Les Pères de l'Eglise et le mystère de la foi

Chapitre 7e

…est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, d'où il viendra juger les vivants et les morts.

La "montée aux cieux"» du Christ : que n’a-t-on écrit sur cette phrase si problématique pour les hommes maintenant qu’eux-mêmes montent au ciel ! On se rappelle cette phrase de cosmonaute revenant de son voyage dans l’espace et déclarant le plus sérieusement du monde qu’il n’avait pas rencontré Dieu. Si l’image cosmologique de l’univers stratifiée en ciel, terre et enfer est impossible à proposer, il faut cependant noter que notre langage garde souvent bien plus longtemps que la science des traces de cultures anciennes : ne dit-on pas toujours en français "le soleil se lève" alors que l’on sait parfaitement que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non pas l’inverse ! Pourtant "la nécessité et la beauté pédagogique", nous dit Antonio M. Sicari, justifient encore le recours à ce que nous savons maintenant n’être qu’images, représentations – indispensables toutefois à l’homme pour comprendre symboliquement ce qui ne lui ai pas accessible :

"… "le naturel ingénu" avec lequel les anciens – et nous encore aujourd’hui – ont exprimé, en un sens cosmologique, des dimensions métaphysiques de l’existence, était plein d’une nécessité et d’une beauté pédagogique auxquelles est sensible l’homme de tous les temps. Le ciel est la "demeure glorieuse" à partir de laquelle Dieu étend sa garde sur la terre du même mouvement enveloppant et mystérieux avec lequel le ciel physique l’enveloppe de splendeur. Des cieux le Verbe est descendu sur la terre, s’unissant à la nature humaine, et prenant chair parmi les hommes ; de la terre, le Verbe incarné, crucifié et ressuscité, est monté au ciel, conduisant sa chair humaine dans la demeure de Dieu, à la rencontre de la Trinité." (Antonio M. Sicari, "Nécessité de l’Ascension", in Je crois en un seul Dieu, sous la direction d’Olivier Boulnois, PUF-Communio, 2005, pp. 223-224).

Cette montée aux cieux, cette ascension du Christ qui entraîne son Corps et donc par là même l’homme, tous les hommes dans la Trinité, est un grand mystère à méditer si nous sommes capables de ne pas être victimes de l’image immédiate suggérée par l’expression "est monté aux cieux" (le Christ n’a pas pris d’ascenseur ou d’échelle pour rejoindre son Père !) ; elle nous amènera à redire aujourd’hui, avec St Jean Chrysostome, ce que cette ascension provoque pour nous :

"Ne crois pas que tu aies quoi que ce soit de commun avec la terre, parce que, en ton corps tu n’es pas encore enlevé au ciel ; ta tête (le Christ) trône déjà dans les hauteurs." (Homélie sur Matthieu, 12, 4).

Cette "image" d’ailleurs pour évoquer le retour du Christ vers son Père n’est pas utilisée par tous les évangélistes ! A côté de St Luc qui développe sur cinquante jours (entre Pâques et Pentecôte, pour retrouver les rythmes et les fêtes juives) la résurrection du Christ et son retour au Père, pensons à Jean qui - nous l’avons vu la dernière fois – associe l’Esprit directement à la Résurrection et à Pâques dans cet admirable passage du chapitre 20, 19-23 qu’il faut relire ici :

"Le soir, ce même jour, le premier de la semaine, et les portes étant closes, là où se trouvaient les disciples, par peur des Juifs, Jésus vint et se tint au milieu et il leur dit: "Paix à vous!"
Ayant dit cela, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie à la vue du Seigneur.
Il leur dit alors, de nouveau : "Paix à vous! Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie."
Ayant dit cela, il souffla et leur dit : "Recevez l'Esprit Saint.
Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus."

C’est là que se greffe l’épisode de Thomas, absent, mais ce qui nous intéressera ici c’est que Jésus ressuscité vient donner aux apôtres l’Esprit Saint, son souffle, et chez St Jean il n’y a pas de Pentecôte.

