Quand on évoque le Père, de fait on parle surtout de "ses fils", c’est-à-dire de nous, fils de Dieu. Sans doute est-il difficile de parler de ce Père que nous ne connaissons pas. L’homme est connu, Dieu in-connu – par définition. On connaît la citation de Voltaire : "Dieu a créé l’homme à son image : l’homme le lui a bien rendu !"
Mais plus sérieusement, comment connaître ce "père", souvent inconnaissable ? L’Ancien Testament nous répète que l’homme ne peut voir Dieu sans mourir (cf. les craintes du peuple tandis que Moïse est invité à monter seul sur la montagne), et dans le NT, Jésus répond mystérieusement à Philippe qui l’interroge :
"Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit."
Jésus lui dit : "Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m'a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : "Montre-nous le Père!"?"
Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne
les dis pas de moi-mêmeb: mais le Père demeurant en moi fait ses oeuvres.
Croyez-m'en ! je suis dans le Père et le Père est en moi. Croyez du moins à cause des oeuvres mêmes." (Jn 14, 8-11)
Quel est ce "Père" invisible et pourtant en principe connaissable à travers le Fils, Jésus, proche de l’homme ? Quel est ce "Père" dit "tout-puissant" et que veut dire cette toute-puissance que nous aimerions voir s’exercer pour supprimer le mal du monde ? Quel est ce "Père" de tous les hommes qui nous fait "frères" les uns des autres ?
Ne nous trompons pas quand nous parlons de "père" pour Dieu : ce n’est pas par "métaphorisation", pour faire comprendre plus ou moins bien qui est Dieu en renvoyant à l’image des "pères" de notre monde. C’est la paternité qui tire son sens de Dieu, et non pas l’inverse. Comme le dit St Paul dans la lettre aux Ephésiens :
"Je fléchis le genou en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom." (Ep 3, 14)
Le modèle de la paternité c’est Dieu : c’est pourquoi nous sommes toujours en-deça de la compréhension. Nous essayons de nous servir de ce que nous connaissons, alors que ce que nous voyons n’est que le pâle reflet, l’image floue ("comme dans un miroi") de ce qu’est Dieu. Comme le dit Jean-Pierre Batut(1), "habitués à centrer notre regard sur nous-mêmes, nous avons du mal à voir que le personnage central dans notre vie est Dieu" (p. 18).
Pour comprendre un tout petit peu ce qu’est le Père, nous devrons, comme nous y invite Jésus lui même, pour connaître le Père, connaître le Fils (cf. citation de Jean 14 plus haut), et St Irénée peut nous y aider :
Dieu existe comme Père parce qu’il existe comme Fils. Pourrait-on même parler de "père" s’il n’y avait de "fils" ?
Ainsi le Père se manifeste par rapport au "fils bien-aimé" (cf. "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur.", Mt 3, 17 ou 17, 5, voix du Père lors du baptême ou de la transfiguration) qui est "de même nature que le Père", c’est-à-dire qu’il n’est pas "créé", qui est de toute éternité "dans le sein du Père", ce Fils qui s’est fait homme en prenant notre nature humaine (perdant ainsi ses attributs divins) pour nous sauver, pour sauver la nature humaine perdue par le péché.
Mais c’est ainsi que nous découvrons le Père à travers Jésus, et que, plus encore, nous découvrons que nous aussi sommes "fils", entraînés dans la "filiation divine" par le Christ. C’est ce que veut souligner cette notion d’"adoption" que l’on utilise quand on veut caractériser notre filiation par rapport au Père (qui n’est pas du même ordre que celle du Fils-Jésus). On dit encore que "nous sommes héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ" (St Paul dans l’Ep. aux Romains). Cf. particulièrement 8, 14-21 :
La "Lettre d’Ambroise à Orontien" (où l’évêque répond aux questions que pose le chapitre 8 de la lettre aux Romains), nous aide à aller un peu plus loin pour entrer dans ce mystère profond de la filiation :
Il est immense de penser que cette paternité de Dieu nous concerne maintenant, que nous sommes véritablement "fils", entraînés par celui qui a été fils avant nous parce qu’il l’est de toute éternité.
