainsi Jérôme et Augustin réagir très vivement lors de la prise de Rome par les Barbares (Wisigoths d’Alaric) en 410 et appeler les uns et les autres à la pénitence. Michel Meslin, à propos de "l’Eglise antique", dans Jacques Loew et Michel Meslin, éds. : Histoire de l’Eglise par elle-même, souligne :
"… le sac de Rome, le 24 août 410, par les Wisigoths d’Alaric fut plus important par ses conséquences psychologiques que stratégiques. Que la Ville qui avait conquis le monde fût à son tour conquise fut l’événement qui déclencha chez tous, païens comme chrétiens, une véritable crise, une remise en question des valeurs traditionnelles sur quoi la civilisation semblait fondée et devoir durer éternellement. Pour les chrétiens, ce fut l’occasion d’une révision de vie, à partir d’une explication pénitentielle de l’événement politique, et l’affirmation que les épreuves envoyées devaient hâter le retour vers Dieu, la conversion d’une Eglise trop enracinée dans le monde." (p. 60).
Cet événement est ainsi l’occasion pour Augustin d’une explication apologétique qui donnera naissance à sa Cité de Dieu. Sur le moment il s’efforce de rassurer les fidèles : si attaché que puisse être le chrétien à sa culture, il doit se souvenir que ce monde passe et que le Christ est le seul but, le seul recours vers qui tout converge :
Si avec la fin des persécutions et la reconnaissance du christianisme comme religion officielle de l’Empire romain, le martyre a disparu, l’idéal de perfection qu’il représentait trouve son aboutissement dans le monachisme, la vie solitaire, l’ascèse… La prière constante est nécessaire. C’est ce que souligne Jean Cassien qui en fait le but de la vie du solitaire :
Augustin, quant à lui, insiste sur l’importance de la prière continuelle, pas seulement pour l’ascète, le moine, le solitaire… et il assimile désir et prière :
La prière est fondamentalement ce qui excite notre désir :
Certes dans les premiers temps du christianisme, avec les persécutions, on a de nombreux récits hagiographiques, tendant à montrer que les martyrs se sont endormis dans la paix et la joie et il n’est pas toujours aisé, face à ces récits, de tirer des conclusions sur les pensées, les représentations exactes de ceux qui s’avancent vers la mort : est-elle toujours ce terme ardemment souhaité de toute vie ? Il ne s’agit pas de remettre en question la sainteté des martyrs, mais d’essayer de mieux comprendre comment ceux qui meurent envisagent la vie éternelle, la rencontre avec le Rédempteur, ce face à face éternel où l’homme pourra contempler Dieu. Le martyre de Félicité et Perpétue (en 203) avec le catéchiste qui les a converties et trois autres catéchumènes nous apporte un témoignage exceptionnel(6). Perpétue est une jeune mère de 22 ans (elle a un bébé de quelques mois), sa servante Félicité, quant à elle, a reçu le baptême en prison et vient d’accoucher ; Saturus, le catéchiste, comme Perpétue, a eu des visions pendant qu’il attendait le martyre en prison : Perpétue et Saturus ont dicté le récit de leur Passion aux chrétiens (cf. Passion de Perpétue) qui ont pu venir leur rendre visite en prison et qui les ont écrites immédiatement après leur martyre. Ce document nous renseigne sur les représentations de l’au-delà au 3e siècle dans la communauté de Carthage, mais aussi sur les symboles religieux à travers lesquels s’exprime la foi chrétienne. Ces "visions" sont le signe pour Perpétue et Saturus qu’ils vont devoir subir la Passion. Pour ceux qui restent et leur survivent, on comprend qu’ils aient soigneusement noté ce témoignage ; désormais la lecture publique de ces récits seront faits pour l’édification des fidèles et pour leur consolidation dans la foi.
La vision de Saturus est aussi rapportée, telle qu’il l’a écrite :
a) L’ange gardien. Les Pères mettent en valeur la mission individuelle de l’ange, compagnon de chaque fidèle (pédagogue, pasteur) qui le dirige sur le droit chemin. Cette dévotion pour l’ange gardien se situe dans un contexte de combat spirituel.
On peut citer Origène (De la prière, XI, 5) :
Ou dans Contre Celse, V, 4 :
Grégoire de Nysse développe la théorie des deux anges :
b) La dévotion à la Vierge Marie ne présente pas dans l’Antiquité chrétienne les caractères exubérants qu’une certaine piété lui donnera par la suite. Cependant, cette piété se fonde sur l’idée naturelle de plus en plus présente de Marie avocate auprès de son Fils, Marie liée au mystère même de l’Incarnation du Fils de Dieu. Les textes affirment clairement sa virginité. La piété populaire, surtout en Orient, vénère en Marie la "mère de Dieu", bien avant les débats christologiques et le Concile d’Ephèse. Cette dévotion à Marie se manifeste dans l’art paléo-chrétien. Les chrétiens tendent aussi de plus en plus à voir dans Marie la figure de l’Eglise qui donne à ses fidèles le corps et le sang du Christ comme Marie a donné aux hommes, le Fils de Dieu.
Exemple avec Maxime de Turin (mort en 470), Homélie 45, cité in Loew et Meslin, p. 81 :
C’est vers le IVe siècle que commencent les premiers pèlerinages : ils ne se développent qu’avec l’établissement de la paix religieuse définitive dans l’empire et la sécurité. Ils deviennent un phénomène de masse et connaîtront une grande faveur pendant tout le Moyen-Age : visite à Jérusalem et aux Lieux saints pour les plus fortunés ; mais en Orient comme en Occident on se rend volontiers sur les "martyria" construits sur la tombe des martyrs et des confesseurs, au jour anniversaire de leur martyre. A Rome, on a des pèlerinages sur les tombes de Pierre et de Paul, mais aussi dans les catacombes où se développe un culte des martyrs.
