Les Pères de l'Eglise et le mystère de la foi

Chapitre 3e

…Créateur du ciel et de la terre…

Si nous avons déjà réfléchi à ce que signifie, par rapport à nous, dire que Dieu est "Père tout puissant", il nous faut ajourd’hui aller un peu plus loin en rapprochant ces deux termes du Credo : "Père" et "Créateur", pour mieux comprendre l’un et l’autre, qui l'on retrouve dans le même "article" du Credo.

Dieu est père parce qu’Il est créateur et Il est créateur parce qu’Il est père (sans que l’un des deux attributs puissent être considéré comme premier). Nous disons par là qu’Il n’est pas n’importe quel créateur mais un créateur profondément amoureux de sa créature (bien différent d’un créateur qui fabrique un objet, une belle machine… on est bien loin du "grand horloger" !). Cette première définition est une définition fondamentale de Dieu : Dire qu’il est "Créateur", c’est dire que de lui vient toute vie, toute existence. Etant, Dieu ne peut que crée. Etre pour Dieu, c’est créer.

"Père" est à entendre bien sûr sans y lire la marque de sexe que l’on ne peut s’empêcher de dire quand on parle une langue humaine ; on aimerait pouvoir neutraliser l’opposition "père"/"mère" ; même quand certaines langues permettent de distinguer "homme" au sens d’"être humain" (homo en latin) par opposition à l’homme sexué (vir), ce n’est pas le cas pour père/mère ; pour la paternité/maternité, aucune langue, à ma connaissance, ne permet de neutraliser les marques sexuées car dans toute société c’est l’opposition des sexes des parents qui est fondamentale (fondatrice). Et pour nous, êtres humains, les rapports entre l’enfant et son père et l’enfant et sa mère sont nécessairement différents et modèlent notre conscience de la paternité et de la maternité. L’anthropologie nous apprend certes qu’il y a des sociétés patrifocales et des sociétés matrifocales, mais "pères" et "mères" du point de vue biologique ont des rôles toujours tellement distincts que toutes les sociétés font nécessairement place à ces deux fonctions et donc à deux mots. Et cela nous empêche de comprendre tout à fait ce qu’il faudrait comprendre(1) quand on dit que Dieu est "père" ! Il est père et mère en même temps. Pour essayer d’avancer un peu dans cette compréhension, il faut nous rappeler que la Genèse nous dit bien que lorsque Dieu crée l’homme à sa ressemblance, "homme et femme il les [l’homme = homo] créa"(2) : c’est ensemble que l’homme et la femme peuvent ressembler à Dieu, jamais l’un sans l’autre…

Ceci étant souligné, nous sommes mieux préparés à comprendre ce que nous disons d’immense quand nous parlons de Dieu Créateur…

La lecture de la Bible

La Bible d’ailleurs insiste à la fois sur les caractéristiques de Dieu comme père et comme mère quand il s’agit de décrire son Amour pour l’homme :

"Comprends donc que le Seigneur ton Dieu te corrigeait comme un père corrige son enfant" (Dt 8, 5)

"Le Seigneur reprend celui qu'il aime, comme un père le fils qu'il chérit". (Proverbes 3, 12)

"Si mon père et ma mère m'abandonnent,
le Seigneur me prendra près de Lui." (Ps 26)

"Ah ! ne rends pas insensible ta pitié, car tu es notre Père. Car Abraham ne nous reconnaît pas et Israël ne se souvient plus de nous ; c’est toi Seigneur qui es notre Père, notre Rédempteur, tel est ton nom depuis toujours." (Isaïe 63, 15b-16)

"Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle nourrit, cesse-t-elle de chérir le fils de ses entrailles ? Même s’il s’en trouvait une pour l’oublier, moi, je ne t’oublierai jamais !" dit le Seigneur en Isaïe 49, 15.