Mais l’Ascension, pour Augustin, est envisagée dans la perfection et le développement de l’image : il dira même que Dieu est le rocher qui nous attire vers le haut :

"Courage donc, mes frères : "Si vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu, ayez le goût des choses d’en haut, non de celles de la terre." C’est dans les cieux que Jésus-Christ, notre fondement, a été placé pour nous engager à construire dans cette direction notre demeure. Dans les constructions terrestres, dont les matériaux tendent toujours à descendre, nous posons les fondations dans le bas. Pour nous, au contraire, la pierre fondamentale est placée dans le haut pour nous attirer par le poids de la charité." (Sermon 337)

Beaucoup plus tard, Hugues de Saint Victor verra dans la notion de "monter" l’expression d’une autre réalité : c’est "être au plus intime" :

"Lorsque nous voulons élever l’œil de l’esprit vers les réalités invisibles, il nous faut considérer les images des choses visibles en quelque sorte comme des repères pour la connaissance. Quand, dans le domaine des réalités spirituelles et invisibles, on dit que quelque chose est en haut, on ne donne pas à entendre que cela serait situé spatialement au sommet ou au point le plus élevé du ciel, mais on veut signifier que, de toutes les réalités, c’est la plus intime. Monter vers Dieu, c’est donc rentrer en soi-même ; et non seulement rentrer en soi-même, mais d’une manière qui ne se peut dire, passer, au plus intime de soi, au-delà de soi-même. Ainsi, celui-là qui, entrant en soi et pénétrant en sa propre intimité, si j’ose dire, passe au-delà de lui-même, celui-là monte véritablement vers Dieu. Quand donc l’homme sort vers ces réalités visibles qui sont transitoires et périssables en les convoitant par le sens de la chair, nul doute qu’alors il descend, en quelque sorte de la dignité de sa condition vers des choses basses et viles. Ainsi donc ce qui est le plus intérieur, c’est cela même qui est le plus proche, le plus haut et éternel, et ce qui est tout à fait à l’extérieur, c’est cela même qui est le plus bas, éloigné et transitoire. Dès lors faire retour du plus extérieur vers le plus intérieur, c’est remonter du plus bas vers le plus haut, et être recueilli en soi-même loin de la dispersion de la confusion et de la mutabilité. Et parce que ce monde est hors de nous et que Dieu est en nous, comme on le sait, nous devons, en faisant retour de ce monde à Dieu et en nous élevant pour ainsi dire du bas vers le haut, nous traverser nous-mêmes. Ce sont donc en quelque sorte des eaux que nous traversons lorsque, partant des réalités extérieures changeantes et rentrés en nous-mêmes, nous trouvons la stabilité." (De vanitate mundi, 715 A-C)

Le "corps mystique" du Christ – qui demeure de fait avec nous (cf. "Et moi je suis avec vous et pour toujours jusqu’à la fin du monde", Mt 28, 20) - condensé véritable et mystérieux de Sa présence – se manifeste par le Corps de l’Eglise elle-même, par le Corps du Christ dans l’Eucharistie et par le corps de l’Ecriture Sainte. Henri de Lubac écrit magnifiquement :

