Chapitre 5e : Le commandement nouveau
On trouve ce "commandement nouveau", l'Amour, tout particulièrement au cœur du 65e Tractatus,
avec la question : Comment ce commandement "aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés"
est-il nouveau, alors qu'inscrit dans la loi ancienne, il apparaît si ancien ?
Nous aurons aussi recours au Commentaire sur la première Epître de St Jean qui
est surtout une méditation sur l'amour (à l'image de la 1ère épître de Jean).
Aimer même nos ennemis.
"Quelle est la perfection de l'amour ? D'aimer même nos ennemis, et
de les aimer à cette fin qu'ils deviennent nos frères" … "Aime tes ennemis en souhaitant
qu'ils deviennent tes frères ; aime tes ennemis en demandant qu'ils soient appelés à entrer
en communion avec toi." (Comment. sur la 1ère Ep., Tr, 1, 9).
Dans le texte de référence "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés", ce qui
est très important, en effet c'est : "aimer comme je vous ai aimés".
C'est pour cela qu'il convient d'aimer ses ennemis.
"C'est ainsi, en effet qu'a aimé celui qui, suspendu à la Croix, disait :
"Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font." [Lc 23, 24] Il n'a pas dit : "Père,
fais en sorte qu'ils vivent longtemps ; moi, ils me mettent à mort ; mais eux, qu'ils vivent !
Non, que dit-il ? "Pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font." Il voulait les arracher
à la mort éternelle, par une prière toute de miséricorde et une puissance toute de force.
Nombre d'entre eux crurent, et il leur fut pardonné d'avoir versé le sang du Christ. D'abord
ils le versèrent en s'acharnant contre lui, ensuite ils le burent en croyant en lui." A ce
signe nous savons que nous sommes en lui, si en lui nous sommes parfaits." C'est à cette
perfection de l'amour des ennemis que le Seigneur nous invite, lorsqu'il dit : "Soyez donc
parfaits, comme votre Père céleste est parfait." [MT 5, 48].(Tr I, 9, p. 135)
Pour arriver à cela, il faut déjà aimer ses frères : sans quoi on ne peut être dans la
lumière et on est un menteur :
"Aimez vos ennemis" ? Gardez-vous du moins, ce qui serait plus grave,
de haïr vos frères. Si vous n'aimez que vos frères, vous ne seriez pas encore parfaits ; mais
si vous haïssez vos frères, qu'êtes-vous ? où en êtes-vous ? Que chacun regarde en son cœur !
Qu'il ne garde pas rancune à son frère, pour quelque parole dure ; que pour une chicane de la
terre, il ne devienne pas terre ! Quiconque hait son frère en effet, qu'il ne prétende pas
marcher dans la lumière ! Que dis-je ? Qu'il ne prétende pas marcher dans le Christ !"
Quiconque prétend être dans la lumière tout en haïssant son frère, est encore dans les
ténèbres." (Tr I, 11, p. 139)
L'explication plus complète de "l'amour des ennemis" viendra plus tard.
L'amour du monde qui détourne de l'amour de Dieu.
"Mais comment pourrons-nous aimer Dieu, si nous aimons le monde ? Dieu
prépare donc en nous l'inhabitation de la charité. Il y a deux amours : du monde et de Dieu ;
là où habite l'amour du monde, nul accès à l'amour de Dieu. Que l'amour du monde cède la place,
et que Dieu habite en nous : que le meilleur occupe la place. Tu aimais le monde, renonce à
l'amour du monde ; lorsque tu auras vidé ton cœur de tout amour terrestre, tu puiseras l'amour
de Dieu : et déjà commence d'habiter en toi la charité, d'où ne peut provenir aucun mal.