J.P. Batut précise (op. cit., pp.122-123) :
"Dès lors, Jésus peut nous adresser la parole qui résume toute notre espérance, celle qu’entend Marie-Madeleine au matin de Pâques : "Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu" (Jean 20, 17)"
Et il continue pour expliciter les rapports d’Israël et de Dieu :
Dans ces conditions, on notera que l’utilisation du terme "adoption filiale" pour le mot grec huiothesia n’est sans doute pas très heureuse, même si on n’avait pas beaucoup le choix : lorsque l’on adopte un enfant, il reçoit toutes les prérogatives juridiques et sociales des enfants véritablement nés de leurs parents : il porte leur nom, jouit des mêmes droits et devoirs, héritera de la part du patrimoine qui lui revient… Mais l’enfant adopté n’a pas les gênes de ses parents et les ressemblances physiques ne peuvent être que fortuites, les ressemblances de caractère fortuites ou acquises… :
Ces citations sont toutes d’une force incroyable, effectivement. Et si ce texte de Batut peut nous sembler long il nous rappelle très clairement comment est dépeinte cette filiation si extraordinaire, et si peu compréhensible pou l’homme qui, précisément par la faute originelle, veut ignorer qu’il est lié à Dieu, veut ignorer qu’il est créature, et que Dieu malgré tout "sauve" mais plus encore, le fait "fils". Parce que Dieu aime l’homme d’un Amour infini, que les "alliances" échouent les unes après les autres, il le fait fils – alliance définitive et insurpassable.
L’homme ayant besoin de Dieu pour vivre (cf. citation d’Irénée en introduction), et ayant perdu la ressemblance avec Dieu par le péché (cette ressemblance acquise dans la proximité et la vision quotidienne (cf. Adam au paradis, auprès de qui Dieu se promène à la brise du soir) Dieu nous fait fils pour que nous lui devenions semblables. Si l’homme par ses propres forces ne peut voir Dieu – vision qui est pourtant nécessaire à sa vie – Dieu peut tout :
Jean-Pierre Batut nous aide à aller plus loin pour comprendre cette "toute-puissance" si déroutante :
Il rappelle que c’est le sacrifice de la croix, acte victorieux, qui nous sauve : Saint Paul, loin de voir dans la faiblesse du Crucifié le signe décisif de l’impuissance de Dieu, la présente au contraire "comme la preuve insurpassable de sa puissance" :
C’est ce paradoxe qu’il convient d’approfondir. N’oublions pas que le Credo dit bien "Je crois en Dieu le Père tout-puissant" et non pas en un "Dieu créateur tout-puissant" - ce que peut-être nous voudrions mieux admettre ! Mais indéniablement c’est en tant que Père que Dieu est tout-puissant !
Batut souligne les problèmes liés à notre mauvaise compréhension du mot "tout" dans "tout-puissant" :
Nous voudrions une puissance de Dieu victorieuse, qui contraigne l’univers (et nous-même ?), alors que l’univers obéit à des lois fondamentales que Dieu lui-même a fixées et qu’il se garde d’enfreindre.
Joli jeu de mot de Batut : "qui dit "patience" sous-entend "passion" ! "Ce que l’homme a défait par son péché, c’est à l’homme de le refaire, faute de quoi il serait soit robotisé, dépouillé de ce qui fait de lui un homme, soit damné sans possibilité de retour. C’est pourquoi l’histoire des hommes est chaotique, faite de retours et de retombées, jusqu’à ce qu’enfin elle prenne son envol vers son but après tant d’essais infructueux." (Batut, p. 139).