"Au seul et unique Fils de Dieu et Fils de l’Homme, comme à leur tête, tous les membres du corps sont adjoints, tous ceux qui sont reçus dans la foi de ce mystère, dans la plénitude de cet amour. Ainsi c’est un seul corps, c’est une seule personne, un seul Christ, la tête avec ses membres, qui s’élève au ciel, et dans sa gratitude, il s’écrie, montrant à Dieu l’Eglise dans sa gloire : "Voici l’os de mes os, la chair de ma chair !" Et, faisant voir que lui et elle se rencontrent dans une véritable unité de personne, il dit encore : "Et ils seront deux en une seule chair." Oui, c’est là un grand mystère. La chair du Christ qui, avant la Passion, était la chair du seul Verbe de Dieu, a tellement grandi par la Passion, elle s’est si bien dilatée et elle a si bien rempli l’univers que tous les élus qui furent depuis le commencement du monde ou qui vivront jusqu’au dernier d’entre eux, par l’action de ce sacrement qui en fait une pâte nouvelle, il les réunit en une seule Eglise, où Dieu et l’homme s’embrassent éternellement.
Cette chair n’était d’abord qu’un grain de froment, grain unique, avant qu’il tombât en terre pour y mourir. Et voilà maintenant qu’après qu’il est mort, il grandit sur l’autel, il fructifie entre nos mains et dans nos corps, et, tandis que monte le grand et riche maître de la moisson, il soulève avec lui jusqu’aux greniers du ciel cette terre féconde au sein de laquelle il a grandi." (in Henri de Lubac : Corpus Mysticum, Paris, Aubier, 1949, p. 294, citant Rupert de Deutz, De divini officii II, 11)

Notons enfin que "est monté aux cieux" signifie d’une certaine façon la même chose que "est assis à la droite de Dieu". Cette expression qui vise non pas à raconter un événement spectaculaire ou extraordinaire, mais qui tend à récapituler à travers une image susceptible de toucher les hommes, de leur parler, la relation qui est celle du Père et du Fils de toute éternité. Nous savons que Dieu est relation précisément parce qu’il est Trinité et qu’il est Trinité parce qu’il est relation (parce qu'Il est Amour). Nous savons aussi que cette relation est complexe. Quand nous disons que Dieu est relation, n’oublions pas que le verbe être est ici utilisé au sens fort. Nous utilisons des mots de nos langues qui sont toujours bien insuffisants pour dire Dieu, et c’est ainsi que nous donnons souvent l’impression, à travers les images qui sont inévitables parce qu’elles vont avec nos mots, qu’il s’agit de la part de Dieu d’actions (monter au ciel), de postures (être assis) et de situations, marquées par lieux et temps (être assis à la droite). Mais tout ce qu’il convient d’affirmer c’est que Dieu est et il ne s’agit pas pour lui, comme pour un homme, de bouger, de s’asseoir, de grimper, de se positionner…

En disant que le Fils est assis à la droite de Dieu le Père, nous disons par là qu’il est honoré, qu’il est entré dans la gloire de Dieu, nous disons tout l’honneur qui lui est fait et qui, par là même, nous est fait, puisque c’est avec son corps d’homme, ce corps emprunté à la nature humaine que le Christ est monté aux cieux et a retrouvé la place qui est la sienne : à la droite de son Père, au-dessus de toutes les "Puissances"(1). St Cyrille de Jérusalem, s’adressant aux catéchumènes pour commenter le Credo, insiste sur ce retour au Père qui implique profondément l’homme :