Ecoutez donc les paroles de celui qui ne veut que purifier. Le cœur humain est pour lui comme
un champ : mais en quel état le trouve-t-il ? S'il y trouve une forêt, il défriche ; s'il
trouve un champ nettoyé, il plante. Il veut y planter un arbre, la charité. Et quelle forêt
veut-il défricher ? L'amour du monde. Ecoute ce que dit le défricheur de forêt : N'aimez pas
le monde - c'est le verset qui suit - ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un
aime le monde, la dilection du Père n'est pas en lui." (Tr. II, 8)
Pourquoi ne pas aimer le monde ? Le Christ lui-même est venu dans le monde mais :
"Combien grande est la différence, bien qu'ils soient tous deux dans
la prison, entre un accusé et celui qui vient le voir ! Il arrive en effet qu'un homme vienne
voir son ami, lui rende visite : apparemment tous deux sont en prison, mais leur condition est
bien distincte et différente ! L'un est sous le coup d'une accusation, l'autre est venu par
amitié. De même nous étions détenus en cette vie mortelle par le péché ; lui, il y est descendu
par miséricorde. Il est venu vers le captif en rédempteur, non en accusateur. Le Seigneur a
versé son sang pour nous, il nous a rachetés, il a changé notre destin en espérance. Nous
portons encore la mortalité de la chair, mais nous avons le gage de l'immortalité future : nous
sommes ballottés sur la mer, mais déjà nous avons fixé sur le sol l'ancre de l'espérance."
(Tr II, 10, pp. 171-173)
Le monde d'après St Jean, rappelle Augustin, est
- convoitise de la chair
- convoitise des yeux
- amibition du monde.
Et il s'interroge : pourquoi n'aimerais-je pas le monde que le Seigneur a fait ?
"Pourquoi n'aimerai-je pas ce que Dieu a fait ? Que l'Esprit de Dieu
soit en toi pour te faire voir que tout cela est bon ; mais malheur à toi si, en aimant les
créatures, tu abandonnes le Créateur ! Elles te semblent belles ? mais combien plus beau celui
qui les a faites !" (ibid. p. 173)
Suit alors une comparaison très "augustinienne" :
"… supposons qu'un fiancé donne une bague à sa fiancée ; si celle-ci
préfère la bague à son fiancé, qui a fait cette bague pour elle, ne surprend-on pas, dans cet
attachement au cadeau du fiancé, un cœur adultère, encore que cette jeune fille aime ce que
lui a donné son fiancé ? Bien sûr, elle aime ce que lui a donné son fiancé ; pourtant, si elle
disait : Cette bague me suffit ; mais lui, je ne veux plus le voir, quelle femme serait-ce là ?
qui ne condamnerait cette folie ? qui ne convaincrait ce cœur d'adultère ? Tu aimes l'or au
lieu de l'homme, tu aimes la bague au lieu du fiancé : si tels sont tes sentiments que tu
préfères la bague au fiancé et ne veuilles plus voir ton fiancé, alors le gage qu'il t'a
donné n'est plus lien d'amour, mais cause d'aversion. En te donnant ce gage, le fiancé espérait
être aimé pour lui-même à travers ce gage. Si donc Dieu t'a donné toutes ces choses, aime-le,
lui qui les a faites. Il veut te donner plus, je veux dire se donner, lui qui les a faites.
Mais si tu aimes ces choses, même faites par Dieu, en négligeant le Créateur et en aimant le
monde, ton amour ne sera-t-il pas tenu pour adultère ? (Tr II, 11, p. 173-175).
Ceux qui aiment le monde, ceux qui sont le monde :
"désirent manger, boire, coucher ensemble, s'adonner
aux plaisirs de cette sorte. Est-ce à dire qu'on ne puisse user de ces choses avec mesure ?
Ou alors, quand on dit : "N'aimez pas ces plaisirs", faut-il comprendre qu'il faut ne pas
manger, ne pas boire, ne pas procréer d'enfants ? Ce n'est pas cela qu'on veut dire ! Mais
vous devez, selon l'intention du Créateur, en user avec mesure, afin de ne pas vous laisser
enchaîner par l'amour de ces choses : de crainte d'aimer pour en jouir ce qui ne vous est donné
que pour en user." (Tr II, 12, p. 175-177).