"Comme celui que sa mère console, moi aussi, je vous consolerai" (Is 66, 13)

Dieu dit : "Éphraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, que chaque fois que j'en parle je veuille encore me souvenir de lui ? C'est pour cela que mes entrailles s'émeuvent pour lui, que pour lui déborde ma tendresse, oracle du Seigneur." (Jérémie 31, 20)

Dans le Nouveau Testament, les exemples sont également nombreux. On citera Jésus parlant de Dieu son Père par exemple :

"Va trouver mes frères et dis-leur: je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu." (Jean 20, 17)

Ou Jésus se comparant à une poule rassemblant ses poussins :

"Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble sa couvée sous ses ailes…, et vous n’avez pas voulu !" (Luc 13, 34).

Dieu créateur : puissance en Dieu-même, qui se répand au-dehors de Lui.

La Création est en Dieu même d’abord : c’est pourquoi Dieu est "Père", ce qui implique un "Fils" et cet Amour des deux qui est "l’Esprit-Saint", souffle de vie. Dieu, créateur, engendre en lui-même son vis-à-vis, son autre lui-même, son Fils ; ce Dieu Fils est, de la même façon que Dieu Père, de toute Eternité. Cette Trinité de Dieu est de toute éternité. C’est là le sens même de ce qu’est Dieu. Comme nous le disions plus haut : dire que DIEU EST, c’est dire exactement et en même temps qu’Il est Créateur.

La Création déborde en-dehors de Dieu ensuite : débordement de la vie qui est en Lui. Dieu est au cœu de toute vie, de toute créature : tout ce qui existe provient de lui, de sa puissance d’Amour qui explose au-dehors de lui en donnant la vie et en faisant qu’elle perdure. Dieu étant toujours présent, la création est en quelque sorte continue ; on ne peut pas considérer que l’acte de création finisse un jour (3) - c’est pourquoi la création "tient" : Dieu qui est de toujours et pour toujours, est Créateur, et c’est par lui que tout subsiste. Il a, dès l’origine de l’homme, associé celui-ci à la création (cf. l’homme nomme les animaux et les plantes, l’homme se reproduit, l’homme transforme le monde : Dieu lui a donné tout ce qu’il avait créé, pour qu’il poursuive l’acte créateur…). Mais l’homme, lui-même, ne vit toujours et ne se reproduit que parce que Dieu EST.

Ce passage du Commentaire sur la 1ère Epître de Jean de St Augustin pourra nous aider à comprendre la différence fondamentale qu’il y a entre le créateur et la créature :

"Combien grande est la différence, bien qu'ils soient tous deux dans la prison, entre un accusé et celui qui vient le voir ! Il arrive en effet qu'un homme vienne voir son ami, lui rende visite : apparemment tous deux sont en prison, mais leur condition est bien distincte et différente ! L'un est sous le coup d'une accusation, l'autre est venu par amitié. De même nous étions détenus en cette vie mortelle par le péché ; lui [Dieu], il y est descendu par miséricorde. Il est venu vers le captif en rédempteur, non en accusateur. Le Seigneur a versé son sang pour nous, il nous a rachetés, il a changé notre destin en espérance. Nous portons encore la mortalité de la chair, mais nous avons le gage de l'immortalité future : nous sommes ballottés sur la mer, mais déjà nous avons fixé sur le sol l'ancre de l'espérance." (Tr II, 10, pp. 171-173)[…]
"Pourquoi n'aimerai-je pas ce que Dieu a fait ? Que l'Esprit de Dieu soit en toi pour te faire voir que tout cela est bon ; mais malheur à toi si, en aimant les créatures, tu abandonnes le Créateur ! Elles te semblent belles ? mais combien plus beau celui qui les a faites !" (ibid. p. 173)[…]
"… supposons qu'un fiancé donne une bague à sa fiancée ; si celle-ci préfère la bague à son fiancé, qui a fait cette bague pour elle, ne surprend-on pas, dans cet attachement au cadeau du fiancé, un cœur adultère, encore que cette jeune fille aime ce que lui a donné son fiancé ? Bien sûr, elle aime ce que lui a donné son fiancé ; pourtant, si elle disait : Cette bague me suffit ; mais lui, je ne veux plus le voir, quelle femme serait-ce là ? qui ne condamnerait cette folie ? qui ne convaincrait ce cœur d'adultère ? Tu aimes l'or au lieu de l'homme, tu aimes la bague au lieu du fiancé : si tels sont tes sentiments que tu préfères la bague au fiancé et ne veuilles plus voir ton fiancé, alors le gage qu'il t'a donné n'est plus lien d'amour, mais cause d'aversion. En te donnant ce gage, le fiancé espérait être aimé pour lui-même à travers ce gage. Si donc Dieu t'a donné toutes ces choses, aime-le, lui qui les a faites. Il veut te donner plus, je veux dire se donner, lui qui les a faites. Mais si tu aimes ces choses, même faites par Dieu, en négligeant le Créateur et en aimant le monde, ton amour ne sera-t-il pas tenu pour adultère ?" (Augustin, Commentaire sur la 1ère Epître d eJean, Tr II, 10, 11, Sources chrétiennes n° 75, pp. 173-175)