"Souviens-toi aussi de ce que j’ai dit souvent sur la présence du Fils assis à la droite du Père, parce qu’ainsi continue le symbole : "et monté dans les cieux, et assis à la droite du Père" ! Ne nous mêlons pas de la nature propre de ce trône : c’est une question qui nous dépasse. Mais ne souffrons pas non plus ceux qui affirment à tort qu’après la croix, la résurrection et la montée aux cieux, alors seulement le Fils commença d’être assis à la droite du Père. Ce n’est pas à la suite d’un progrès, en effet, qu’il a possédé ce trône, mais bien depuis qu’il existe (car il est depuis toujours engendré), il siège aussi avec son Père. Le prophète Isaïe qui avait vu ce trône avant la présence du Sauveur dans la chair dit : « Je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé" (Is 6, 1), etc. Mais comme "personne n’a jamais vu le Père" (Jn 1, 18 ; 1 tm 6, 16), le personnage qui apparut alors au prophète était le Fils. Le psalmiste dit aussi : "Ton trône est prêt depuis lors, depuis l’éternité tu existes" (Ps 92, 2). Nombreux sont les témoignages à ce sujet, mais l’heure s’avance : contentons-nous de ceux –ci.
Pour l’instant, il vous faut vous rappeler quelques-uns seulement des nombreux enseignements déjà donnés sur la session à la droite du Père. Le Psaume cent neuvième dit clairement : "Le Seigneur a dit à mon Seigneur : "Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis un escabeau sous tes pieds."" Et le Seigneur dans l’Evangile, renforçant cette parole, dit que David ne l’a pas prononcée de lui-même, mais sous l’inspiration deu Saint-Esprit : "Comment donc, dit (Jésus), David grâce à l’Esprit l’appelle-t-il Seigneur lorsqu’il dit : "Le Seigneur a dit à mon Seigneur : "Assieds-toi à ma droite ?"", etc. (Mt 22, 44). Et dans les Actes des Apôtres, le jour de la Pentecôte, Pierre avec les onze s’étant mis debout et discutant avec les Israélites, leur remet en mémoire, en citant les paroles mêmes, ce témoignage contenu dans le Psaume cent neuvième.

[Et Cyrille de citer de nombreux témoignages tirés de l’Evangile, des lettres de Paul…]

"... Il existe assurément d’autres témoignages sur la session du Fils unique à la droite de Dieu ; contentons-nous cependant pour l’instant de ceux-ci. Nous rappellerons encore une fois qu’il n’est pas entré en possession de cette dignité du trône à la suite de son avènement dans la chair ; mais il y est entré bien avant tous les siècles, (lui), le Fils unique engendré de Dieu, notre Seigneur Jésus Christ, qui depuis toujours possède le trône à la droite du Père. Que lui-même, le Dieu de l’univers, le Père du Christ et notre Seigneur Jésus Christ qui, descendu et remonté, est assis avec le Père, garde vos âmes, qu’il conserve inébranlable et immuable votre espérance dans le ressuscité ; qu’il vous tire du sommeil, hors des cadavres de vos péchés, vers sa récompense céleste ; qu’il vous rende dignes d’être enlevés dans les nuées, à la rencontre du Christ dans les airs, au temps ; et en attendant que vienne ce temps de son glorieux second avènement, qu’il inscrive vos noms à tous, dans le livre des vivants, et ne les efface jamais plus…" (Cyrille de Jérusalem, Catéchèse baptismale XIV, 27-30)

C’est dire encore et toujours, qu’avec cette session qui suit la résurrection, c’est nous-mêmes qui d’une certaine façon commençons notre montée auprès du Père : le Christ tête remonte entraînant son Corps qui est l’Eglise.

Hans Urs von Balthasar, commentant Jn 16, souligne la parenté entre l’Ascension et l’Eucharistie :

"…l’Eucharistie est, comme l’Ascension et tout à fait littéralement, l’offrande d’une liberté : par son apparent retrait (qui est "bon pour vous") nous est offerte, au-dedans de son abandon eucharistique, la liberté d’accomplir la mission qu’il nous a confiée. Le retrait de son "être-à-nos-côtés" a rendu possible son "être-en-nous", en d’autres termes la communication de son Esprit : "Il est bon pour vous que je m’en aille, car si je ne m’en allais pas, le Paraclet ne viendrait pas vers vous ; mais si je m’en vais, je vous l’enverrai" (Jn 16, 7). En fin de compte, le retrait porte sur ce qui empêcherait l’ultime intimité. Par-dessus tout, il faut se garder de considérer l’Ascension comme l’opposé de l’Eucharistie. Celui qui s’est une fois abandonné ne se reprend plus jamais. Mais pour faire participer ses disciples à l’offrande qu’il a faite de lui-même, il faut qu’il les exerce à accepter son retour à la maison de son Père. Il va auprès du Père, dit-il, afin que sa joie de Fils soit aussi pleinement la leur (Jn 17, 13)." ("Le premier né du monde nouveau", in Je crois en un seul Dieu, sous la direction d’Olivier Boulnois, Communio-PUF, 2005, pp. 218).