Augustin compare avec les tentations du Christ ce qu'il baptise "convoitise de la chair",
"convoitise des yeux", "ambition du monde". Fidèles aux paroles du Christ qui repousse le
Tentateur, nous échappons à la convoitise du monde. (réf. dans l'Evangile à : Mt 4, 1-11 ;
Lc 4, 1-13).
Pourquoi le commandement est nouveau ?
Il y a trois nouveautés :
- Aimer comme Jésus nous a aimés
- Appel à être des hommes nouveaux (conséquences de l'amour de Dieu)
- Etre des chantres du cantique nouveau.
1) Le commandement est nouveau parce qu'il est assorti de "comme je vous ai aimés" : cf.
Hom. Sur l'Evangile de Jean, Tract 65, 1 :
"Le Seigneur Jésus affirme qu'il donne à ses disciples un commandement
nouveau, celui de l'amour mutuel, lorsqu'il dit : Je vous donne un commandement nouveau,
c'est de vous aimer les uns les autres.
Est-ce que ce commandement n'existait pas déjà dans la loi ancienne, puisqu'il y est écrit :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même ? Pourquoi donc le Seigneur appelle-t-il
nouveau un commandement qui est évidemment si ancien ? Est-ce un commandement nouveau parce
qu'en nous dépouillant de l'homme ancien il nous revêt de l'homme nouveau ? Certes, l'homme
qui écoute ce commandement, ou plutôt qui y obéit, est renouvelé non par n'importe quel amour
mais par celui que le Seigneur a précisé, en ajoutant, afin de le distinguer de l'amour
charnel : Comme je vous ai aimés.
[…]
C'est cet amour-là qui nous renouvelle, pour que nous soyons des hommes nouveaux, les héritiers
du testament nouveau, les chantres du cantique nouveau."
[cité d'après Livre des Jours, pp. 406-407]
S'aimer comme Jésus nous a aimés : par ces derniers mots, le Seigneur distingue l'amour
mutuel qu'il demande à ses disciples :
- non seulement de l'amour coupable que se portent des adultères ou de la solidarité qui lie
des complices de crimes ou de brigandages (amour illicite)
- mais encore de l'amour naturel qu'ont entre eux les époux, les parents et les enfants, les
amis, etc. (amour licite et même "commandé").
Il s'agit là de "charité humaine" qui est différente de la "charité divine" que Jésus demande
aux siens.
2) Le commandement est nouveau surtout parce qu'il nous rend nouveaux !
C'est ainsi qu'Augustin formule la nouveauté dans le Tr 10, 4 du Commentaire sur la
1ère Epître : "Ce commandement est nouveau parce qu'il rend nouveau". Il continue :
"Quel est le commandement de Dieu ? le commandement nouveau, justement
dit nouveau, parce qu'il renouvelle l'homme."
Il s'agit de ne plus être à l'étroit mais d'"habiter au large" (Tr X, 6, p. 425), car
l'amour de Dieu dilate nos cœurs :
"Aimez tous les hommes, même vos ennemis ; non parce qu'ils sont vos
frères, mais pour qu'ils soient vos frères ; en sorte que toujours vous brûliez d'amour
fraternel, soit pour celui qui est déjà votre frère, soit pour que votre ennemi, afin qu'à force
d'amour, vous en fassiez votre frère." (Tr. X, 7, p. 429).
On retrouve cela aussi au début du Sermon 336, 1 :
"Voulant entrer et habiter en nous, le Seigneur Christ disait comme pour
bâtir sa maison : Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres.
Vous étiez vieux, vous n'étiez pas encore pour moi une demeure, vous gisiez dans vos ruines.
Donc, pour vous arracher à la vieillerie de vos ruines, aimez-vous les uns les autres."