"Dieu créateur" : une phrase qui est souvent bien difficile à prononcer pour les hommes contemporains qui se voient comme origine et mesure de toute chose. Dans notre monde, est-il encore acceptable, accepté, de dire que l’on dépend de quelqu’un, fût-ce de Dieu, invisible de surcroît… ? Ne sommes-nous pas souvent comme cette fiancée qui préfèrerait la bague au fiancé, quand nous préférons le monde et les créatures, au créateur ?

Or, on ne peut séparer "paternité" et "création" : "Dieu créateur et père de toute chose" : c’est pourquoi il fallait obligatoirement revenir ici sur cette question de la paternité (paternité essentielle de Dieu) si souvent contestée, refusée, niée, rejetée dans un monde sans "pères" où certaines "mères" rêvent même d’être clônées !

Le ciel et la terre

Ailleurs nommées (dans le Credo de Nicée) "l’univers visible et invisible". Cette formulation avancée est sans doute nécessaire pour nous faire comprendre ce que les anciens entendaient par "le ciel et la terre", car nos conceptions de l’univers ont profondément changé effectivement. Quel est ce "ciel" où Dieu se cache ? Nulle part, au sens propre, bien sûr ; ici est simplement désigné un "ailleurs", un "autrement" inatteignable pour nous, un "invisible" ! Dieu qui est par essence créateur ne s’est pas contenté de créer l’univers que nous voyons (la terre certes mais aussi au-delà bien sûr toute la mécanique des espaces sidéraux que l’homme commence à connaître, les profondeurs des mers qu’il a entrepris aussi d’explorer, l’infiniment grand et l’infiniment petit aussi…) ; nous posons comme vérité de foi que ce que Dieu crée est bien plus vaste, bien plus "total" que ce que nous voyons, percevons, palpons, analysons… C’est ce que nous appelons l’invisible, tout ce qui nous échappe, et échappera toujours à l’homme, quelles que soient ses investigations, les progrès de sa science, etc. Quand nous croyons atteindre l’invisible, sachons que nous découvrons tout au plus, par affinement des instruments, un monde qui était moins immédiatement perceptible. Mais même avec les progrès de la science on ne découvre pas tout le réel, c’est-à-dire la création dans sa totalité. Celle-ci va bien au-delà de tout ce que l’homme pourra jamais décrypter, analyser. St Augustin, déjà, au chapitre X des Confessions, s’interroge et interroge la terre, la mer, etc. Il se demande comment trouver Dieu ? Certes, en dépassant l’univers sensible, mais aussi en se dépassant soi-même. Cherchant Dieu, Augustin raconte :

"J’ai interrogé la terre et elle a dit : "Ce n’est pas moi." Et tout ce qui est en elle a fait le même aveu. J’ai interrogé la mer, les abîmes, les êtres vivants qui rampent. Ils ont répondu : "Nous ne sommes pas ton Dieu ; cherche au-dessus de nous." J’ai interrogé les brises qui soufflent ; et tous les espaces aériens ont dit avec ceux qui les habitent : "Anaximène se trompe : je ne suis pas Dieu." J’ai interrogé le ciel, le soleil, la lune, les étoiles : "Nous non plus nous ne sommes pas le Dieu que tu cherches", disent-ils.
Et j’ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de ma chair : "Dites-moi sur mon Dieu, puisque vous vous ne l’êtes pas, dites-moi sur lui quelque chose." Ils se sont écriés d’une voix puissante : "C’est lui même qui nous a faites." Mon interrogation c’était mon attention ; et leur réponse, leur beauté." (X, vi, 9)