Quelques points importants en lien avec l’Ascension, le départ du Christ (cités par Hans Urs von Balthasar, op. cit.) :

"L’apôtre dit : ‘(le Christ) monta au-dessus de tous les cieux’ (Ep 4, 10). Mais au-delà de tous les cieux, il n’y a plus de lieu (à moins que ce ne soit métaphoriquement que l’on désigne comme un lieu le ciel de la Trinité), car la Trinité n’est cernée par aucun lieu créé, par aucun lieu corporel. C’est pourquoi il faut penser que le ciel de la Trinité n’est rien de créé, rien de corporel, mais la Trinité même." (De Resurrectione, tr. 2, q. 9, a 3)

Et Nicolas de Cues précise (1401-1464) :

"Certes, nous parlons d’un lieu de la béatitude et de la paix éternelles, situé au-dessus de tous les cieux, mais ce lieu n’est ni saisissable, ni descriptible, ni définissable. Il est aussi bien le centre que la circonférence de la nature spirituelle ; et parce que l’esprit englobe tout, il est au-dessus de tout… Ainsi nous comprenons l’assertion : « Le Christ est monté au-dessus de tous les cieux, afin de tout contenir en Lui", comme signifiant qu’il est monté au-dessus de tous les lieux et de tous les temps, pour une durée sans limites." (Docta ignorantia II 1, 8, cité in O. Boulnois, p. 220).

Egalement, encore plus explicite de cette conception : Jean Scot Erigène (vers 810-877) qui explique que dans l’Ascension de Jésus, l’humanité tout entière et, avec elle, tout l’univers physique commencent leur retour à leurs principes divins, sans pour autant perdre leur essence de créatures. Scot appelle "insensé" celui qui prétend que "le corps du Christ est conservé après la Résurrection au-dedans de notre ciel physique" (De divisione Naturae V, 38 – 993 B) ; tout au contraire, il ne fait aucun doute que "le corps du Christ n’est conservé en aucun lieu, n’est modifié par aucun temps, mais transcende tous les lieux et tous les temps, et plus généralement toute limitation." (ibid. 992 C). Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut devenir "mesure, achèvement, plénitude de son corps, l’Eglise" (994 C)."Ce que [le Christ] achève en lui-même en particulier" par l’Ascension, "il l’achèvera en tous universellement. Je ne dis pas seulement en tous les hommes, mais aussi en toutes les créatures sensibles, car lorsque le Verbe de Dieu prit la nature humaine, il n’excepta aucune substance créée qu’il n’eût assumée dans et ensemble avec sa nature." (V, 24 (912 BC)).

"D’où il reviendra…" ce mouvement du ciel vers la terre est essentiel. Ce n’est pas l’homme qui va vers le ciel par ses propres forces. Il connaît toujours l’échec dans ses tentatives d’élévation (cf. la tour de Babel). L’échelle de Jacob n’est parcourue que par les anges de Dieu qui montent et descendent, et Jacob lui-même, qui tire son nom "Israël" de sa force devant Dieu (Gn 32, 28) n’est pas monté : c’est Dieu qui est venu le trouver. Dieu également vient trouver l’homme pour l’alliance définitive, dans l’Incarnation. C’est parce que Dieu est venu trouver l’homme, et dans la mesure où celui-ci l’a reçu ("…à tous ceux qui l’ont reçu il a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu", Jn 1, 12) que l’homme entraîné par le Christ, seul médiateur (entre Dieu et l’homme, entre le ciel et la terre), pourra comme Corps du Christ entrer dans la Trinité, devenir Dieu :

