Quelques textes pour une méditation de Carême

Anastase du Sinaï

Aujourd’hui le Seigneur a vraiment été vu sur la montagne ; aujourd’hui la nature depuis Adam, jadis créée semblable à Dieu mais obscurcie par les figures informes des idoles, a été transfigurée en l’ancienne beauté de l’homme créé à l’image et ressemblance de Dieu (Gn 1, 26) ; aujourd’hui sur le mont Thabor est mystérieusement apparue la condition de la vie future et du Royaume de joie ; aujourd’hui, sur la montagne, les hérauts antiques de l’ancienne et de la nouvelle alliance se sont rassemblés de façon extraordinaire autour de Dieu, porteurs d’étonnants mystères ; aujourd’hui, sur le mont Thabor, le mystère de la croix qui vivifie par la mort a été esquissé : tout comme il fut crucifié entre deux hommes sur le mont du Crâne, ainsi apparut-il divinement entre Moïse et Elie.

Et la fête d’aujourd’hui révèle cet autre SinaÏ, montagne combien plus précieuse par ses merveilles et ses événements, et qui dépasse les visions divines figurées et obscures du Sinaï par ses théophanies correspondantes. Autant sur le Sinaï les symboles furent dépeints en figure, autant sur cette montagne du Thabor éclate la vérité. Là, c’est l’orage, mais ici, c’est le soleil ; là, les ténèbres, ici, la nuée lumineuse. D’un côté la Loi du décalogue, de l’autre côté, le Verbe préexistant à toute parole.

(Anastase du Sinaï : Sermon sur la Transfiguration, 5-6, in L’année en fêtes, Migne, Paris, 2000, p. 487)

Ambroise de Milan

N'ayons pas peur si nous avons gaspillé en plaisirs terrestres le patrimoine de dignité spirituelle que nous avons reçu. Le Père a remis au Fils le trésor qu'il avait. La fortune de la foi ne s'épuise jamais. Aurait-on tout donné, on possède tout, n'ayant pas perdu ce que l'on a donné. Ne redoute pas que le Père refuse de t'accueillir : car "Dieu ne prend pas plaisir à la perte des vivants" (Sag., I, 13). Il viendra en courant au-devant de toi, il se penchera sur toi — car "le Seigneur redresse ceux qui sont brisés" (Ps. 145, 8) — il te donnera le baiser, qui est gage de tendresse et d'amour, il te fera donner robe, anneau, chaussures. Tu en es encore à craindre un affront, il te rend ta dignité. Tu as peur du châtiment, il te donne un baiser. Tu as peur des reproches, il te prépare un festin.

Mais il est temps d'expliquer la parabole même.

Un homme avait deux fils ; et le plus jeune lui dit : donne-moi ma part de fortune. Vous voyez que le patrimoine divin se donne à ceux qui demandent. Et ne croyez pas que le père soit en faute pour avoir donné au plus jeune : il n'y a pas de bas-âge pour le Royaume de Dieu, et la foi ne sent pas le poids des ans. En tout cas celui qui a demandé s'est jugé capable ; et plût à Dieu qu'il ne se fût pas éloigné de son père ! il n'aurait pas éprouvé les inconvénients de son âge. Mais une fois parti à l'étranger — c'est donc justice que l'on gaspille son patrimoine quand on s'est éloigné de l'Eglise — après, dit-il, qu'ayant quitté la maison paternelle il fut parti à l'étranger, dans un pays lointain... . Qu'y a-t-il de plus éloigné que de se quitter soi-même, que d'être séparé non par les espaces, mais par les mœurs, de différer par les goûts, non par les pays, et les excès du monde interposant leurs flots, d'être distant par la conduite ? Car quiconque se sépare du Christ s'exile de la patrie, est citoyen du monde. Mais nous autres "nous ne sommes pas étrangers et de passage, mais nous sommes citoyens du sanctuaire, et de la maison de Dieu" (Éphés., II, 19) ; car "éloignés que nous étions, nous avons été rapprochés dans le sang du Christ" (Ib., 13). Ne soyons pas malveillants envers ceux qui reviennent du pays lointain, puisque nous avons été, nous aussi, en pays lointain, comme l'enseigne Isaïe : "Pour ceux qui résidaient au pays de l'ombre mortelle, la lumière s'est levée" (Is., IX, 2). Le pays lointain est donc celui de l'ombre mortelle ; mais nous, qui avons pour souffle de notre visage le Seigneur Christ (Lam., IV, 20), nous vivons à l'ombre du Christ ; et c'est pourquoi l'Eglise dit : "J'ai désiré son ombre, et je m'y suis assise" (Cant., II, 3). — Donc celui-là, vivant dans la débauche, a gaspillé tous les ornements de sa nature : alors vous qui avez reçu l'image de Dieu, qui portez sa ressemblance, gardez-vous de la détruire par une difformité déraisonnable. Vous êtes l'ouvrage de Dieu ; ne dites pas au bois : "Mon père, c'est toi" (Jér., II, 27) ; ne prenez pas la ressemblance du bois, puisqu'il est écrit : "Que ceux qui font les (idoles) leur deviennent semblables" (Ps. 113, 2, 8) !