La priorité est donnée à ce commandement de l'amour :
"Quelle autre question le Seigneur a-t-il posée à Pierre, après sa
Résurrection, sinon celle-ci : "M'aimes-tu ?" Et il ne se contenta pas de l'interroger une fois ;
mais, une seconde fois, même question, une troisième fois, même question. Bien que, la troisième
fois, Pierre se fût attristé à la pensée que le Seigneur ne se fiait pas à lui, comme s'il
ignorait ce qui se passait dans son cœur, cependant le Seigneur lui posa cette question une
première, une seconde, une troisième fois. Trois fois la crainte a renié, trois fois l'amour
a confessé." (Tr. V, 4 Commentaire sur la 1ère Ep., p. 253).
La perfection de ce commandement est d'être prêt à mourir pour ses frères, mais surtout
pour ses ennemis :
"C'est de cette charité que le Seigneur lui-même a donné l'exemple, lui
qui est mort pour tous, a prié pour ceux qui le crucifiaient en disant : "Père, pardonne-leur,
car ils ne savent ce qu'ils font." Mais s'il était seul à agir ainsi, il ne serait plus notre
Maître, puisqu'il n'aurait pas de disciples. A sa suite, les disciples ont agi comme lui.
Lapidé, Etienne se met à genoux et dit : "Seigneur, ne leur impute pas ce crime". Il aimait
ceux qui le tuaient, car c'est pour eux aussi qu'il mourait. Ecoute également l'apôtre Paul :
"Je me dépenserai moi-même tout entier pour vos âmes." Il était en effet de ceux pour lesquels
priait Etienne, quand celui-ci mourait de leurs mains." (Comment. sur la 1ère Ep.,
Tr V, 4, p. 255).
Il poursuit en rappelant le propos de Jean disant "quiconque hait son frère est un homicide" :
"Ne vous figurez pas, frères, que ce soit faute légère de haïr ou de ne
pas aimer. Ecoutez ce qui suit : Quiconque hait son frère est un homicide. Si donc
jusqu'alors quelqu'un prenait à la légère la haine qu'il a pour son frère, prendra-t-il
également à la légère l'homicide qu'il commet dans son cœur ? Il ne fait pas un geste pour tuer
un homme que déjà le Seigneur le tient pour homicide. Cet homme vit, et lui déjà est jugé
meurtrier. Quiconque hait son frère est un homicide. Or vous savez qu'aucun
homicide n'a la vie éternelle demeurant en lui."
Pécher contre l'amour n'est pas seulement pécher contre celui qu'on n'aime pas : c'est
pécher contre Dieu qui est amour : dit avec insistance par Augustin un peu plus loin dans le
Tr. VII.
Mais comment atteindre cette perfection de la charité ? Cela commence par de petites
choses :
"Si tu n'es pas encore capable de mourir pour ton frère, sois déjà
capable de lui donner de tes biens" (V, 12, p. 269).
Attention : la charité doit être sincère : on peut donner ses biens sans amour (souci
de sa réputation, de popularité, gloire humaine…).
Les exigences du véritable amour sont donc :
"Si jamais vous voulez conserver la charité, mes frères, gardez-vous par
dessus tout de croire qu'elle est languissante et oisive, et qu'on la conserve par une sorte
de mansuétude, - que dis-je mansuétude, disons plutôt indolence et mollesse. Ce n'est pas ainsi
qu'on la conserve. Ne te figure pas que tu aimes ton serviteur, quand tu ne le frappes pas ;
que tu aimes ton fils, quand tu ne châties pas ; que tu aimes ton voisin, quand tu ne le
reprends pas : ce n'est pas là charité, mais tiédeur. Que la charité soit fervente à corriger,
à reprendre ! Si la vie est pure, réjouis-toi ; si elle est mauvaise, reprends, corrige. Ne
va pas, dans l'homme, aimer l'erreur, mais l'homme ; car l'homme, c'est l'œuvre de Dieu ;
l'erreur, c'est l'œuvre de l'homme. Aime l'œuvre de Dieu, non l'œuvre de l'homme. Aimer
celle-ci, c'est détruire celle-là ; chérir celle-là, c'est purifier celle-ci. Mais, même s'il
t'arrive de sévir, que ce soit par amour du mieux." (p. 333, VII, 11)
"Les œuvres de miséricorde, les sentiments de charité, une piété sainte,
une chasteté incorruptible, une tempérance qui garde la mesure, ce sont là vertus auxquelles
nous devons toujours être fidèles. En public comme en privé, devant les hommes comme en notre
chambre, qu'on parle ou se taise, qu'on soit occupé ou de loisir, ce sont vertus auxquelles
nous devons toujours être fidèles : car toutes ces vertus que je viens d'énumérer sont
intérieures." (Tr VIII, 1, p. 339).