Ces pèlerinages sont aussi, au-delà du culte de ces saints martyrs, motivés par le désir d’obtenir des guérisons, pour l’âme et le corps. Le pèlerinage chrétien prend ainsi le relais de démarches comparables accomplies dans l’Antiquité auprès de sanctuaires de divinités réputés pour leur efficacité : de ce fait, on remarquera la prudence des autorités ecclésiastiques ; la prédication s’efforce de montrer comment la démarche du pèlerinage est symbolique (effort accompli, dépassement de soi) et ne doit pas être une démarche intéressée à la satisfaction de besoins immédiats.
Récit du pèlerinage du 14 janvier à Nole, chaque année, sur le tombeau du saint protecteur de la ville, Félix (par Paulin de Nole) :
Issu du culte des martyrs reconnus, il faut citer aussi le culte des reliques qui se développent soudainement dès la fin des persécutions : événement majeur dans la vie de l’Eglise au niveau des conduites populaires et collectives. Ce culte repose sur la croyance en l’intercession efficace des martyrs auprès de Dieu et sur la foi en la communion des saints. Les "reliques" permettent d’établir un contact direct avec le saint. Chaque communauté chrétienne veut en posséder, d’où les translations, les partages… Devant les abus manifestes, l’empereur Théodose va finalement interdire formellement le découpage des corps et des saints et le commerce des reliques. Les évêques essayent, avec des succès mitigés, de "spiritualiser" ce culte des reliques.
La charité chrétienne, le service des pauvres, les appels à la générosité, aux bons traitements envers les esclaves, au respect de la vie, font partie des appels fréquemment lancés par les évêques, qui estiment eux-mêmes devoir rendre des comptes de leur gestion des biens qu’ils possèdent ou qui leur sont donnés : il faut pouvoir secourir les pauvres, racheter les captifs en temps de guerre, construire des lieux de culte. Augustin écrit : "Ce ne sont pas nos biens, mais ceux des pauvres que nous gérons." L’exemple de Basile de Césarée est révélateur : A vingt-cinq ans, revenant d’un voyage auprès des anachorètes du désert d’Egypte, il distribue toute sa fortune aux pauvres et part vivre dans la solitude. Devenu évêque de Césarée de Cappadoce à la mort d’Eusèbe en 370, il utilise les revenus du patrimoine ecclésiastique pour fonder des hôpitaux, créer des hospices, etc. Il multiplie les interventions auprès des autorités en faveur des pauvres et devra justifier une gestion qui, caritative et sociale, ne plaisait pas à tout le monde.
Si les esclaves restent esclaves dans le monde chrétien, les prédicateurs soulignent leur liberté spirituelle par la foi au Christ (à la suite de Paul, cf.. Ep 6, 5-9, 1 Co, 7, 20-24 et Phil 8-20). Ainsi Cyprien de Carthage dans A Demetrianus, 8 précise :
Les caractéristiques de la vie chrétienne (foi et conversion, vie sacramentelle, prière, charité…) sont certes de toujours, mais dans ces siècles où l’Eglise commence à s’affirmer progressivement dans un Empire devenu officiellement chrétien après le temps des persécutions, on assiste à un bouillonnement particulier des croyances, de leur expression. Etre chrétien, c’est vivre avec intensité, avec ferveur, bien loin des tendances conventionnelles et sociales que l’on verra plus tard dans l’Eglise. C’est l’époque où les saints peuvent donner tous leurs biens et partir sur les routes, c’est un temps où la radicalité de l’Evangile n’est pas un vain mot. Nous retrouverons cela dans le chapitre suivant qui portera sur la mission, l’annonce de la bonne nouvelle, mais aussi l’interprétation des Ecritures, de la Parole de Dieu.
(1) Pascal, plusieurs siècles plus tard fera dire à Dieu : "tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé" (Pensées, n° 553).
(2) A l'époque de Jean Chrysostome, de nombreux catéchumènes, par peur de retomber dans le péché après leur baptême, retardaient le moment de recevoir le sacrement, par lequel, effectivement, leurs péchés antérieurs étaient pardonnés ; cette attente durait même parfois pour certains jusqu'à la fin de la vie, et ce pouvait être quasiment sur le lit de mort qu'ils demandaient enfin à recevoir le baptême ! C'est à ce fait, fréquent, mais qui privait les catéchumènes de recevoir la grâce du baptême, que Jean Chrysostome fait ici allusion.
(3) N'oublions pas que "baptiser" veut dire "plonger" : il ne s'agit donc pas de trois "baptêmes", mais de trois plongeons qui constituent le seul et unique baptême.
(4) Cette onction de l'évêque est ce qui a par la suite donné "la confirmation", sacrement devenu autonome dans le temps, bien que fondamentalement lié au baptême.
(5) Le premier jour de la semaine n'est devenu le "dimanche" ou "jour du Seigneur", "dies dominica" que plus tard. Il reste en anglais et en allemand le "jour du soleil : Sunday/Sonntag.
(6) Une analyse du contexte historique et une étude des circonstances de la mort de ces martyrs est donnée par Kénel Sénatus s.j. Centre Sèvres, Paris ("Au temps des persécutions de l’Eglise. Commentaire critique du martyre Perpétue et Félicité".)
Ce site a été réalisé et est remis à jour par Marie-Christine Hazaël-Massieux.