La toute-puissance de Dieu a donc voulu s’exercer dans une réciprocité d’alliance avec l’homme qu’il a créé. Cette réciprocité s’enracine dans la relation trinitaire. Et comme Dieu agissant dans le monde passe par le Fils, il n’est aucune action divine qui ne passe par l’homme (cf. vocation filiale de l’homme) : ce qui implique le temps, mais aussi que Dieu passe par la liberté de l’homme ! Ce choix de Dieu s’exprime dans ce passage qui peut sembler mystérieux de la première lettre de Paul aux Corinthiens qu’Origène commente :
Comment peut-on dire que le Fils "se soumettra" au Père ? Comment mettre comme à venir cette soumission de la part de Celui qui est toute obéissance ?
La toute-puissance de Dieu est donc à voir dans ce don fantastique qu’Il a fait à l’homme de la liberté… Cette "liberté" qui de fait doit être "libérée", car l’esclavage du péché est une réalité :
C’est bien pourquoi, Dieu nous a envoyé son Fils, pour relancer ce processus de "liberté", inscrit dans le temps, et dont l’homme s’était détourné. Maintenant, nous sommes sauvés, nous sommes "libres" en espérance, mais la concrétisation tarde, car c’est tous ensemble que nous pouvons être "libres", que nous pouvons être "fils de Dieu" ; comme le Christ lui-même a accepté de renoncer à sa perfection pour nous faire entrer avec lui dans le sein du Père (comme il est dit ailleurs pour nous introduire dans la Trinité), nous ne nous sauverons pas "tout seuls", mais avec tous nos frères humains, avec toute la création. Tant qu’il reste quelque part du péché dans le monde, la liberté des enfants de Dieu n’est pas atteinte ! C'est ce que nous explique Grégoire de Nazianze :
"Dieu n’a pas voulu que ses bienfaits nous fussent imposés de force, mais qu’ils fussent reçus volontairement. Aussi a-t-il agi comme un pédagogue ou un médecin, supprimant quelques traditions ancestrales, en tolérant d’autres… Ainsi, par des changements partiels, les hommes se sont trouvés comme furtivement entraînés vers l’Evangile. L’Ancien Testament a clairement manifesté le Père, obscurément le Fils. Le Nouveau a révélé le Fils et fait entendre la divinité de l’Esprit. Aujourd’hui, l’Esprit vit parmi nous et se fait plus clairement connaître. Il eût été périlleux, en effet, alors que la divinité du Père n’était point reconnue, de prêcher ouvertement le Fils ; et tant que la divinité du Fils n’était point admise, d’imposer, si j’ose dire, en surcharge, le Saint-Esprit. On eût pu craindre que, comme des gens chargés de trop d’aliments ou comme ceux qui fixent sur le soleil des yeux encore débiles, les fidèles ne perdissent cela même qu’ils avaient déjà acquis. Il fallait, au contraire, par des additions partielles et, comme dit David, par des ascensions de gloire en gloire, que la splendeur de la Trinité rayonnât progressivement.
[…]
C’est pour cette raison que l’Esprit se communique progressivement aux Apôtres selon leurs forces. Suivant qu’on est
aux premiers temps de l’Evangile, après la Passion ou après l’Ascension, il perfectionne leurs aptitudes, il leur
est insufflé, il leur apparaît enfin sous forme de langues de feu. D’ailleurs Jésus ne révèle l’Esprit que peu à peu :
il dit d’abord : "Je prierai le Père et il vous enverra un autre Paraclet, l’Esprit de Vérité." Il s’exprime de
la sorte pour que les Apôtres ne le croient pas en désaccord avec Dieu le Père ou sous l’influence d’une puissance
étrangère. Il dit ensuite : "Le Père l’enverra, mais en mon nom." Il laisse ainsi de côté la demande pour retenir
seulement que le Père enverra l’Esprit. Puis : "je l’enverrai", montrant ainsi sa propre autorité. Et "il viendra,
montrant ainsi la puissance de l’Esprit.