"[L'Evangile (Mt 6, 1) dit] : " Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres
devant les hommes pour être vus d'eux." A-t-il voulu dire que, quelque bien que nous fassions,
nous devions nous cacher aux yeux des hommes et craindre d'en être vus ? Si tu crains les
spectateurs, tu n'auras pas d'imitateurs : il faut donc qu'on te voie. Mais tu ne dois pas
agir pour qu'on te voie. Là ne doit pas être la fin de ta joie, le terme de ton bonheur, comme
si tu estimais avoir obtenu tout le fruit de ta bonne action, quand on t'aura vu et loué. Cela,
c'est néant. Méprise-toi, quand on te loue : que celui-là soit loué en toi, qui agit par toi.
Le bien que tu fais, ne le fais donc pas pour ta propre gloire, mais pour la gloire de celui
qui te donne de bien faire." (p. 341, Tr. VIII, 2)
- l'amour des ennemis : la question a été posée dès le traité 4 et sous forme de
contradiction : Le Seigneur commande d'aimer ses ennemis et Jean ne parle que d'amour
fraternel : n'y a-t-il pas là contradiction ? Augustin y revient dans le Tr. VIII et propose
enfin une solution : ce que le chrétien doit voir dans son ennemi, c'est un frère appelé à la
même sainteté que lui (Augustin reprend l'exemple du Christ mourant pour ses bourreaux :
"Souhaite [à ton ennemi] d'avoir part avec toi à la vie éternelle ; souhaite-lui d'être ton
frère. Si donc tu souhaites, en aimant ton ennemi, qu'il devienne ton frère : quand tu
l'aimes, c'est un frère que tu aimes" (p. 361, Tr VIII, 10) :
"Cherche la raison pour laquelle le Christ te dit d'aimer tes ennemis.
Est-ce pour qu'ils demeurent à jamais tes ennemis ? S'il te prescrit de les aimer pour qu'ils
demeurent tes ennemis, tu les hais, tu ne les aimes pas. Considère comment lui-même les a
aimés : non pour qu'ils demeurassent ses persécuteurs, comme le montrent les paroles : "Père,
pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font." Vouloir qu'ils soient pardonnés, c'était
vouloir qu'ils soient changés ; vouloir qu'ils soient changés, c'était, d'ennemis qu'ils
étaient, daigner faire d'eux des frères : et c'est bien ce qu'il a fait."
(p. 363, Tr VIII, 10).
La conclusion est que nous ne pourrions pas aimer "comme Dieu nous a aimés" s'il ne nous
avait aimés le premier (idée centrale sur laquelle Augustin revient plusieurs fois) :
"Pourrions-nous l'aimer, s'il ne nous avait aimés le premier ? Si nous
étions paresseux à l'aimer, ne soyons pas paresseux à lui rendre amour pour amour. Il nous
a aimés le premier ; mais pour nous il n'en va pas de même. Il nous a aimés pécheurs, mais il a
effacé le péché ; il nous a aimés pécheurs, mais il ne nous a pas rassemblés pour que nous
commettions le péché. Il nous a aimés malades, mais il est venu parmi nous pour nous guérir."
