Les Pères de l'Eglise et le mystère de la foi

Chapitre 2e

...le Père tout-puissant...

Quand on évoque le Père, de fait on parle surtout de "ses fils", c’est-à-dire de nous, fils de Dieu. Sans doute est-il difficile de parler de ce Père que nous ne connaissons pas. L’homme est connu, Dieu in-connu – par définition. On connaît la citation de Voltaire : "Dieu a créé l’homme à son image : l’homme le lui a bien rendu !"

Mais plus sérieusement, comment connaître ce "père", souvent inconnaissable ? L’Ancien Testament nous répète que l’homme ne peut voir Dieu sans mourir (cf. les craintes du peuple tandis que Moïse est invité à monter seul sur la montagne), et dans le NT, Jésus répond mystérieusement à Philippe qui l’interroge :

"Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit."

Jésus lui dit : "Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m'a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : "Montre-nous le Père!"?"

Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-mêmeb: mais le Père demeurant en moi fait ses oeuvres.
Croyez-m'en ! je suis dans le Père et le Père est en moi. Croyez du moins à cause des oeuvres mêmes." (Jn 14, 8-11)

Quel est ce "Père" invisible et pourtant en principe connaissable à travers le Fils, Jésus, proche de l’homme ? Quel est ce "Père" dit "tout-puissant" et que veut dire cette toute-puissance que nous aimerions voir s’exercer pour supprimer le mal du monde ? Quel est ce "Père" de tous les hommes qui nous fait "frères" les uns des autres ?

Ne nous trompons pas quand nous parlons de "père" pour Dieu : ce n’est pas par "métaphorisation", pour faire comprendre plus ou moins bien qui est Dieu en renvoyant à l’image des "pères" de notre monde. C’est la paternité qui tire son sens de Dieu, et non pas l’inverse. Comme le dit St Paul dans la lettre aux Ephésiens :

"Je fléchis le genou en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom." (Ep 3, 14)

Le modèle de la paternité c’est Dieu : c’est pourquoi nous sommes toujours en-deça de la compréhension. Nous essayons de nous servir de ce que nous connaissons, alors que ce que nous voyons n’est que le pâle reflet, l’image floue ("comme dans un miroi") de ce qu’est Dieu. Comme le dit Jean-Pierre Batut(1), "habitués à centrer notre regard sur nous-mêmes, nous avons du mal à voir que le personnage central dans notre vie est Dieu" (p. 18).

Pour comprendre un tout petit peu ce qu’est le Père, nous devrons, comme nous y invite Jésus lui même, pour connaître le Père, connaître le Fils (cf. citation de Jean 14 plus haut), et St Irénée peut nous y aider :

"C’est pourquoi le Verbe s’est fait le dispensateur de la grâce auprès des hommes, pour lesquels il a accompli de si belles dispensations. Il montre Dieu aux hommes et il présente l’homme à Dieu ; il sauvegarde l’invisibilité du Père, pour que l’homme n’en vienne pas à mépriser Dieu ; mais en même temps il rend Dieu visible aux hommes en le montrant par de nombreuses dispensations, parce que, totalement privé de Dieu, l’homme en perdrait jusqu’à l’existence. Car la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu. Si déjà la révélation de Dieu par la création donne la vie à tous les êtres qui vivent sur la terre, combien davantage la manifestation du Verbe par le Père donne-t-elle la vie à ceux qui voient Dieu !" (Irénée, Traité contre les hérésies, IV, 20, 7)

Ce que nous connaissons du Père, c’est à travers le Fils.

Dieu existe comme Père parce qu’il existe comme Fils. Pourrait-on même parler de "père" s’il n’y avait de "fils" ?

Ainsi le Père se manifeste par rapport au "fils bien-aimé" (cf. "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur.", Mt 3, 17 ou 17, 5, voix du Père lors du baptême ou de la transfiguration) qui est "de même nature que le Père", c’est-à-dire qu’il n’est pas "créé", qui est de toute éternité "dans le sein du Père", ce Fils qui s’est fait homme en prenant notre nature humaine (perdant ainsi ses attributs divins) pour nous sauver, pour sauver la nature humaine perdue par le péché.