"Qu’est-ce que j’aime quand j’aime mon Dieu ? Quel est cet être au-dessus de la cime de mon âme ? Par mon elle-même, je monterai jusqu’à lui. Je dépasserai ma force vitale qui fait que j’adhère au corps et remplis de vie son organisme." (X, vi 10)

C’est là qu’Augustin s’intéresse au contenu de la mémoire, à l’imagination créatrice, aux images, au mystère. Et il résume :

Je dépasserai aussi la mémoire, pour te trouver où ? être vraiment bon, rassurante suavité, pour te trouver où ? Si c’est en dehors de ma mémoire que je te trouve, c’est que je suis sans mémoire de toi ; et comment dès lors te trouverai-je, si je n’ai pas mémoire de toi ? (X, xvii, 26)

De fait chercher Dieu, c’est chercher la vie bienheureuse :

"Oui, tous les hommes s’accordent pour déclarer qu’ils veulent être heureux, comme ils s’accorderaient pour déclarer, si on le leur demandait, qu’ils veulent se réjouir, et c’est la joie elle-même qu’ils appellent vie heureuse. Et même si l’un passe ici, l’autre là pour l’atteindre, il n’y a pourtant qu’un seul but où tous s’efforcent de parvenir : la joie." (X xxi, 31)

Pas n’importe quelle joie, cependant : la vie heureuse, c’est jouir de Dieu : "La vie heureuse, la voilà, éprouver de la joie pour toi, de toi, à cause de toi" (X, xxii, 32), "La vie heureuse est la joie née de la vérité ; car c’est la joie née de toi, qui es la vérité, ô Dieu, ma lumière, le salut de ma face, mon Dieu." (X, xxiii, 33). Personne ne veut être trompé, même si beaucoup veulent tromper ! Dieu est bien dans la mémoire, mais pas comme un objet situé dans un lieu :

"Où donc t’ai-je trouvé, pour te connaître ? Car je ne te possédais pas encore dans ma mémoire, avant de te connaître. Où donc t’ai-je trouvé pour te connaître, sinon en toi au-dessus de moi ? Et nulle part, aucun lieu ; nous nous éloignons, nous nous approchons, et nulle part, aucun lieu. O vérité, tu sièges partout pour tous ceux qui te consultent ; et tu réponds à tous à la fois, même s’ils te consultent sur des sujets différents. Tu réponds clairement, mais tous n’entendent pas clairement. Tous te consultent sur ce qu’ils veulent, mais ils n’entendent pas toujours ce qu’ils veulent. Ton meilleur serviteur, c’est celui qui est plus attentif non pas à entendre de toi ce qu’il veut lui-même, mais plutôt à vouloir ce qu’il entend de toi." (X, xxvi, 37)

Et ce texte se poursuit par ce texte si connu :

"Bien tard je t'ai aimée,
ô beauté si ancienne et si nouvelle,
bien tard je t'ai aimée !

Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors
et c'est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
pauvre disgracié, je me ruais !
Tu étais avec moi et je n'étais pas avec toi ;
elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
si elles n'existaient pas en toi, n'existeraient pas !

Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ;
tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ;
tu as embaumé, j'ai respiré et haletant j'aspire à toi ;
j'ai goûté, et j'ai faim et j'ai soif ;
tu m'as touché et je me suis enflammé pour ta paix."
(Conf., X, xxvii, 38)

C’est encore, certes, à travers des comparaisons sensibles que St Augustin essaye de "dire Dieu", mais il en sait maintenant les limites. Il sait aussi que pour l’homme, il n’y a pas d’autre moyen que de se référer aux sens… mais Dieu ne peut être réduit aux sens, aux perceptions, à la vue, au goût, à l’odorat, à l’ouïe, au toucher… qu’Augustin va ensuite évoquer comme "tentations".

