Chapitre 3e : Le Christ
L'Evangile de Jean pour Augustin est l'Evangile du Verbe éternel, l'Evangile du Christ.
On voudrait ici souligner quelques thèmes importants qui permettent de mieux saisir la
christologie d'Augustin.
Pour avoir une idée de l'immensité des références au Christ dans l'oeuvre d'Augustin, on
citera la présentation de M.F. Berrouard : "Introduction" au 1er vol. des Homélies
sur l'Evangile de St Jean, Bib. Aug., 71, pp. 64-65 :
"On ne soulignera jamais assez la place centrale que tient le Christ
dans la prédication d'Augustin. Il ne suffit même pas de constater le fait, il faut comprendre
encore que ce fait est la conséquence d'un principe : dans la pensée d'Augustin, la prédication
est essentiellement prédication du Christ, car elle ne trouve qu'en lui son sens et sa valeur.
"Les vrais prédicateurs, ce sont ceux qui prêchent le Christ", affirme-t-il dans l'un de ses
premiers sermons sur l'Evangile de Jean [Tract. 7, 23]. En dehors du Christ en effet, la
prédication ne serait plus qu'une suite de paroles vite disparues, aussi vides et aussi vaines
que les âges anciens qui n'auraient pas entendu prophétiser le Christ, aussi insipides que
les livres mêmes des Prophètes quand on ne les comprend pas comme annonces du Christ. Qu'elle
parle du Christ au contraire, elle devient du fait même porteuse du salut qu'il a opéré,
la puissance du Christ agit par elle et les brebis du Christ, en entendant son nom, lui ouvrent
la porte de leur cœur. C'est le Christ alors qui se prêche lui-même par la bouche du prédicateur,
et la malice de celui-ci ne saurait pas plus porter atteinte à la valeur de son message que la
malice du ministre à la sainteté des sacrements. La prédication est même tellement liée à la
personne du Chirst que l'apôtre Paul, le modèle de tous les prédicateurs, ne voulut pas
l'interdire à des adversaires malveillants et jaloux, pour cette seule raison que, si leurs
intentions n'étaient pas pures, c'était du moins le Christ qu'ils prêchaient
[Tract 5, 19 et 11, 9 citant Ph 1, 18]."
Ce qu'il faut d'abord prêcher, c'est ce que le Christ a voulu que nous sachions et que nous
croyions de lui : "qu'il est Dieu et homme, le terme vers lequel nous allons et le chemin qui
nous y mène" (Introd., p. 65) :
"On ne doit pas nourrir les petits exclusivement de lait de telle sorte
qu'ils en restent toujours à ne pas comprendre le Christ Dieu, mais on ne doit pas les sevrer
de telle sorte qu'ils abandonnent le Christ homme. Autrement dit, on ne doit pas les nourrir
exclusivement de lait de peur qu'ils ne comprennent jamais le Christ Créateur, mais on ne doit
pas les sevrer pour qu'ils n'abandonnent jamais le Christ Médiateur." (Tract 98, 6)
Un tel enseignement ne vise pas seulement une connaissance théorique, il engage une attitude,
il spécifie les relations du croyant à l'égard du Christ, il le situe à l'intérieur de son
œuvre de salut :
"Si tu prétends que le Christ est seulement Dieu, tu renies le remède
qui t'a guéri ; si tu prétends que le Christ est seulement homme, tu renies la puissance qui
t'a créé. Ame fidèle, cœur catholique, retiens l'un et l'autre, crois l'un et l'autre, confesse
fidèlement l'un et l'autre : le Christ est Dieu et le Christ est homme… Le Créateur de
l'homme a daigné se faire homme ; il s'est fait ce qu'il avait fait pour que ne périsse pas
celui qu'il avait fait." (Tract 36, 2 et 4).