Mais c’est ainsi que nous découvrons le Père à travers Jésus, et que, plus encore, nous découvrons que nous aussi sommes "fils", entraînés dans la "filiation divine" par le Christ. C’est ce que veut souligner cette notion d’"adoption" que l’on utilise quand on veut caractériser notre filiation par rapport au Père (qui n’est pas du même ordre que celle du Fils-Jésus). On dit encore que "nous sommes héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ" (St Paul dans l’Ep. aux Romains). Cf. particulièrement 8, 14-21 :

"En effet, tous ceux qu'anime l'Esprit de Dieu sont fils de Dieu. Aussi bien n'avez-vous pas reçu un esprit d'esclaves pour retomber dans la crainte; vous avez reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba! Père ! L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu. Enfants, et donc héritiers ; héritiers de Dieu, et cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui. J'estime en effet que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous. Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, - non qu'elle l'eût voulu, mais à cause de celui qui l'y a soumise -, c'est avec l'espérance d'être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu."

La "Lettre d’Ambroise à Orontien" (où l’évêque répond aux questions que pose le chapitre 8 de la lettre aux Romains), nous aide à aller un peu plus loin pour entrer dans ce mystère profond de la filiation :

"D’après saint Paul, celui qui, par l’Esprit, fait mourir le comportement charnel, celui-là vivra. Ce n’est pas étonnant qu’il vive, puisqu’il devient fils de Dieu, ayant l’Esprit de Dieu. Il est fils de Dieu, à tel point qu’il ne reçoit pas un esprit d’esclavage mais l’esprit des enfants d’adoption : et à tel point que le Saint-Esprit de Dieu rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Ce témoignage est bien celui de l’Esprit Saint puisque c’est lui qui crie dans nos cœurs : Abba, Père, comme c’est écrit dans la lettre aux Galates. Mais ce qui témoigne hautement que nous sommes fils de Dieu, c’est que nous sommes héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ. Est héritier avec lui celui qui est glorifié avec lui ; et il est glorifié avec lui, celui qui, en souffrant pour lui, souffre avec lui.
Pour nous encourager à souffrir, saint Paul ajoute que tout ce que nous souffrons est peu de chose, sans proportion avec les biens à venir de cette grande récompense qui rétribuera nos labeurs ; récompense qui se révélera en nous lorsque nous serons recréés à l’image de Dieu et que nous pourrons regarder sa gloire en face. Pour mettre en valeur la grandeur de cette révélation à venir, l’Apôtre ajoute que la création elle-même attend cette révélation des fils de Dieu. Cette création est maintenant livrée malgré elle au pouvoir du néant ; mais elle est dans l’espérance. Car elle espère que le Christ l’aidera par sa grâce à se libérer de l’esclavage de la dégradation inévitable, et à recevoir la liberté glorieuse des fils de Dieu. Ainsi y aura-t-il une seule liberté, pour la création et pour les fils de Dieu, lorsque la gloire de ceux-ci se révélera. Mais maintenant, tant que cette révélation se fait désirer, toute la création gémit en attendant de partager la gloire de notre adoption et de notre rédemption. Elle enfante déjà cet esprit qui la sauve, et elle veut être délivrée de l’esclavage du néant.
Il est clair que les créatures qui gémissent en attendant l’adoption des fils ont en elles les premiers dons de l’Esprit. Cette adoption des fils, c’est la rédemption du corps tout entier, lorsque celui-ci, en qualité de fils adoptif de Dieu, verra en face ce bien éternel et divin. Il y a déjà adoption filiale dans l’Eglise du Seigneur lorsque l’Esprit s’écrie Abba, Père, selon la lettre aux Galates. Mais cette adoption sera parfaite lorsque ceux qui seront admis à voir la face de Dieu ressusciteront tous dans l’immortalité, l’honneur et la gloire. Alors la condition humaine s’estimera vraiment rachetée. C’est pourquoi l’Apôtre ose dire : Nous avons été sauvés en espérance. L’espérance sauve en effet, comme la foi, dont il est dit : Ta foi t’a sauvé."

Il est immense de penser que cette paternité de Dieu nous concerne maintenant, que nous sommes véritablement "fils", entraînés par celui qui a été fils avant nous parce qu’il l’est de toute éternité.