C’est pourquoi, pourrait-on dire, les "anges" sont importants dans notre foi. Ce n’est pas seulement une croyance mythique empruntée à l’Orient, c’est la marque que le monde créé ne s’arrête pas à ce que nous voyons, percevons, etc., ne s’arrête pas à la matière décryptée par l’homme, que tout ne s’explique pas en termes de HLA et de molécules. Il y a la vérité, il y a la liberté, il y a l’amour, il y a Dieu… C'est pourquoi on peut souligner l'importance fondamentale des symboles pour essayer de trouver Dieu !

La création de l’homme : un acte d’Amour de Dieu.

Quand l’homme se prend pour le créateur de toute chose, ignorant qu’il a été conçu par ceux qui le précèdent, qu’il y a eu un avant lui et qu’il est fondamentalement "fils", c’est là qu’il commet le "péché contre l’esprit", le plus grand péché nous rappelle-t-on à plusieurs reprises : le péché qui détruit l’homme, cette créature toujours tentée d’ignorer qu’elle a un créateur. Le fils prodigue qui a quitté son père et qui a dilapidé ses biens sait retrouver le chemin de la maison paternelle (Lc 15, 11-24). Le père qui le guettait devant la maison l’accueille, lui, dont l’amour n’a jamais faibli. La fête commence, prémices de la fête que Dieu célèbre pour le retour de ses fils égarés : "Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie; il était perdu et il est retrouvé !"

Tertullien (au 2e-3e siècle) souligne que la création de l’homme, est une création toute particulière, qui se distingue de la création du reste du monde :

"C’est Dieu qui est le Créateur de la chair. |…] Il l’est aussi du monde en sa totalité […] Mais quelle différence entre ces deux créations ! Dans la constitution du monde, tout a été fait par la Parole de Dieu, et sans elle rien n’a été fait (Jn 1, 3). Quand il s’agit de créer l’homme, c’est également la Parole de Dieu qui opère, puisque sans le Verbe de Dieu, rien n’a été fait ; Dieu, en effet, dit d’abord cette parole : Faisons l’homme. Mais, de plus, pour exprimer la prééminence de cette créature-là sur toutes les autres, Dieu la façonna de sa propre main. Dieu est-il dit modela l’homme.
Merveilleuse différence qui trouve sa raison d’être dans les divers ordres de la création ! Les premiers êtres créés, en effet, sont inférieurs à celui pour qui ils ont été créés : c’est pour l’homme que Dieu les a faits et il les remet aussitôt en son pouvoir. Il est donc juste que l’ensemble des êtres fût produit par un ordre, un commandement, un seul mot : cela convenait à leur état de soumission. L’homme, au contraire, qui devait être le seigneur des autres créatures, fut modelé par Dieu lui-même : pour devenir seigneur, il fut formé par le Seigneur. […]
Et Dieu, dit l’Ecriture, modela l’homme avec la glaise du sol. Ce n’était encore que de la glaise, et déjà le nom d’homme est prononcé. […] Quel honneur prodigieux pour le limon, ce rien, d’être touché par les mains de Dieu ! Ce simple contact n’aurait-il pas suffi à Dieu pour former l’homme, sans rien de plus ? Mais à voir Dieu travailler cette boue, on comprend qu’il s’agissait d’une œuvre extraordinaire. Les mains de Dieu étaient à l’ouvrage, elles touchaient, pétrissaient, étiraient, façonnaient cette glaise qui ne cessait de s’ennoblir à chaque impression des mains divines. Imagine-toi Dieu occupé, appliqué tout entier à cette création : mains, esprit, activité, conseil, sagesse, providence, amour surtout orientaient son travail ! C’est qu’à travers ce limon qu’il pétrissait, Dieu entrevoyait déjà le Christ, qui un jour serait homme, comme ce limon : Verbe fait chair, comme cette terre qu’il avait entre les mains.
Tel est le sens de cette première parole du Père à son Fils : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Dieu modela donc l’homme selon l’image de Dieu, c’est-à-dire selon le Christ. […] Dès lors ce limon qui revêtait l’image du Christ – telle qu’elle se manifesterait dans son Incarnation future – n’était pas seulement l’œuvre de Dieu, il était aussi le gage de Dieu ! (Tertullien, De la résurrection des morts, ch. 5-6, cité in Sr. Isabelle de la Source, Lire la Bible avec les Pères, 1. La Genèse, pp. 21-22)