"Le Verbe de Dieu s'est fait homme, celui qui est Fils de Dieu s'est fait Fils de l'homme pour que l'homme devienne fils de Dieu, en communiant au Verbe de Dieu et en recevant l'adoption" (Irénée, Contre les hérésies).
"Le Père de l'immortalité a envoyé dans le monde son Fils immortel, son Verbe. Celui-ci est venu vers l'homme pour le laver dans l'eau et l'Esprit. Il l'a fait renaître pour rendre incorruptibles son âme et son corps, il a éveillé en nous son souffle de vie, il nous a revêtus d'une armure incorruptible. Si donc l'homme est devenu immortel, il deviendra Dieu aussi. Et s'il devient Dieu par l'eau et l'Esprit Saint après avoir reçu la nouvelle naissance par le baptême, il sera aussi cohéritier du Christ après la résurrection des morts." (Homélie sur la Sainte Théophanie, attribuée à Hippolyte de Rome.)

Si Dieu veut faire des hommes ses fils, qu’est-ce que le "jugement" alors ? C’est le "jugement" d’un Dieu d’Amour, d’un Dieu de pardon, mais qui ne peut pas faire que le mal soit le bien, et qui inlassablement jusqu’à la fin des temps proclamera quel est le Bien, où est le Bien, puisque c’est Lui le Bien et Il se donnera à tous. Le jugement qui s’effectuera lors de la Parousie, c’est précisément cela : Dieu sera tout en tous, et ce qui ne peut le recevoir parce que complètement contraire et opposé à Dieu, c’est-à-dire le mal absolu qui est l’absence de Dieu, l’absence de Vie, l’absence de tout, ce néant disparaîtra. Il n’y aura plus que Vie, il n’y aura plus que Dieu, plus qu’Amour total, infini, éternel. C’est cela que veut expliquer au moyen d’images simples et parlantes l’évangile de Matthieu Mt 25, 31-46):

"Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire.
Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux de droite : "Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir."
Alors les justes lui répondront : "Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t'accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir?"
Et le Roi leur fera cette réponse : "En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait."
Alors il dira encore à ceux de gauche : "Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. Car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger, j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire, j'étais un étranger et vous ne m'avez pas accueilli, nu et vous ne m'avez pas vêtu, malade et prisonnier et vous ne m'avez pas visité."
Alors ceux-ci lui demanderont à leur tour : "Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou prisonnier, et de ne te point secourir ?"
Alors il leur répondra : "En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait." Et ils s'en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle."

Les "mauvais" ce sont ceux qui nient Dieu : la présence totale et définitive de Dieu est leur "mort" définitive (rejet aux "enfers", à la "peine éternelle").

On pourrait prendre une autre image. Pour l’instant nous sommes dans un monde d’ombres et de lumière. Quand la lumière sera partout, il n’y aura plus place pour l’ombre ! Quand le jour sera partout, il n’y aura plus de nuit selon les paroles mêmes de l’Apocalypse : "De nuit, il n'y en aura plus; ils se passeront de lampe ou de soleil pour s'éclairer, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière, et ils régneront pour les siècles des siècles." (Ap, 22, 5) L’éternité n’est qu’un seul jour qui n’a pas de fin.

Bien sûr face à ce retour de Dieu, les morts de notre monde sont comme les vivants : pas plus loin ou plus proches de Dieu ; c’est ainsi qu’il faut entendre ce que veut faire passer Paul quand il parle de "ceux qui se sont endormis" en 1 Th 4, 14-17 :

"Puisque nous croyons que Jésus est mort et qu'il est ressuscité, de même, ceux qui se sont endormis en Jésus, Dieu les emmènera avec lui. Voici en effet ce que nous avons à vous dire, sur la parole du Seigneur. Nous, les vivants, nous qui serons encore là pour l'Avènement du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui seront endormis. Car lui-même, le Seigneur, au signal donné par la voix de l'archange et la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les morts qui sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu ; après quoi nous, les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis à eux et emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs. Ainsi nous serons avec le Seigneur toujours."

