Dom André Louf

S'abandonner à l'amour

"Le lieu intérieur du martyre caché".

(Homélie pour le 12e dimanche du temps ordinaire, Année A.)

""Ne craignez pas les hommes" (Mt 10, 26), doit dire Jésus [à ses disciples]. Des hommes qui méditent même leur mise à mort,et cela précisément à cause de Jésus, puisque c'est au coeur de cette épreuve que le disciple sera affronté à un choix : confesser Jésus, ou renier Jésus.
Cet affrontement est inéluctable, tout autant que le salut qui va s'ensuivre, au-delà de tout ce que nous aurions pu imaginer. Mais il reste inéluctable. Malgré toute nos réussites provisoires et rassurantes, pour un temps, nous serons acculés un jour, chacun à sa façon unique, à traverser l'épreuve décisive, comme l'ont fait tous les grands témoins de Jésus. Et le mot français de "témoin", nous le savons, est la traduction du mot grec martus : martyr. "Ne soyez pas étonnés si le monde vous hait, dira Jésus, puisque c'est d'abord moi qu'il a haï. Le disciple n'est pas au-dessus de son maître."
Sans nous en apercevoir, nous essaierons toujours un peu à éviter ou à retarder cet affrontement avec le monde. Nos expédients sont variés. Ne convient-il pas d'entretenir de bonnes relations avec le monde pour être en mesure de négocier un jour avec lui, à notre avantage, si besoin il y avait ? N'est-il pas plus sage de ne pas le choquer inutilement, de ne pas l'enuyer avec des comportements un peu trop évangéliques qu'il ne comprendrait pas, ou qu'il prendrait comme des reproches ? Cela, nous le faisons d'autant plus facilement, et j'ajouterais même légitimement, que le monde et la culture dans lesquels nous évoluons ont ét longuement imprégnés par l'Evangile, ce qui est encore largement le cas aujourd'hui, du message évangélique [Dom Louf écrit en 1999]. Comme il est rassurant de retrouver dans le monde quelque écho du message évangélique : les droits de l'homme et des peuples, par exemple, la suppression de la peine de mort, les crimes contre l'humanité, la guerre dite "propre", la présomption d'innocence, la démocratie même, si elle est correctement jouée : ce sont là des avancées récentes de notre monde, qui doivent beaucoup, peut-être tout, à l'Evangile. Réjouissons-nous-en. A un monde pareil, dont l'apparence est de plus en plus innocente, correcte, presque chrétienne, nous pardonnerions volontiers tout le reste, qui demeure cependant manifestement en désaccord avec les paroles de Jésus. D'ailleurs, plus le monde prend une apparence chrétienne, plus grand devient le risque que s'offusque à nos yeux la limite précise où, malgré toute notre bonne volonté, malgré toute notre diplomatie, malgré un sincère dialogue avec lui, le monde et l'Evangile seront toujours quelque part irréconciliables, et cela irrémédiablement.
Grâce à Dieu, les persécutions, qui n'ont pas manqué non plus à notre siècle, et leur cortège de martyrs, viennent nous le rappeler périodiquement, en ces endroits du monde où l'affrontement est poussé jusqu'à l'extrême. Ce ne sera peut-être, ou même probablement, pas notre cas. Mais à défaut du martyre sanglant, auquel l'Eglise ne veut pas que l'on s'expose témérairement, il reste à découvrir pour chacun de nous un endroit d'affrontement secret, un lieu de martyre caché, où les paroles de Jésus se vérifieront aussi pour nous. Un martyre que nous ne pourrons traverser qu'en faisant aveuglément confiance à l'amour de Jésus qui l'a traversé avant nous : "Tous les cheveux de votre tête sont comptés, et aucun ne tombe par terre sans que votre Père ne le sache. N'ayez pas peur" (Mt 10, 29-31)."

(Dom André Louf, [1999] "Le lieu intérieur du martyre caché", in S'abandonner à l'amour Méditations à Ste-Lioba I, Salvator, 2017 : pp. 160-161).

Dans ce texte qui date d'un peu plus de 20 ans, on est sans doute amené, en 2021, à se poser davantage de questions... Une réflexion autour de ce texte pourrait être intéressante dans un groupe... Est-ce que les éléments du christianisme qui marquaient la culture en France en 1999, tels qu'évoqués par Dom Louf, demeurent aussi présents aujourd'hui, demeurent une "évidence", devrait-on dire ? Les épreuves traversées, la mise à l'écart de certains hommes ou de certaines femmes, même très proches de nous, à travers de grandes évolutions sociétales et culturelles, de même que la récente pandémie dite du "covid-19", les difficultés même parfois à en parler en vérité, la peur surtout qui traverse largement et, en bien des lieux, toute notre humanité, rendent sans doute encore plus précieuses les paroles de Jésus à ses disciples, mais peut-être supposent-elles un autre commentaire que celui de Dom Louf... Essayons en groupes d'y réfléchir, de relire ce texte, et de le compléter en nous-même, pour nous-mêmes, hommes et femmes du XXIe siècle bien commencé, en l'analysant avec d'autres contemporains, pour notre "aujourd'hui" !

Dom André Louf (1929-2010) a été Abbé de la trappe du Mont des Cats pendant trente-cinq ans. Ses écrits sont devenus des classiques de la vie intérieure, et l'ont fait connaître comme l'un des maîtres spirituels du christianisme contemporain. En 1998, il s'établit à Sainte-Lioba (Monastère à Simiane, près d'Aix-en-Provence et de Marseille) pour vivre enfin dans la solitude et le silence d'un ermitage, l'attente de toute sa vie : un face-à-face dans l'intimité avec Dieu.