(p. 325, Tr. VII, 7)
ou encore :
"En effet, comment pourrions-nous aimer, si lui ne nous avait aimés le
premier ? En l'aimant, nous sommes devenus ses amis ; mais ce sont des ennemis qu'il a aimés
pour en faire des amis. Le premier il nous a aimés, et nous a donné de l'aimer. Nous ne
l'aimions pas encore ; en l'aimant nous devenons beaux." (p. 397 , Tr. IX, 9).
3) Avec le commandement nouveau, nous sommes chantres du cantique nouveau.
C'est la troisième nouveauté annoncée plus haut.
Augustin lie commandement nouveau, homme nouveau, Testament nouveau, cantique nouveau ;
mais c'est une affaire de cœur et non pas de temps qui distingue la Nouvelle Alliance et
l'Ancienne Alliance : sous la loi ancienne il a existé des justes qui ont compris
spirituellement les promesses terrestres ; sous la loi nouvelle, il y a des injustes qui n'ont
pas reçu la parole de Dieu et qui n'ont pas été transformés.
Les commentaires principaux en la matière sont donnés dans les Enarrationes in Psalmos,
commentaires sur les Ps 95 et 149.
"'Chantez au Seigneur un cantique nouveau'. Au vieil homme l'ancien
cantique, au nouvel homme, un cantique nouveau. L'Ancien Testament est l'ancien cantique ;
le Nouveau Testament est le cantique nouveau. L'ancien Testament contient des promesses
temporelles et terrestres. Quiconque aime les biens de la terre, chante l'ancien cantique,
quiconque veut chanter le cantique nouveau, doit aimer les choses éternelles. Ce nouvel amour
est aussi éternel ; il est donc éternellement nouveau, parce qu'il ne vieillit jamais. Car
à la bien considérer, c'est là une chose ancienne ; comment peut-elle être en même temps
nouvelle ? Mes frères, est-ce que la vie éternelle est née récemment ? C'est le Christ
lui-même qui est la vie éternelle et, en tant qu'il est Dieu, il n'est pas né récemment, car
au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu ; il était en
Dieu au commencement. Toutes choses ont été faites par lui et rien n'a été fait sans lui
(Jn 1, 3). Si les choses qu'il a faites sont anciennes, qu'est-il lui-même, lui par qui elle
s ont été faites ? Qu'est-il, s'il n'est éternel et co-éternel avec son Père ? Mais nous, qui
sommes tombés dans le péché, nous sommes, par le péché tombés dans la vieillesse. C'est en
effet notre voix qui dit, en gémissant, dans un autre Psaume : J'ai vieilli au milieu de
tous mes ennemis (Ps 6, 8) : L'homme a vieilli par suite du péché, il est renouvelé
par la grâce. Tous ceux qui sont renouvelés dans le Christ chantent donc le cantique nouveau
et ils commencent ainsi à être dignes de la vie éternelle.
C'est aussi le cantique de la paix, c'est le cantique de l'amour. Quiconque se sépare de la
communion des saints ne doit pas chanter le cantique nouveau. En effet, il a suivi l'impulsion
de l'animosité du vieil homme et non celle de l'amour nouveau. Qu'y a-t-il dans cet amour
nouveau. La paix, lien d'une sainte société, union étroite et spirituelle, édifice composé
de pierres vivantes. Où est cet édifice ? Il est, non pas en un seul lieu, mais dans l'univers
entier. C'est ce que nous voyons dans un autre Psaume, où il est dit : Chantez au Seigneur
un cantique nouveau, que la terre entière adresse des cantiques au Seigneur (Ps 95, 1).
Nous comprenons par là que celui qui ne chante pas avec toute la terre, chante l'ancien
cantique, quelles que soient les paroles qui sortent de sa bouche." En. in Ps.