Nous verrons qu'Augustin, conscient de la difficulté de ce qu'il veut faire comprendre à son
auditoire, multiplie les images, les comparaisons, les explications pour dire autant qu'il le
peut qui est le Verbe de Dieu, car il est impossible de mener une vie chrétienne authentique
en dehors de lui :
"De plus, lui à qui nous devons aller a voulu venir jusqu'à nous pour se
faire le chemin qui nous mène jusqu'à lui ; il s'est rendu pareil à nous pour nous devenir
accessible, comme un lait que nous puissions boire afin de nous rendre peu à peu capables de
manger la nourriture solide qu'est le Verbe ; il a fait de sa croix le navire qui nous
permettrait de traverser en sécurité la mer de ce siècle et nous porterait jusqu'à son éternité.
Il est encore notre Médecin : il a fait de son incarnation un remède pour guérir les yeux de
notre cœur et nous permettre par son humanité de voir sa gloire de Fils unique et il a souffert
la mort temporelle pour nous sauver de la mort éternelle." (M.F. Berrouard, op. cit., pp. 67-68)
Ce sont tous ces thèmes, toutes ces questions que nous allons essayer ici d'examiner.
a) Le Christ Dieu et homme
La proclamation de la divinité du Christ est un thème qui court dans toute la suite des
Homélies sur l'Evangile… mais aussi dans les Sermons sur la 1ère Epître de
Jean (et les Commentaires sur les Psaumes
(1) que nous laisserons pour
l'instant en-dehors de nos références principales).
Reprenons M.F. Berrouard :
"[Augustin] répète ainsi à maintes reprises que le Christ est Dieu,
notre Dieu, un seul Dieu avec le Père et le St-Esprit, le Dieu du ciel et de la terre, partout
présent par sa divinité, le Dieu qui lit dans les cœurs et pénètre tous les secrets."
"Il affirme qu'il est le Fils unique, Fils tout-puissant du Père tout-puissant, engendré par
le Père pour être son égal et dont l'action est inséparable de celle du Père qui ne fait rien
sans lui, si bien qu'il a lui-même ressuscité sa propre chair et qu'en l'envoyant c'est un
autre lui-même que le Père nous a envoyé. Il le présente comme la Vérité, la Lumière, la Vie,
Celui qui donne, autant d'appellations qui, dans la pensée d'Augustin ne conviennent qu'à
Dieu." (M.F. Berrouard, op. cit., p. 69-70).
Augustin souligne l'union dans le Christ de l'humanité et de la divinité. Il aime ainsi
mêler Jn 1,1 et 14 à diverses reprises (cf. nombreuses citations d'Augustin reprises par M.F.
Berrouard : pour les références précises aux Tractatus se reporter Introd. vol. 71, p. 72) :
"'Notre Seigneur Jésus-Christ est l'homme Dieu, Dieu avant tous les
siècles et homme en notre siècle, Dieu né du Père, homme né de la Vierge, et pourtant un seul
et le même qui est le Seigneur et Sauveur, Jésus-Christ, Fils de Dieu et fils de l'homme' ;
'il est le Seigneur notre Dieu, le Verbe de Dieu, le Verbe fait chair, le Fils du Père, le Fils
de Dieu, le Fils de l'homme, Très-Haut pour nous créer, humble pour nous recréer, vivant entre
les hommes, supportant l'humanité, cachant sa divinité' ; 'notre Seigneur Jésus-Christ est Dieu
et homme' ; il est 'l'homme-Dieu, et il s'oppose ainsi à Adam et à Jean-Baptiste, qui n'étaient
que des hommes. C'est 'le même qui est le Fils de Dieu et fils de l'homme', et Augustin peut
parler du 'Christ né dans la chair' et du 'Christ né de l'unique Père', du 'Christ homme' et du
'Christ Dieu', de 'Jésus homme' et de 'Jésus Dieu', de Jésus qui est la Force de Dieu et qui
est faible, dont la Force nous a créés, dont la faiblesse nous a recréés, dont la Force a fait
qu'existe ce qui n'existait pas, dont la faiblesse a fait que ne périsse pas ce qui
existait."