Ces "endormis", que la présence de Dieu emporte avec les vivants n’étaient pas plus éloignés de la vie que les "vivants" que nous croyons être. Nos petites "morts" sont bien peu de chose face à cette présence si totale de la Vie, de même que nos petites vies – qui sont simplement le gage d’une Vie plus grande, fruit de l’Amour total de Dieu. Ce que nous appelons "mort" ne peut que céder face à ce qui est puissance de Vie, à ce qui est Vie totale : c’est pourquoi si nous appelons Dieu la Vie – ce qui est son autre nom – le monde ne peut se concevoir sans la résurrection, qui est la victoire finale de Dieu quand la Vie l’emporte définitivement sur toutes les puissances de mort, emportant les morts eux-mêmes dans sa gloire éternelle. C’est pourquoi le Credo nous dit : "il viendra juger les vivants et les morts" : il ne s’agit plus de séparer les vivants des morts, mais au contraire, d’unir définitivement (il n’y a pas de séparation – de péché - en Dieu) tout ceux qui ont choisi le Bien – ne serait-ce qu’un jour de leur vie ("j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger…", ou bien encore : "ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis parce qu'elle a montré beaucoup d'amour", Luc 7, 47) – tous ceux qui en cet instant si décisif tendent les bras vers Dieu, même s’ils n’ont jamais vraiment connu le bien à nos yeux et pour nos cœurs de petite capacité - ont laissé une petite place pour Dieu qui vient tout envahir ; car parmi ceux qui ne l’ont pas "reconnu" quand il est venu dans le monde, il y en a qui – ouvriers de la dernière heure – le reconnaîtront quand Il reviendra ultimement – et seulement alors !

"Par lui la vie est entrée dans le monde…" Elle y demeure dans le cœur de beaucoup d’hommes et de femmes, elle se répand jusqu’aux extrémités de la terre ; et ces petites flammes couvent partout attendant l’embrasement final.

Une instruction spirituelle de St Colomban (v. 540-615) nous permet de méditer sur cette attente, sur toutes ces lampes allumées pour attendre le retour du Maître :

"Qu’ils sont donc heureux, qu’ils sont dignes d’envie, les serviteurs que le Maître, à son retour, trouvera vigilants. Vigilance bienheureuse qui les tient éveillés pour la rencontre de Dieu, le Créateur de l’univers, dont la majesté emplit toutes choses et les dépasse toutes.
Et pour moi qui suis ton serviteur, malgré mon indignité, Dieu veuille m’éveiller du sommeil de mon indolence. Qu’il fasse brûler en moi le feu de l’amour divin ; que la flamme de son amour monte plus haut que les étoiles ; que brûle sans cesse au-dedans de moi le désir de répondre à son infinie tendresse.
Ah ! s’il m’était donné de pouvoir tenir à longueur de nuit ma lampe allumée et ardente dans le temple du Seigneur ! Si elle pouvait éclairer tous ceux qui pénètrent dans la maison de mon Dieu ! Seigneur, accorde-moi cet amour qui se garde de tout relâchement, que je sache tenir toujours ma lampe allumée, sans jamais la laisser s’éteindre ; qu’en moi elle soit feu, et lumière pour mon prochain.
O Christ, daigne allumer toi-même nos lampes, toi notre Sauveur plein de douceur, fais-les brûler sans fin dans ta demeure, et recevoir de toi, lumière éternelle, une lumière indéfectible. Que ta lumière dissipe nos propres ténèbres, et que par nous elle fasse reculer les ténèbres du monde.
Veuille donc, Jésus, je t’en prie, allumer ma lampe à ta propre lumière, et qu’ainsi, à cette clarté, m’apparaisse le Saint des saints où toi, Prêtre éternel des temps éternels, tu fais ton entrée sous les portiques de ce temple immense. Qu’à ta lumière je ne cesse de te voir, de tendre vers toi mon regard et mon désir. Alors, dans mon cœur, je ne verrai que toi seul, et en ta présence ma lampe sera toujours allumée et ardente.
Fais-nous la grâce, je t’en prie, puisque nous frappons à ta porte, de te manifester à nous, Sauveur plein d’amour. Te comprenant mieux, puissions-nous n’avoir d’amour que pour toi, toi seul. Sois, nuit et jour, notre seul désir, notre seule méditation, notre continuelle pensée. Daigne répandre en nous assez de ton amour pour que nous aimions Dieu comme il convient. Remplis-nous de ton amour jusqu’au plus intime de nous-mêmes, qu’il nous possède tout entiers et que ta charité pénètre toutes nos facultés, pour que nous ne sachions plus rien aimer sinon toi, qui es éternel. Alors les grandes eaux du ciel, de la terre et de la mer ne pourront éteindre en nous une si grande charité, selon cette parole du Cantique des cantiques : Les grandes eaux n’ont pu éteindre l’amour.
Qu’en nous se réalise, en partie tout au moins, ce progrès de l’amour par ta grâce, Seigneur Jésus Christ, à qui est la gloire dans les siècles des siècles. Amen." (Instruction 12 sur la souffrance du péché, 2-3, in Livre des Jours, pp. 1147-1148)

