"Le voici maintenant le temps de la grâce, le voici le jour du salut : c'est avec ces paroles que saint Paul, invite [les chrétiens de Corinthe et nous-mêmes : 2 Co 6, 2, citant Esaïe 49,8] à entrer résolument en ce temps de Carême, où nous voudrions nous rendre plus proches de Dieu, et où Dieu, bien avant nous, nous attend déjà pour revivre avec nous la Pâque de son Fils.
Les dispositions avec lesquelles il convient d'y entrer, le prophète Joël [2, 12-13] les a décrites à l'aide d'une image suggestive : "Déchirez vos coeurs, et non vos vêtements". Déchirer ses vêtements était, pour les anciens, un geste symbolique pour exprimer des sentiments de deuil ou de repentir. Or, pour le prophète, ce n'est pas ce geste extérieur, aussi fort soit-il, qui compte aux yeux de Dieu. Ce dernier attend une autre déchirure : celle du coeur. L'image rejoint celle qui, en d'autres passages de l'Ecriture exprime des sentiments analogues, toujours liés à une démarche de conversion : la brisure du coeur : "D'un coeur brisé et humilié, tu n'auras pas de mépris, Seigneur", chantait David [Ps 50, 19].
Attention, cependant ! Ce n'est pas à nous de briser notre coeur, le risque serait trop gros. C'est Dieu qui nous le brisera, patiemment, progressivement, très doucement, et même amoureusement, à longueur de jours et d'années, à travers des épreuves, des tentations, des contrariétés de toutes sortes, que nous n'aurons pas à inventer nous-mêmes, mais qu'il faudra accueillir de sa main, comme les signes de sa grâce, comme des sacrements qui contiennent déjà mystérieusement les réalités de Pâques. Et dont il faudra rendre grâce."
... en offrant ces souffrances avec la joie de l'Esprit Saint et la joie d'un désir spirituel, précise André Louf, qui cite saint Benoît, avant de continuer :
"Joie et désir sont les indices qui ne trompent pas de la grâce de l'Esprit Saint qui est à l'oeuvre dans notre coeur, lorsque l'Esprit prend lui-même en mains cette salutaire "brisure du coeur", sans risque d'illusion de notre part ou de casse irrémédiable.
L'évangile nous a signalé une deuxième disposition pour accueillir la grâce sans risques, en étant assurés qu'elle est vraiment la grâce de Dieu, et non pas une chimère au service de notre narcissisme congénital, si difficile à guérir : celle du secret. Prier, jeûner un peu plus, se priver pour partager avec les autres, si nous les pratiquions pour être vus par les autres, seraient invisibles au regard de Dieu. Car Dieu ne voit que ce que nous faisons dans le secret, lorsque nous nous enfermons derrière la porte de notre chambre : "Le Père qui voit dans le secret, te le revaudra."
C'est ainsi que Dieu nous offre ce Carême, et nous y invite, et c'est sa grâce à lui qui nous y accompagne, mais "dans le secret", cachés aux yeux des autres, et parfois même à nos propres yeux. Nous ne pouvons prévoir ce qui nous y attend, comment Dieu y brisera notre coeur, avec infiniment de douceur et d'amour, comme fut aussi brisé le coeur de son Fils, qui un jour connut l'angoisse extrême et fut triste jusqu'à en mourir, comme lui-même le confessera (Mc 14, 34), afin qu'un coeur nouveau puisse en ressusciter avec lui, au matin de Pâques."
(Dom André Louf : Homélie sur Mt 6, 1-6. 16-18 : "La brisure du coeur", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2017, pp. 72-73.)
Dom André Louf (1929-2010) a été Abbé de la trappe du Mont des Cats pendant trente-cinq ans. Ses écrits sont devenus des classiques de la vie intérieure, et l'ont fait connaître comme l'un des maîtres spirituels du christianisme contemporain. En 1998, il s'établit à Sainte-Lioba (Monastère à Simiane, près d'Aix-en-Provence et de Marseille) pour vivre enfin dans la solitude et le silence d'un ermitage, l'attente de toute sa vie : un face-à-face dans l'intimité avec Dieu.
Dans cet ouvrage préparé par Charles Wright, avec une préface de Benoît Standaert (Ermitage Saint-Antoine, Malmedy, Belgique) et une postface ("André Louf, mon ami et mon maître...") d'Enzo Bianchi (le Fondateur de Bose), sont livrés, pour la méditation de tous, plusieurs sermons de l'année B, recueillis quand il prêchait parfois le dimanche parmi les moines et moniales du Monastère de Sainte-Lioba (Simiane, dans les Bouches-du-Rhône en France). Une nourriture spirituelle majeure pour tous les temps...