149, 1-2
Le cantique nouveau produit des fruits d'amour et d'unité : "Que nul ne se sépare de l'unité,
que nul ne s'en retire par le schisme si vous êtes froment, sachez supporter la paille jusqu'à
ce que le vannage ait lieu." (En. in Ps. 149, 3).
"Le Seigneur, qui aime le cantique nouveau, vous l'apprend en disant :
"Que celui qui veut être mon disciple, se renonce lui-même, qu'il porte sa croix et qu'il me
suive."" (ibid. 149, 7)
Cette idée était déjà présente dans le Commentaire du Ps 95, 2 :
"'Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; ô terre entière, chantez au
Seigneur' (Ps 95,1) Si toute la terre chante un cantique nouveau, la maison du Seigneur se
construit lorsque la terre chante ; car c'est ce chant même qui l'élève, pourvu qu'il ne soit
rien chanté de vieux. La cupidité de la chair chante ce qui est vieux, l'amour de Dieu chante
ce qui est nouveau. Quoi que vous chantiez sous l'inspiration de la cupidité, vous ne
chanterez que ce qui est vieux, et lors même que votre bouche prononcerait les paroles du
Cantique nouveau, la louange n'est pas belle dans la bouche du pécheur [Eccl, XV, 9].
Il vaut mieux être l'homme nouveau et garder le silence, que d'être le vieil homme et de
chanter ; car si vous êtes l'homme nouveau et que vous vous taisiez, les oreilles des hommes
ne vous entendront pas, mais votre cœur n'en chantera pas moins le Cantique nouveau, et ce
cantique parviendra jusqu'aux oreilles de Dieu, qui a fait de vous un homme nouveau. Vous
aimez et vous gardez le silence ; or, l'amour même est une voix qui monte vers Dieu, et
l'amour même est le Cantique nouveau. Ecoutez la preuve que c'est là le Cantique nouveau : "Je
vous donne, dit le Seigneur, un commandement nouveau, qui est que vous vous aimiez les uns
les autres (Jn XIII, 34)". Toute la terre chante donc le Cantique nouveau, et c'est là qu'est
bâtie la maison de Dieu. Toute la terre est donc la maison de Dieu. Si toute la terre est la
maison de Dieu, quiconque n'est pas attaché à la terre tout entière, ne fait partie que d'une
ruine et non de la maison de Dieu : il est cette vieille ruine, dont le vieux Temple était
l'ombre. C'est là en effet que ce qui était vieux a été jeté bas, pour élever à la place ce
qui est nouveau." (En. In Ps., 95, 2).
Le résultat du cantique nouveau est la "rénovation par l'Amour". L'édifice grandit par
l'annonce avec zèle du Seigneur et de sa gloire :
"Si vous prétendez annoncer votre propre gloire, vous tomberez ; si vous
annoncez sa gloire, c'est vous-même que vous placez dans l'édifice, en l'élevant. C'est
pourquoi ceux qui prétendent annoncer leur propre gloire refusent de faire partie de cette
maison, et c'est pour cela qu'ils ne chantent pas le cantique nouveau avec toute la terre".
(ibid).
Conclusion
"Chantez avec la voix, chantez avec le cœur, chantez avec la bouche,
chantez par toute votre vie : Chantez au Seigneur un chant nouveau. Vous cherchez
comment chanter celui que vous aimez ? Car, sans aucun doute, tu veux chanter celui que tu
aimes. Tu cherches quelles louanges lui chanter ? Vous avez entendu : Chantez au Seigneur
un chant nouveau. Vous cherchez où sont ses louanges ? Sa louange est dans l'assemblée
des fidèles. La louange de celui que l'on veut chanter, c'est le chanteur lui-même.
Vous voulez dire les louanges de Dieu ? Soyez ce que vous dites. Vous êtes sa louange, si
vous vivez selon le bien." (Commentaire sur le Ps 149 - Livre des Jours, p. 378)
Ce site a été réalisé et est remis à jour par Marie-Christine Hazaël-Massieux.