Ici Tertullien commente principalement "modela l’homme", et l’explique en introduisant la question de la différence fondamentale de la création de cette créature avec celles de toutes les autres créatures : l’Amour de Dieu, le contact intime de cette créature, prise dans les mains, touchée par celui qui la fait naître en modelant de la glaise, tenue dans les mains de Dieu qui s’applique avec une tendresse toute particulière – ce qui n’est le cas pour aucune autre créature (cf. "Que la lumière soit…" "Qu’il y ait un firmament…", etc. mais pour l’homme, Dieu dit en Gn 1, 26-27 : ""Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre." Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa."). Narsaï d’Edesse (399-502), va nous faire avancer encore plus loin en soulignant le rôle explicite de la Trinité dans cette relation de Dieu à l’homme :

"L’Etre suprême, au commencement, créa le ciel et la terre, l’air et l’eau, les assemblées célestes et la lumière […], bref, tout ce qui existe dans le monde. Après quoi, il façonna l’héritier et le maître de tous ces biens.
Pour la création de l’univers, il ne prononça qu’une parole. Mais au moment de modeler Adam avec de la poussière, il exprima son projet à ses conseillers. Pour faire exister le monde, un simple commandement : Que telle chose soit ! et la chose fut. Mais voulant créer l’homme à son image, Dieu dit Faisons !
Le ciel, il l’étendit sans appeler d’autre force à son aide ; il déploya la terre sans consulter de conseiller. Les armées célestes, il les fit de feu et d’esprit, sans révéler alors le mystère de son Essence toute puissante, les Personnes qui sont avec lui. Mais dans la création d’Adam, il fit entendre aux assemblées du ciel l’expression de sa pensée, conseil nouveau, projet tout neuf : "Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ; et qu’il domine, tel un roi, sur tout ce qui existe !".
Quelle est donc cette créature qui te porte à changer, ô Créateur ? […] Et qui appelles-tu à ton aide pour former ton image ? […] Ô être terrestre, pétri d’une poussière méprisable, sublime est ta création ! Des mystères cachés sont révélés lorsque tu es formé ! Ô mortel, qui exprimes et manifestes dans ta constitution trois Personnes et une seule Essence sans commencement ! En formant Adam, ton image, le Père montre que tout existe dans la communion du Fils et de l’Esprit. […] Par Adam, l’héritier, il enseigne et révèle la Trinité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, une même égalité. […]
(Homélie sur la constitution des créatures, cité in Isabelle de la Source, Lire la Bible avec les Pères 1. La Genèse, Mediaspaul, pp. 22-23).

On pourrait ainsi conclure : en Adam, c’est-à-dire dans la création dont il est l’objet, est pour la première fois révélée la Trinité divine : c’est à l’occasion de la création de sa créature bien-aimée que Dieu se révèle, parce qu’il ne peut contenir son Amour, cet Amour qui s’étend, à travers l’homme, à toute sa création !


(1) De fait nous ne pouvons pas le dire puisque nous n'avons pas de mots pour cela !

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(2) Gn 1, 27 : "Et creavit Deus hominem ad imaginem suam ; ad imaginem Dei creavit illum ; masculum et feminam creavit eos."

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(3) Notons l'ambiguïté des mots abstraits suffixés en français, qui permettent de désigner aussi bien un processus qu’un résultat. cf. "l’informatisation d’une entreprise" peut évoquer ce qui est achevé (l’entreprise est informatisée), aussi bien qu’un processus (on est en train d’informatiser telle entreprise). La création n’est pas un résultat, elle est "en cours" pour toujours (jusqu’à la fin du monde), elle est un processus. De façon imagée, on pourrait dire que la création "tient" parce que Dieu souffle toujours, parce qu’il EST (lien étroit entre Dieu et sa création, parce qu’il est par essence Créateur, qu’il ne peut être sans créer comme nous le disions ci-dessus).

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