La parousie c’est précisément quand toutes les petites flammes dispersées jusqu’aux extrémités de la terre, ces cœurs d’hommes et de femmes déjà marqués par l’Amour de Dieu qu’ils ont connu, s’embraseront à l’arrivée du grand feu sur la terre, c’est-à-dire du Cœur de Dieu. Ce grand embrasement ne laissera plus ni rien ni personne en dehors de la lumière.

Teilhard de Chardin, me semble-t-il, suggérait un peu cette image des petites flammes qui, touchées par un grand feu, deviennent un grand brasier que plus rien ne peut éteindre, lorsqu’il écrivait, parlant de l’éclatement de la Parousie :

"Le Seigneur Jésus ne viendra vite que si nous l’attendons beaucoup. C’est une accumulation de désirs qui doit faire éclater la Parousie." (Epilogue du Milieu divin).

La "parousie" c’est précisément ce moment / ce lieu (puisqu’il n’y a plus ni temps ni espace, on ne sait quel mot employer) où tout ce qui refuse Dieu, tout ce qui est contraire à Dieu dans la création alors disparaît puisque Dieu est partout, tout en tous…

"De même qu’une petite goutte d’eau versée dans une grande quantité de vin semble ne plus exister, prenant le goût du vin et sa couleur ; et de même que le fer rougi à blanc est parfaitement semblable à du feu, ayant dépouillé sa forme première et propre ; et de même que l’air traversé par la lumière du soleil revêt l’éclat même de la lumière, au point qu’il semble non seulement illuminé mais lumière même, ainsi faudra-t-il que dans les Saints le sentiment humain se fonde, d’une certaine manière qu’il n’est pas possible de dire, se fonde tout entier dans la volonté de Dieu. Autrement, comment Dieu serait-il "tout en tous" si quelque chose de l’homme restait en l’homme ? Sa substance, certes, restera, mais en une autre forme, une autre gloire, une autre puissance." (St Bernard : Traité de l’Amour de Dieu, X, 28).

(1) Comme le dit la lettre aux Ephésiens : "Dieu l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Seigneurerie…, il a tout mis sous ses pieds et l’a donné pour chef suprême à l’Eglise." (1, 20-22). Pour commenter toutes ces notions (celle des puissances soumises au Christ, mais qui continuent à habiter notre monde, cf. un passionnant article d’Hans Urs von Balthasar, "Il est assis à la droite du Père", 1- "Au-dessus de toutes les puissances", in Boulnois, op. cit., pp. 233-238)

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