Augustin évoque les deux naissances du Christ : "Le Christ est Dieu et le Christ est né des
hommes" et Augustin selon une formule conforme à son style proclame :
"Par un privilège unique il est né du Père sans avoir de mère et né de
sa mère sans avoir de père : Dieu sans mère, homme sans père ; sans mère avant tous les temps,
sans père à la fin des temps" (Tract. 8, 8)
Et Augustin reprendra souvent ce thème :
"Nous reconnaissons ainsi deux naissances dans le Christ, l'une divine,
l'autre humaine, l'une pour nous créer, l'autre pour nous recréer, toutes les deux admirables ;
dans l'une il n'y a pas de mère, dans l'autre il n'y a pas de père." (Tract., 12, 8).
Insistance sur l'unicité de la personne du Christ :
"Quelle était son intention, sinon de nous faire comprendre […] que le
Christ Dieu et homme
est une seule personne, et non pas deux, de peur que l'objet de notre foi ne soit pas la
Trinité mais une quaternité ? Le Christ est donc un ; le Verbe, l'âme et la chair sont un seul
Christ, le Fils de Dieu et le Fils de l'homme sont un seul Christ, Fils de Dieu éternellement,
Fils de l'homme dans le temps, et pourtant un seul Christ selon l'unité de personne."
(Tr. XXVII, 4, pp. 539-541)
Le salut précisément se caractérise ainsi :
"Oui, mes frères, Dieu a voulu être fils de l'homme, et il a voulu que
les hommes soient fils de Dieu. Lui-même est descendu à cause de nous ; nous montons à cause
de lui."
Le Christ tout entier, c'est la tête et le corps : le Christ qui monte au ciel, ce n'est pas
le sauveur tout seule, mais la Tête unie aux membres, le Christ uni à l'Eglise.
Ceci est dit sans ambiguïté dans les Enarationes in Ps., 122 :
"Notre Seigneur Jésus-Christ l'a dit lui-même : Personne n'est
monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est au ciel.
Il semble n'avoir parlé que de lui seul, pour ainsi dire. Tous les autres sont-ils demeurés
ici-bas, puisque seul est monté celui qui, seul, est descendu ? Que doivent faire les autres ?
S'unir à son Corps, pour qu'il y ait un seul Christ qui soit descendu et qui soit monté.
Il est descendu comme Tête, il est remonté avec son Corps, revêtu de son Eglise qu'il s'est
présentée sans tache ni ride (cf. Eph. 5, 27). C'est donc bien seul qu'il est
monté. Mais pour nous, quand nous lui sommes unis de telle sorte que nous soyons en lui ses
membres, même avec nous il est encore seul, un par conséquent, et toujours un. C'est l'unité
qui nous rattache à cet un, et ceux-là seuls ne montent pas avec lui qui ont refusé d'être un
avec lui.". (cf. vol. 71, pp. 927-928, note 84).
b) La mission du Fils de Dieu. Le Christ et le Père.
"La mission du Fils est son incarnation" (Tract. 36, 7).
En prêchant sur Jn 5, 19-30, Augustin démontre comment la mission du Fils par le Père n'est
d'aucune manière la marque d'une infériorité du Fils. Arguments d'Augustin :
- il ne faut pas juger des réalités divines à partir de ce qui se passe chez les hommes ;
- les missions humaines ne sont pas toutes identiques : on peut envoyer en mission quelqu'un
de plus grand que soi ;
- la mission du Fils se distingue de toutes les missions humaines par un caractère original.
Aux dires du Fils lui-même (Jn 16, 32 : "Mais non, je ne suis pas seul ; le Père est avec
moi."), le Père ne s'est pas séparé du Fils quand il a été envoyé (Augustin, Tract. XXI, 17,
vol. 72, pp. 311-313) explique :
"[Si] celui qui envoie ne s'est pas séparé de celui qui a été envoyé,
c'est que l'envoyé et celui qui l'envoie sont un ".