J.P. Batut précise (op. cit., pp.122-123) :

"Dès lors, Jésus peut nous adresser la parole qui résume toute notre espérance, celle qu’entend Marie-Madeleine au matin de Pâques : "Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu" (Jean 20, 17)"

Et il continue pour expliciter les rapports d’Israël et de Dieu :

"A la lumière du Christ, le message central sur la paternité de Dieu est celui-ci : en rigueur de termes, Dieu n’est Père que d’un Fils unique, manifesté à la plénitude du temps, notre Seigneur Jésus-Christ. Lui seul est habilité à s’adresser à Dieu en l’appelant "mon Père". Et cette appellation ne provient pas d’une "adoption" de Jésus par Dieu, qui l’aurait élevé en raison de ses mérites, de sa sainteté, de sa sagesse, ou pour une autre raison qui nous échappe, à la dignité d’un quasi-dieu. Elle lui revient de plein droit parce qu’il est, dès le principe "Dieu Fils unique tourné vers le sein du Père" (Jean I, 18).
A partir de là, la question se pose de savoir de quelle nature est, dans l’Ancien Testament, la filiation d’Israël à l’égard de Dieu. Il ne peut y avoir que deux possibilités. Ou bien cette filiation est d’ordre métaphorique ; elle est une manière de dire que Dieu a "adopté" Israël, lui a voué un amour de prédilection et l’a investi d’une mission. Ou bien elle n’est pas métaphorique, mais dans ce cas, puisque seul le Christ est le Fils, elle est une figure prophétique de Celui qui doit venir. Une figure prophétique n’est pas destinée à être abolie, mais accomplie lorsque la réalité paraît. Le Christ sera en Personne l’accomplissement d’Israël." (op. cit. p. 125)
"Dans ces conditions, il va de soi qu'on ne peut être fils de Dieu que dans le Christ, en recevant la grâce de participer à ce qui le constitue éternellement comme Fils. Son engendrement par le Père se fait dans l’Esprit Saint : c’est donc le don de l’Esprit, Esprit de filiation, qui nous fera semblables à lui. L’expression « fils dans le Fils » rend parfaitement compte de cette nouveauté radicale. Elle montre bien que le Fils demeure unique, et que la paternité de Dieu ne change pas. C’est de notre côté que le changement est total : de créatures que nous étions, destinées à la filiation mais sans possibilité de l’obtenir par elles-mêmes, nous devenons enfants de Dieu. "Voyez quel grand amour nous a donné le Père, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – car nous le sommes !" (1 Jn 3, 1)." (Batut, op. cit., p. 126)

Dans ces conditions, on notera que l’utilisation du terme "adoption filiale" pour le mot grec huiothesia n’est sans doute pas très heureuse, même si on n’avait pas beaucoup le choix : lorsque l’on adopte un enfant, il reçoit toutes les prérogatives juridiques et sociales des enfants véritablement nés de leurs parents : il porte leur nom, jouit des mêmes droits et devoirs, héritera de la part du patrimoine qui lui revient… Mais l’enfant adopté n’a pas les gênes de ses parents et les ressemblances physiques ne peuvent être que fortuites, les ressemblances de caractère fortuites ou acquises… :

"Il en va tout autrement de notre filiation divine. Les termes qu’utilise saint Paul pour en parler sont d’une force incroyable : "Si quelqu’un est en Jésus-Christ, c’est une créature (ou "une création") nouvelle ; l’être ancien a disparu, un être nouveau est là" (2 Co 5, 17) ; il a revêtu "l’homme nouveau, créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité" (Ep 4, 24), "celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur" (Col 3, 10), "transfiguré par le renouvellement de leur intelligence pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait" (Ro 12, 2). Car selon l’auteur de la lettre aux Hébreux, il est "exercé au discernement du bien et du mal" (He 5, 14). Enfin, dans l’exacte mesure où les baptisés acceptent de se comporter (car ce n’est pas automatique !) en conformité avec ce qu’ils sont devenus dans le Christ, toutes les divisions sont abolies : "Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. Mais si vous appartenez au Christ, vous êtes donc de la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse." (Ga 3, 27-29). "Il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre. Il n’y a que le Christ : il est tout, et en tous !" (Col 3, 11)" (Batut, pp. 127-128)

