Dom André Louf

La liturgie du coeur, Méditations à Sainte-Lioba, III, extrait

"Dieu n'est pas au bout de nos efforts".

"Seront-ils nombreux, ceux qui seront sauvés ? [question renvoyant à Luc 13, 22-30]...
[...] Avez-vous remarqué que Jésus ne donne aucune réponse à la question telle qu'elle avait été formulée. C'est nous, pour ne pas nous sentir frustrés, qui essayons souvent d'en lire une entre les lignes, une réponse conforme à ce que nous espérons, et plus souvent à ce que nous redoutons. Jésus ne dit pas qu'il y aura beaucoup de sauvés ou de damnés, ni peu de sauvés ou peu de damnés. Il ne dit même pas qu'il y aura des damnés, mais il ne dit pas non plus qu'il n'y en aura pas. [...] Beaucoup de disciples sincères de Jésus se trompent de chemin, et ne trouvent pas, ou mettent beaucoup de temps, parfois toute une vie par ailleurs plutôt correcte, à trouver la bonne porte. Car elle est étroite, cette porte, c'est-à-dire difficile à trouver, à peine visible en comparaison du chemin large et facile qui la contourne, mais qui trompe (Mt 7, 13-14). Peu la reconnaissent et peu la traversent, ou seulement sur le tard.
Ils étaient cependant extrêmement bien intentionnés. C'est très sincèrement et conscients de leurs mérites, et presque de leurs droits, qu'ils rappelleront au maître de la maison tous leurs exploits de jadis lorsqu'ils frapperont en vain sur la porte qui leur aura été fermée : ils ont accompagné Jésus, ils ont mangé et bu avec lui, ils étaient auprès de lui lorsqu'il enseignait sur leurs places. Ils ont déployé tant de bonne volonté, ils le savent et s'en souviennent. Et cependant, Jésus ne les reconnaît pas. Car l'unique chose qui aurait été nécessaire, la porte étroite, ils ne l'ont pas trouvée.
Leur déception a dû ressembler à celle éprouvée par Marthe devant le reproche que Jésus lui fit si gentiment, alors qu'elle vient de rappeler devant lui tout le dévouement dont elle fait montre pour bien le recevoir. Dévouement bien intentionné, sans aucun doute, mais, au fond, superflu. Elle pensait être la première par le mérite, et elle est la dernière. Car une seule chose était nécessaire, et c'est l'autre soeur qui l'a trouvée, et tout le reste lui est donné par surcroît (Luc 10, 38-42).
Même déception sans doute chez le pharisien qui s'était vanté dans sa prière de sa conduite, non seulement irréprochable, mais même exceptionnellement généreuxe : longues prières, jeûnes fréquents, aumônes bien plus importantes que n'en faisaient les autres. Il était en droit de se croire sur le bon chemin, large et aplani, qui devait le mener sûrement au but. Et cependant il se fourvoyait. Il visait trop loin et trop haut. La porte étroite lui avait échappé. Il était passé à côté. Lui aussi pensait être parmi les premiers, et le voilà à peine parmi les derniers (Lc 18, 9-14).
Mais alors, où est-elle, cette porte étroite ? Pour avoir la réponse, il nous faut interroger un autre personnage de l'Evangile, qui ici-bas faisait sûrement partie des derniers, et qui termina le premier, devançant tous les autres au paradis : le bon larron (Luc 23, 39-43). Non seulement il faisait partie des derniers, mais surtout il le savait et le reconnaissait : "Nous, nous avons mérité notre condamnation", dira-t-il à son compagnon d'infortune. Et il ne se contenta pas de l'avouer, mais il confia son aveu à Jésus, crucifié à côté de lui : "Souviens-toi de moi quand tu reviendras comme roi." La porte étroite, c'est cela : se reconnaître faible et pécheur, n'avoir plus droit à rien, sinon à l'infinie miséricorde de Jésus.
Mais sans doute que le bon larron n'aurait jamais pu trouver la porte s'il ne s'était pas trouvé à côté de Jésus, sur la croix ; si Jésus lui-même n'était pas venu à sa rencontre, n'avait accepté de s'abaisser aussi profondément, de descendre dans l'abîme de sa misère, de côtoyer sa déchéance de crucifié, et d'être lui-même pendu sur le bois, compté parmi les malfaiteurs, comme Isaïe l'avait annoncé (Is 53, 10).
Car la porte étroite, c'est en fin de compte Jésus en personne. Lui-même l'avait annoncé : "Je suis la porte, si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé, il entrera et sortira, et trouvera de quoi se nourrir (Jn 10,9). Cette porte étroite est surtout basse, très basse, et il faut être tout petit pour la franchir : "Si vous ne devenez pas comme de tout petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume" (Mt 18, 3).

(Dom André Louf : "Dieu n'est pas au bout de nos efforts", Homélie pour le 21e dimanche du temps ordinaire, 2001, in La liturgie du coeur - Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator, pp. 198-200).

Dom André Louf (1929-2010) a été Abbé de la trappe du Mont des Cats pendant trente-cinq ans. Ses écrits sont devenus des classiques de la vie intérieure, et l'ont fait connaître comme l'un des maîtres spirituels du christianisme contemporain. En 1998, il s'établit à Sainte-Lioba (Monastère à Simiane, près d'Aix-en-Provence et de Marseille) pour vivre enfin dans la solitude et le silence d'un ermitage, l'attente de toute sa vie : un face-à-face dans l'intimité avec Dieu.

Dans cet ouvrage préparé par Charles Wright, sont livrés, pour la méditation de tous, plusieurs sermons de l'année C, recueillis quand il prêchait parfois le dimanche parmi les moines et moniales du Monastère. Une nourriture spirituelle majeure...