Pour marquer les rapports du Père et du Fils, conscient des difficultés, Augustin va
développer des images et expliquer cet "envoi" :
"Mais objecte quelqu'un, tu vois que le Fils est envoyé ; le Père est
plus grand, puisqu'il l'a envoyé.
Rejette toute pensée charnelle. Le vieil homme suggère de vieilles idées ; toi, dans le nouveau,
reconnais la nouveauté. Que l'homme nouveau, qui remonte au-delà des siècles, qui a toujours
existé, qui est éternel, ramène ton intelligence à la vérité. Le Fils est-il inférieur parce
qu'on dit du Fils qu'il est envoyé ? J'entends bien parler de mission, mais non de séparation.
Cependant, répond-il, c'est là ce que nous voyons dans les choses humaines : celui qui envoie
est plus grand que celui qui est envoyé.
Les choses humaines trompent l'homme, les choses divines le purifient. Ne considère pas les
choses humaines, où celui qui envoie paraît supérieur et celui qui est envoyé inférieur,
bien que les choses humaines elles-mêmes rendent témoignage contre toi. Ainsi, par exemple,
si quelqu'un veut demander une femme en mariage et qu'il ne puisse pas faire lui-même cette
démarche, il envoie un ami qui lui est supérieur et qui fera cette demande pour lui. Et il y a
bien d'autres cas où c'est un plus grand qui est choisi pour être envoyé par un inférieur.
Pourquoi dès lors veux-tu fonder ta calomnie sur ce fait que l'un envoie et que l'autre est
envoyé ? Le soleil envoie ses rayons sans se séparer d'eux ; la lune répand sa clarté sans se
séparer d'elle ; la lampe projette sa lumière sans se séparer d'elle ; dans tous ces cas, je
vois une émission, je ne vois aucune séparation.
Car, si tu cherches des exemples dans les choses humaines, ô vanité hérétique, alors même,
comme je viens de le dire, qu'en certaines circonstances les choses humaines te réfutent et te
condamnent, remarque néanmoins la grande différence qui sépare les choses humaines dont tu veux
tirer des exemples pour comprendre les choses divines. L'homme qui envoie demeure où il est,
celui qui est envoyé s'en va ; est-ce que le premier s'en va avec celui qu'il envoie ? Mais le
Père qui a envoyé le Fils ne s'est pas séparé de lui. Ecoute le Seigneur lui-même :
L'heure va venir où chacun sera dispersé de son côté et vous me laisserez seul, mais je
ne suis pas seul puisque le Père est avec moi [Jn 16, 32]. Comment a-t-il envoyé celui
avec lequel il est venu ? Comment a-t-il envoyé celui dont il ne s'est pas séparé ? Il dit
ailleurs : Le Père qui demeure en moi fait lui-même ses œuvres [Jn 14, 10].
Tu vois le Père est en lui ; tu vois, le Père agit. Celui qui envoie ne s'est pas séparé
ce celui qui est envoyé, parce que celui qui est envoyé et celui qui l'envoie sont un."
(XXI, 17, vol. 72, pp. 311-313).
C'est l'occasion de dire plus vigoureusement l'unicité du Fils et du Père. Une difficulté
pourtant réside dans les apparentes contradictions de l'Evangile de Jean :
- Jn 16, 15 : "Tout ce qu'a le Père est à moi"
ou
- Jn 17, 10 : "Tout ce qui est à toi est à moi"
et
- Jn 7, 16 : "Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé ".