Ces citations sont toutes d’une force incroyable, effectivement. Et si ce texte de Batut peut nous sembler long il nous rappelle très clairement comment est dépeinte cette filiation si extraordinaire, et si peu compréhensible pou l’homme qui, précisément par la faute originelle, veut ignorer qu’il est lié à Dieu, veut ignorer qu’il est créature, et que Dieu malgré tout "sauve" mais plus encore, le fait "fils". Parce que Dieu aime l’homme d’un Amour infini, que les "alliances" échouent les unes après les autres, il le fait fils – alliance définitive et insurpassable.

L’homme ayant besoin de Dieu pour vivre (cf. citation d’Irénée en introduction), et ayant perdu la ressemblance avec Dieu par le péché (cette ressemblance acquise dans la proximité et la vision quotidienne (cf. Adam au paradis, auprès de qui Dieu se promène à la brise du soir) Dieu nous fait fils pour que nous lui devenions semblables. Si l’homme par ses propres forces ne peut voir Dieu – vision qui est pourtant nécessaire à sa vie – Dieu peut tout :

"… vu autrefois par l’entremise de l’Esprit selon le mode prophétique, puis vu par l’entremise du Fils selon l’adoption, [Dieu] sera vu encore dans le royaume des cieux selon la paternité, l’Esprit préparant d’avance l’homme pour le Fils de Dieu, le Fils le conduisant au Père, et le Père lui donnant l’incorruptibilité et la vie éternelle, qui résultent de la vue de Dieu pour ceux qui le voient. Car, de même que ceux qui voient la lumière sont dans la lumière et participent à sa splendeur, de même ceux qui voient Dieu sont en Dieu et participent à sa splendeur. Or vivifiante est la splendeur de Dieu. Ils auront donc part à la vie, ceux qui voient Dieu. Tel est le motif pour lequel Celui qui est insaisissable, incompréhensible et invisible s’offre à être vu, compris et saisi par les hommes : c’est afin de vivifier ceux qui le saisissent et qui le voient. Car, si sa grandeur est inscrutable, sa bonté aussi est inexprimable, et c’est grâce à elle qu’il se fait voir et qu’il donne la vie à ceux qui le voient. Car il est impossible de vivre sans la vie, et il n’y a de vie que par la participation à Dieu, et cette participation à Dieu consiste à voir Dieu et à jouir de sa bonté." (Irénée, Contre les hérésies, 4, 20, 5)

La toute-puissance du Père

Jean-Pierre Batut nous aide à aller plus loin pour comprendre cette "toute-puissance" si déroutante :

"Quand nous entendons parler de la "toute-puissance" de Dieu, nous ne pouvons pas ne pas songer presque aussitôt aux objections qu’elle soulève. L’idée d’un Dieu tout-puissant n’est-elle pas mythologique ? Si Dieu était tout-puissant, peut-on croire sérieusement que le mal et la souffrance feraient autant de ravages ? Si les faits démentent aussi cruellement la toute-puissance, à quoi bon s’obstiner à la tenir ? Il semble donc qu’on aboutisse inévitablement à l’alternative suivante : ou bien Dieu existe et n’est pas tout-puissant, ou il est tout-puissant, mais il n’existe que dans l’imagination des hommes, comme une projection fantasmatique de leur propre désir de domination sur les autres et sur l’univers. » (op. cit., p. 133 et tout le chapitre 11 : Un père tout puissant ?

Il rappelle que c’est le sacrifice de la croix, acte victorieux, qui nous sauve : Saint Paul, loin de voir dans la faiblesse du Crucifié le signe décisif de l’impuissance de Dieu, la présente au contraire "comme la preuve insurpassable de sa puissance" :

"Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes." (1 Co 1, 22-25).

C’est ce paradoxe qu’il convient d’approfondir. N’oublions pas que le Credo dit bien "Je crois en Dieu le Père tout-puissant" et non pas en un "Dieu créateur tout-puissant" - ce que peut-être nous voudrions mieux admettre ! Mais indéniablement c’est en tant que Père que Dieu est tout-puissant !