Voici maintenant une foule de témoignages qui prouveront, au moins à ceux qui ne sont pas fous ou trop étrangers
à l’Esprit, que sa divinité se trouve fréquemment dans l’Ecriture. Regarde : le Christ naît, l’Esprit le précède.
Il est baptisé, l’Esprit rend témoignage. Il est tenté, l’Esprit le fait revenir en Galilée. Il accomplit des miracles,
l’Esprit l’accompagne. Il est élevé au ciel, l’Esprit lui succède.
[…]
Il est l’Esprit qui crée, recrée par le baptême et la résurrection, il est l’Esprit qui connaît toutes choses, qui enseigne, qui souffle où il veut et comme il veut, qui conduit, qui parle, qui envoie, qui met à part certains Apôtres, qui s’irrite, qui est tenté, qui révèle, qui illumine, qui donne la vie ou plutôt qui est lui-même lumière et vie. Il fait de nous ses temples, il nous divinise, il est notre perfection, si bien qu’il précède le baptême et qu’on a besoin de lui aussi après le baptême. Il fait tout ce que fait Dieu, il est manifesté sous forme de langues de feu, il distribue ses dons, il fait les Apôtres, les Prophètes et les Evangélistes, il est intelligent, multiple, clair, pénétrant et pur, il ne connaît pas d’obstacle, il est la Sagesse Très Haute, il manifeste son action sous mille formes, il explique tout, il révèle tout… Je ne puis me contenter des comparaisons et des images d’un aussi grand mystère ; je ne trouve aucune image qui me satisfasse pleinement… Il faudrait avoir la sagesse de n’emprunter à ces images que certains traits en rejetant le reste. Aussi, ai-je fini par me dire qu’il valait mieux abandonner mes images et les ombres qui sont trompeuses et demeurent trop loin de la vérité. Je préfère m’attacher aux pensées plus conformes à la foi, me contenter de peu de mots et prendre pour guide l’Esprit, pour garder jusqu’à la fin la lumière que j’ai reçue de lui. Il est mon ami, mon intime et je passe dans al vie présente en invitant les autres, autant que je le puis, à adorer le Père, le Fils et l’Esprit Saint. » (Grégoire de Nazianze, Discours théologiques, d’après J.R. Bouchet, Lectionnaire pour les dimanches et pour les fêtes, Cerf, 1994, pp. 235-237).
En Romains 8, 29, Paul nous dit bien que Dieu nous a "prédestinés à reproduire l'image de son Fils, afin qu'il soit l'aîné d'une multitude de frères". Si c’est en relation avec un "Père" que nous sommes "fils", c’est également dans le cadre de cette relation que nous sommes "frères", ayant tous un même Père que nous prions dans le "Notre Père" : nous disons "notre" père, bien entendu, et non pas "mon" père… Toute la prière (avec "nous" et non pas "je") souligne que c’est tous ensemble que nous sommes fils et que nous pouvons dire "Père" à Dieu.
L’importance de la filiation, qui est aussi la divinisation, doit être rapportée à la question de la fraternité qui nous unit : c’est parce que nous sommes tous ensemble fils d’un même Dieu et Père (donc frères les uns des autres) que nous sommes divinisés. Aucun homme ne peut se sauver tout seul : c’est tous ensemble que nous sommes sauvés, c’est toute la création qui avec nous tous est sauvée. Nous sommes ainsi responsables du salut de tous les hommes, et devrions être avides de ce salut, car ce n’est qu’avec eux tous, tous les autres, des "extrémités de la terre", que nous serons aussi sauvés ! C’est seulement quand cette création, qui gémit dans l’attente de l’enfantement, sera toute entière tournée vers Dieu et entraînée à la suite du Fils le Christ Jésus, qu’alors Dieu sera tout en tous.
C’est seulement à ce moment que pourra s’effectuer le retour du Christ, la parousie :
(1) J.P. Batut : Dieu le père tout-puissant, CERP / Parole et Silence, Cahiers de l’Ecole Cathédrale, 199 p.
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