Augustin souligne que le Christ parle en tant que Dieu quand il déclare que son enseignement
est à lui et qu'il parle en tant que serviteur quand il déclare que ce même enseignement n'est
pas à lui. Mais il montre surtout :
"Quel est donc l'enseignement du Père sinon la Parole du Père ? Le
Christ est donc lui-même l'enseignement du Père puisqu'il est la Parole du Père. Mais puisque
la parole ne peut pas être la parole de personne, mais la parole de quelqu'un, il dit que son
enseignement est à lui puisqu'il n'est autre que lui-même et il dit qu'il n'est pas à lui
puisqu'il est la Parole du Père." (Tract. 34,3)
Augustin va reprendre et développer cela quelques semaines plus tard :
"Il avait déjà dit dans un autre passage : Mon enseignement n'est
pas à moi, mais il est de celui qui m'a envoyé [Jn 12, 44-45]. Nous avons compris alors
qu'il disait que son enseignement est la Parole du Père qu'il est lui-même et qu'en disant :
Mon enseignement n'est pas à moi, mais il est de celui qui m'a envoyé il voulait
signifier qu'il n'était pas de lui-même, mais qu'il avait quelqu'un de qui il était. Il est en
effet Dieu de Dieu, le Fils du Père, tandis que le Père n'est pas Dieu de Dieu, mais Dieu, le
Père du Fils. Ce qu'il dit maintenant : Celui qui croit en moi, ce n'est pas en moi
qu'il croit, mais en celui qui m'a envoyé, comment allons-nous le comprendre sinon
en ce sens qu'il apparaissait homme aux hommes alors que Dieu leur était caché ? et, de peur
que les hommes ne pensent qu'il était seulement ce qu'ils voyaient, voulant être cru tel que
le Père et aussi grand que lui, il dit : Celui qui croit en moi, ce n'est pas en moi
qu'il croit, c'est-à-dire en ce qu'il voit, mais en celui qui m'a envoyé,
c'est-à-dire dans le Père. Mais celui qui croit dans le Père, il est nécessaire qu'il croie
qu'il est Père, il est nécessaire qu'il croie qu'il a un Fils et, par conséquent, il est
nécessaire qu'il croie dans le Fils.
[…] Et celui qui me voit voit celui qui m'a envoyé [Jn 12, 35]. Est-ce qu'il a dit :
Celui qui me voit, ce n'est pas moi qu'il voit, mais celui qui m'a envoyé, comme il avait dit :
Celui qui croit en moi, ce n'est pas en moi qu'il croit, mais en celui qui m'a envoyé ?
C'est qu'il a dit ces dernières paroles pour qu'on ne croie pas qu'il est seulement le Fils de
l'homme, mais il a dit les autres pour qu'on croie qu'il est égal au Père. Celui qui croit en
moi, dit-il, ne croit pas en ce qu'il voit de moi, mais il croit en celui qui m'a envoyé.
Ou bien, quand il croit dans le Père qui m'a engendré son égal, qu'il ne croie pas en moi tel
qu'il me voit, mais qu'il croie en moi comme il croit en celui qui m'a envoyé, car il est si
vrai qu'il n'y a aucune différence entre lui et moi que celui qui me voit voit celui qui m'a
envoyé. (Tract. 54, 2, vol. 73B, pp. 377-381)
On retrouve cette question complexe des rapports du Père et du Fils tout au long de
l'Evangile de Jean, et donc tout au long du commentaire d'Augustin : Cf. par exemple le temps
qu'il consacre au commentaire de Jn 5, 19 :
"En vérité, en vérité, je vous le dis,
le Fils ne peut faire de lui-même
rien qu'il ne voie faire au Père :
ce que fait celui-ci
le Fils le fait pareillement."