Batut souligne les problèmes liés à notre mauvaise compréhension du mot "tout" dans "tout-puissant" :

"Avouons que nous le comprenons plutôt comme l’expression d’une puissance totale, non conditionnée. Alors que la toute-puissance biblique est puissance sur le "tout", la toute-puissance à laquelle nous pensons spontanément est une capacité de tout faire. La première est relationnelle, la seconde est absolue. La première est autorité, la seconde est pouvoir. La première est paternelle, la seconde est – ou pourrait être – despotique. (p. 137)

Nous voudrions une puissance de Dieu victorieuse, qui contraigne l’univers (et nous-même ?), alors que l’univers obéit à des lois fondamentales que Dieu lui-même a fixées et qu’il se garde d’enfreindre.

"Ainsi, alors que Dieu le Père pourrait exercer sa toute-puissance en foudroyant le pécheur, il l’exerce, dans la passion du Christ et dans toute l’histoire du salut, en pardonnant au pécheur. Ce pardon constitue un acte de puissance sans commune mesure avec le châtiment, parce qu’il a pour effet, non d’anéantir le pécheur, mais de le transformer et de le rendre juste." (Batut, p. 139)

Joli jeu de mot de Batut : "qui dit "patience" sous-entend "passion" ! "Ce que l’homme a défait par son péché, c’est à l’homme de le refaire, faute de quoi il serait soit robotisé, dépouillé de ce qui fait de lui un homme, soit damné sans possibilité de retour. C’est pourquoi l’histoire des hommes est chaotique, faite de retours et de retombées, jusqu’à ce qu’enfin elle prenne son envol vers son but après tant d’essais infructueux." (Batut, p. 139).

La toute-puissance de Dieu a donc voulu s’exercer dans une réciprocité d’alliance avec l’homme qu’il a créé. Cette réciprocité s’enracine dans la relation trinitaire. Et comme Dieu agissant dans le monde passe par le Fils, il n’est aucune action divine qui ne passe par l’homme (cf. vocation filiale de l’homme) : ce qui implique le temps, mais aussi que Dieu passe par la liberté de l’homme ! Ce choix de Dieu s’exprime dans ce passage qui peut sembler mystérieux de la première lettre de Paul aux Corinthiens qu’Origène commente :

"Lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous" (1 Co 15, 28).

Comment peut-on dire que le Fils "se soumettra" au Père ? Comment mettre comme à venir cette soumission de la part de Celui qui est toute obéissance ?

"Jusqu’à quand [Jésus] attend-il [pour se soumettre au Père] ? "Lorsque j’aurai achevé ton oeuvre", dit-il (cf. Jn 17, 4). Quand achève-t-il cette œuvre ? Quand moi, qui suis le dernier et le pire de tous les pécheurs, il m’aura achevé et rendu parfait, alors "il achève son œuvre" ; maintenant son œuvre est encore imparfaite, tant que moi je demeure imparfait. Enfin, tant que moi je ne suis pas soumis au Père, lui non plus on ne peut dire qu’il soit soumis au Père. Non que lui-même manque de soumission auprès du Père, mais c’est à cause de moi, en qui il n’a pas encore achevé son œuvre, qu’il est dit n’être pas soumis. Car nous lisons que "nous sommes le Corps du Christ et ses membres chacun pour une part" (1 Co 12, 27)" (Origène, Homélies sur le Lévitique, VII, 2)

La toute-puissance de Dieu est donc à voir dans ce don fantastique qu’Il a fait à l’homme de la liberté… Cette "liberté" qui de fait doit être "libérée", car l’esclavage du péché est une réalité :

"Les hommes sont agis par l'Esprit de Dieu afin d'agir comme ils doivent agir et lorsqu'ils ont agi, qu'ils rendent grâce à Celui par qui ils sont agis. Ils sont agis pour qu'ils agissent, non pour qu'eux-mêmes n'agissent en rien." (St Augustin : De correptione et gratia, II, 4)