Augustin explique qu'"être homme et voir ne coïncident pas dans l'homme" : on peut être des
hommes qui ne voient pas" Car l'homme existe sans voir et, quand il commence à voir, on
l'appelle un homme qui voit. Voir n'est donc pas pour lui la même chose qu'être homme, car,
si voir était identique à être homme, il n'existerait jamais que des hommes qui voient"
(Tract. 21, 4, p. 275). En revanche pour le Fils, voir le Père est la même chose qu'être Fils :
" En est-il ainsi du Fils ? Non pas. Il n'y a jamais eu de temps où le
Fils aurait existé sans voir et après lequel il serait devenu voyant, mais voir le Père, c'est
pour lui être Fils. Pour nous, en effet, quand nous nous détournons vers le péché, nous perdons
notre illumination et, quand nous nous tournons vers Dieu, nous recevons l'illumination, car
la Lumière qui nous illumine est autre chose que nous qui sommes illuminés. Mais la Lumière
qui nous illumine ne se détourne jamais d'elle-même, elle ne cesse jamais de luire puisqu'elle
est la Lumière.
Le Père montre donc ce qu'il fait au Fils de telle sorte que le Fils voit tout dans le Père
et que le Fils est tout dans le Père. En voyant il est né et en naissant il voit. Mais il n'y a
jamais eu de temps où il n'était pas né et après lequel il a pris naissance, de même qu'il
n'y a jamais eu de temps où il ne voyait pas et après lequel il a commencé à voir, mais, pour
lui, du fait même qu'il voit, de ce fait il est, de ce fait il est né, de ce fait il demeure
dans l'existence, de ce fait il ne change pas, de ce fait il subsiste sans commencement ni fin.
Il ne faut donc point comprendre, au sens charnel, que le Père est assis, qu'il fait une œuvre,
qu'il la montre au Fils et que le Fils voit l'œuvre du Père et la reproduit dans un autre lieu
ou avec une autre matière. Car tout par lui a été fait et sans lui rien n'a été
fait. La Parole du Père est le Fils ; Dieu n'a rien dit sans le dire en son Fils, car,
en disant dans le Fils
ce qu'il allait faire par le Fils, il a engendré ce même Fils par lequel il ferait tout."
(Tract. 21, 4, pp. 277-279)
Et Augustin continue : pour le Père, faire est la même chose que
montrer (Jn 5, 20 : "Car le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait. Il lui montrera des
œuvres plus grandes encore que celles-ci : vous en serez stupéfait."). Tentative de formuler
une fois de plus le mystère de l'union du Père et du Fils :
"Ce que le Père montre au Fils, il ne le reçoit pas du dehors ; tout se
passe à l'intérieur, puisqu'aucune créature n'existerait au-dehors si le Père ne l'avait faite
par le Fils. Toute créature a été faite par Dieu ; avant d'être faite, elle n'existait pas.
Ce n'est donc pas une fois faite qu'elle a été vue et retenue dans la mémoire pour que le Père
la montre au Fils comme la mémoire à la pensée, mais le Père l'a montrée à faire, le Fils l'a
vue à faire et, en la montrant, le Père l'a faite puisqu'il l'a faite par le Fils qui la voyait.
Il ne faut donc pas s'émouvoir de ce qu'il est dit : S'il ne le voit faire au Père
[Jn 5, 19], et non : S'il ne voit le Père lui montrer : cela signifie, en effet, que, pour le
Père faire est la même chose que montrer, pour que l'on comprenne dès lors que le Père fait
tout par le Fils qui voit. Ces deux actes de montrer et de voir ne relèvent pas du temps :
puisqu'en effet tous les temps ont été créés par le Fils, ils ne pourraient pas évidemment
lui être montrés à faire en quelque temps. L'acte de montrer du Père engendre l'acte de voir
du Fils, comme le Père engendre le Fils. C'est l'acte de montrer qui engendre l'acte de voir, non
l'acte de voir qui engendre l'acte de montrer. Si nous pouvions avoir un regard plus pur et plus
parfait, nous découvririons peut-être que le Père n'est autre que son acte de montrer et que le
Fils n'est autre que son acte de voir." (Tract. 23, 11, vol. 72, pp. 389-391).
c) Les miracles du Christ
C'est dans le Tract. XXIV, 1-2 (pp. 405-409, vol. 72) qu'est faite la plus importante
réflexion théologique sur les miracles du Christ :
- D'abord il s'agit de manifestations visibles de la puissance divine : ils nous rappellent
que Dieu est sans cesse agissant dans l'univers, mais si Augustin reconnaît que ces miracles
furent nécessaires comme preuves de la divinité, il ne veut pas trop insister sur le caractère
"prodigieux".