C’est bien pourquoi, Dieu nous a envoyé son Fils, pour relancer ce processus de "liberté", inscrit dans le temps, et dont l’homme s’était détourné. Maintenant, nous sommes sauvés, nous sommes "libres" en espérance, mais la concrétisation tarde, car c’est tous ensemble que nous pouvons être "libres", que nous pouvons être "fils de Dieu" ; comme le Christ lui-même a accepté de renoncer à sa perfection pour nous faire entrer avec lui dans le sein du Père (comme il est dit ailleurs pour nous introduire dans la Trinité), nous ne nous sauverons pas "tout seuls", mais avec tous nos frères humains, avec toute la création. Tant qu’il reste quelque part du péché dans le monde, la liberté des enfants de Dieu n’est pas atteinte ! C'est ce que nous explique Grégoire de Nazianze :

"Dieu n’a pas voulu que ses bienfaits nous fussent imposés de force, mais qu’ils fussent reçus volontairement. Aussi a-t-il agi comme un pédagogue ou un médecin, supprimant quelques traditions ancestrales, en tolérant d’autres… Ainsi, par des changements partiels, les hommes se sont trouvés comme furtivement entraînés vers l’Evangile. L’Ancien Testament a clairement manifesté le Père, obscurément le Fils. Le Nouveau a révélé le Fils et fait entendre la divinité de l’Esprit. Aujourd’hui, l’Esprit vit parmi nous et se fait plus clairement connaître. Il eût été périlleux, en effet, alors que la divinité du Père n’était point reconnue, de prêcher ouvertement le Fils ; et tant que la divinité du Fils n’était point admise, d’imposer, si j’ose dire, en surcharge, le Saint-Esprit. On eût pu craindre que, comme des gens chargés de trop d’aliments ou comme ceux qui fixent sur le soleil des yeux encore débiles, les fidèles ne perdissent cela même qu’ils avaient déjà acquis. Il fallait, au contraire, par des additions partielles et, comme dit David, par des ascensions de gloire en gloire, que la splendeur de la Trinité rayonnât progressivement.

[…]

C’est pour cette raison que l’Esprit se communique progressivement aux Apôtres selon leurs forces. Suivant qu’on est aux premiers temps de l’Evangile, après la Passion ou après l’Ascension, il perfectionne leurs aptitudes, il leur est insufflé, il leur apparaît enfin sous forme de langues de feu. D’ailleurs Jésus ne révèle l’Esprit que peu à peu : il dit d’abord : "Je prierai le Père et il vous enverra un autre Paraclet, l’Esprit de Vérité." Il s’exprime de la sorte pour que les Apôtres ne le croient pas en désaccord avec Dieu le Père ou sous l’influence d’une puissance étrangère. Il dit ensuite : "Le Père l’enverra, mais en mon nom." Il laisse ainsi de côté la demande pour retenir seulement que le Père enverra l’Esprit. Puis : "je l’enverrai", montrant ainsi sa propre autorité. Et "il viendra, montrant ainsi la puissance de l’Esprit.
Voici maintenant une foule de témoignages qui prouveront, au moins à ceux qui ne sont pas fous ou trop étrangers à l’Esprit, que sa divinité se trouve fréquemment dans l’Ecriture. Regarde : le Christ naît, l’Esprit le précède. Il est baptisé, l’Esprit rend témoignage. Il est tenté, l’Esprit le fait revenir en Galilée. Il accomplit des miracles, l’Esprit l’accompagne. Il est élevé au ciel, l’Esprit lui succède.

[…]