- En revanche, et surtout, les miracles du Christ transmettent un enseignement qu'il importe
aux croyants de découvrir : gestes de la Parole incarnée, "œuvres qui parlent", signes à
déchiffrer comme des lettres pour en connaître le message…
"Les miracles opérés par notre Seigneur Jésus Christ sont évidemment des
œuvres divines et, en partant du visible, ils exhortent l'esprit de l'homme à avoir
l'intelligence de Dieu. En effet, comme Dieu n'est pas une nature qu'on puisse voir avec les
yeux et que les miracles par lesquels il dirige l'univers et gouverne toute la création ont
tellement perdu de leur valeur à force d'être répétés que presque plus personne ne daigne
faire attention à ce que Dieu opère d'admirable et d'étonnant en chaque graine de semence, il
s'est réservé dans sa miséricorde d'accomplir en temps opportun certaines œuvres en dehors du
cours habituel et de l'ordre de la nature afin que ceux qui n'ont plus de considération pour
les merveilles de tous les jours s'étonnent en en voyant, non pas de plus grandes, mais
d'insolites. Gouverner le monde entier est en effet un miracle plus grand que de rassasier
cinq mille hommes avec cinq pains, et pourtant, alors que personne n'admire ces merveilles,
les hommes admirent le miracle, non parce qu'il est plus grand, mais parce qu'il est rare. Qui
en effet maintenant encore nourrit l'univers, sinon celui qui crée les moissons à partir de
quelques grains ? Le Christ a donc agi en tant que Dieu : de la même manière en effet qu'il
multiplie les moissons à partir de quelques grains, il a dans ses mains multiplié les cinq
pains, car la puissance se trouvait entre les mains du Christ et ces cinq pains étaient comme
des semences, non pas certes confiées à la terre, mais multipliées par celui qui a créé la
terre." (Tract. XXIV, 1, pp. 405-407).
Ce que les miracles nous disent du Christ :
"Il ne suffit pas pourtant de nous arrêter à cet aspect dans les miracles
du Christ. Interrogeons les miracles eux-mêmes pour savoir ce qu'ils nous disent du Christ,
car, si on les comprend, ils possèdent leur propre langage. En effet, puisque le Christ est
la Parole de Dieu, un acte même de la Parole est pour nous une parole. Ce miracle dont nous
avons entendu dire à quel point il était grand, cherchons donc à découvrir encore à quel point
il est profond : ne nous réjouissons pas seulement de son apparence extérieure, scrutons
encore sa profondeur, car ce prodige dont nous admirons les dehors porte au dedans de lui un
enseignement." (Tract XXIV, 2, p. 409).
Exemples : la multiplication des pains (Tract. XXIV, 3, sq), le paralytique (Tract 17),
l'aveugle-né (Tract. 44), etc.
A retenir : les miracles ne sont pas tant des preuves de l'existence de Dieu, du Christ
comme Fils de Dieu, que surtout l'occasion d'un approfondissement spirituel, d'une avancée dans
le mystère de Dieu. Il ne s'agit pas de comprendre pour croire, insiste Augustin, mais en fait
d'abord de croire :
"La compréhension est la récompense de la foi. Ne cherche donc pas à
comprendre pour croire, mais crois afin de comprendre, parce que si vous ne croyez pas,
vous ne comprendrez pas [Is 7, 9]." (Tract. XXIX, 6, p. 707).
d) Le Christ pasteur
(1)
: Il nous arrivera cependant de citer à l'occasion un passage de ces
Commentaires sur les Psaumes ou Enarationes in Psalmos.

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