Il est l’Esprit qui crée, recrée par le baptême et la résurrection, il est l’Esprit qui connaît toutes choses, qui enseigne, qui souffle où il veut et comme il veut, qui conduit, qui parle, qui envoie, qui met à part certains Apôtres, qui s’irrite, qui est tenté, qui révèle, qui illumine, qui donne la vie ou plutôt qui est lui-même lumière et vie. Il fait de nous ses temples, il nous divinise, il est notre perfection, si bien qu’il précède le baptême et qu’on a besoin de lui aussi après le baptême. Il fait tout ce que fait Dieu, il est manifesté sous forme de langues de feu, il distribue ses dons, il fait les Apôtres, les Prophètes et les Evangélistes, il est intelligent, multiple, clair, pénétrant et pur, il ne connaît pas d’obstacle, il est la Sagesse Très Haute, il manifeste son action sous mille formes, il explique tout, il révèle tout… Je ne puis me contenter des comparaisons et des images d’un aussi grand mystère ; je ne trouve aucune image qui me satisfasse pleinement… Il faudrait avoir la sagesse de n’emprunter à ces images que certains traits en rejetant le reste. Aussi, ai-je fini par me dire qu’il valait mieux abandonner mes images et les ombres qui sont trompeuses et demeurent trop loin de la vérité. Je préfère m’attacher aux pensées plus conformes à la foi, me contenter de peu de mots et prendre pour guide l’Esprit, pour garder jusqu’à la fin la lumière que j’ai reçue de lui. Il est mon ami, mon intime et je passe dans al vie présente en invitant les autres, autant que je le puis, à adorer le Père, le Fils et l’Esprit Saint. » (Grégoire de Nazianze, Discours théologiques, d’après J.R. Bouchet, Lectionnaire pour les dimanches et pour les fêtes, Cerf, 1994, pp. 235-237).

"Père" d’une multitude de frères

En Romains 8, 29, Paul nous dit bien que Dieu nous a "prédestinés à reproduire l'image de son Fils, afin qu'il soit l'aîné d'une multitude de frères". Si c’est en relation avec un "Père" que nous sommes "fils", c’est également dans le cadre de cette relation que nous sommes "frères", ayant tous un même Père que nous prions dans le "Notre Père" : nous disons "notre" père, bien entendu, et non pas "mon" père… Toute la prière (avec "nous" et non pas "je") souligne que c’est tous ensemble que nous sommes fils et que nous pouvons dire "Père" à Dieu.

L’importance de la filiation, qui est aussi la divinisation, doit être rapportée à la question de la fraternité qui nous unit : c’est parce que nous sommes tous ensemble fils d’un même Dieu et Père (donc frères les uns des autres) que nous sommes divinisés. Aucun homme ne peut se sauver tout seul : c’est tous ensemble que nous sommes sauvés, c’est toute la création qui avec nous tous est sauvée. Nous sommes ainsi responsables du salut de tous les hommes, et devrions être avides de ce salut, car ce n’est qu’avec eux tous, tous les autres, des "extrémités de la terre", que nous serons aussi sauvés ! C’est seulement quand cette création, qui gémit dans l’attente de l’enfantement, sera toute entière tournée vers Dieu et entraînée à la suite du Fils le Christ Jésus, qu’alors Dieu sera tout en tous.

"En choisissant Israël, conformément à la promesse qu’il a faite à Abraham, Dieu redonne le branle à la marche de l’humanité vers son accomplissement. Ou bien l’humanité s’accomplira dans la filiation, ou bien elle périra, comme toute réalité de ce monde, vouée à la déchéance et à la mort. Car être fils, comme on le verra, c’est être divinisé et vivre de la vie même de Dieu. Il n’existe pas d’autre "vie éternelle" que celle-là, et c’est bien celle-là que Dieu veut pour nous." (J. P. Batut, 1998 : Dieu le Père tout-puissant, Cahiers de l’Ecole Cathédrale, CERP / Parole et Silence, p. 56).

C’est seulement à ce moment que pourra s’effectuer le retour du Christ, la parousie :

"L’attente, - l’attente anxieuse, collective et opérante d’une Fin du Monde, c’est-à-dire d’une Issue pour le Monde, - est la fonction chrétienne par excellence, et le trait le plus distinctif peut-être de notre religion.
Historiquement, l’attente n’a jamais cessé de guider, comme un flambeau, les progrès de notre Foi. […] [Après la première venue du Christ], nous devons l’attendre encore et de nouveau, - non plus un petit groupe choisi seulement, mais tous les hommes – plus que jamais. Le Seigneur Jésus ne viendra vite que si nous l’attendons beaucoup. C’est une accumulation de désirs qui doit faire éclater la Parousie." (Pierre Teilhard de Chardin, Epilogue du Milieu divin, "L’attente de la Parousie").

(1) J.P. Batut : Dieu le père tout-puissant, CERP / Parole et Silence, Cahiers de l’Ecole Cathédrale, 199 p.

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