Il survint une famine en cette contrée : famine non des aliments, mais des bonnes œuvres et des vertus. Est-il jeûnes plus lamentables ? En effet, qui s'écarte de la parole de Dieu est affamé, puisque "l'on ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu" (Lc, IV,4). S'écartant de la source on a soif, s'écartant du trésor on est pauvre, s'écartant de la sagesse on est stupide, s'écartant de la vertu on se détruit. Il était donc juste que le fils vînt à manquer, ayant délaissé les trésors de la sagesse et de la science de Dieu (Col., II, 3) et la profondeur des richesses célestes. Il en vint donc à manquer et à sentir la faim, parce que rien ne suffit à la volupté prodigue. On éprouve toujours la faim quand on ne sait se combler des aliments éternels. Il alla donc s'attacher à un des citoyens : celui qui s'attache est pris au filet, et il semble que ce citoyen soit le prince de ce monde. Bref il est envoyé à sa ferme — celle dont l'acheteur s'excuse du Royaume (Lc, XIV, 18 et ci-dessus) — et il fait paître les porcs : ceux-là sans doute dans lesquels le diable demande à entrer, ceux qu'il précipite dans la mer de ce monde (Matth., VIII, 32), ceux qui vivent dans l'ordure et la puanteur. Et il souhaitait, est-il dit, se garnir le ventre de glands : car les débauchés n'ont d'autre souci que de se garnir le ventre, leur ventre étant leur dieu (Phil., III, 19). Et quelle nourriture convient mieux à de tels hommes que celle qui est, comme le gland, creuse au-dedans, molle au-dehors, faite non pour alimenter, mais pour gaver le corps, plus pesante qu'utile ? Il en est qui voient dans les porcs les troupes des démons, dans les glands la chétive vertu des hommes vains et le verbiage de leurs discours qui ne peuvent être d'aucun profit : par une vaine séduction de philosophie et par le tintamarre sonore de leur faconde ils font montre de plus de brillant que d'utilité quelconque.

Mais de tels agréments ne sauraient durer : aussi "personne ne les lui donnait" : c'est qu'il était dans la région où il n'y a personne, parce qu'elle ne contient pas ceux qui sont. Car "toutes les nations sont comptées pour rien" (Is., XL, 17) ; mais il n'y a que Dieu pour "rendre la vie aux morts et appeler ce qui n'est pas comme ce qui est" (Rom., IV, 17). Et revenant à lui, il dit : que de pains ont en abondance les mercenaires de mon père ! Il est bien vrai qu'il revient à lui, s'étant quitté : car revenir au Seigneur, c'est se retrouver, et qui s'éloigne du Christ se renie. Quant aux mercenaires, qui sont-ils ? N'est-ce pas ceux qui servent pour le salaire, ceux d'Israël ? Ils ne poursuivent pas ce qui est bien par zèle pour la droiture ; ils sont attirés non par le charme de la vertu, mais par la recherche de leur profit. Mais le fils, qui a dans le cœur le gage du Saint-Esprit (II Cor., I, 22), ne recherche pas les profits mesquins d'un salaire de ce monde, possédant son droit d'héritier. Il existe aussi des mercenaires qui sont engagés pour la vigne. C'est un bon mercenaire que Pierre — Jean, Jacques — à qui on dit : "Venez, je ferai de vous des pêcheurs d'hommes" (Matth., IV, 19). Ceux-là ont en abondance non les glands, mais les pains : aussi bien ont-ils rempli douze corbeilles de morceaux. O Seigneur Jésus, si vous nous ôtiez les glands et nous donniez les pains ! car vous êtes l'économe dans la maison du Père ; oh ! si vous daigniez nous engager comme mercenaires, même si nous venons sur le tard ! car vous engagez même à la onzième heure, et vous daignez payer le même salaire : même salaire de vie, non de gloire ; car ce n'est pas à tous qu'est réservée la couronne de justice, mais à celui qui peut dire : "J'ai combattu le bon combat" (II Tim., IV, 7 ssq.). Je n'ai pas cru devoir me taire sur ce point, parce que certains, je le sais, disent qu'ils réservent jusqu'à leur mort la grâce du baptême ou la pénitence. D'abord comment savez-vous si c'est la nuit prochaine qu'on vous demandera votre âme (Lc, XII, 20) ? Et puis, pourquoi penser que n'ayant rien fait tout vous sera donné ? Admettons qu'il y ait une seule grâce, un seul salaire : autre chose est le prix de la victoire, celui auquel tendait, non sans raison, Paul qui, après le salaire de la grâce, poursuivait encore le prix pour le gagner (Phil., III, 14), sachant que si le salaire de grâce est égal, la palme n'appartient qu'au petit nombre.

(Traité sur l’Evangile de St Luc, PL 15, col. 1755 sq).

Il est normal que nous éprouvions la faim, alors que nous sommes si loin de toi, Seigneur ! Il est normal que dans notre éloignement nous ayons soif et faim de Toi sans qui rien ne peut exister. Fils prodigues, ô combien ! nous errons à la recherche d'un peu de nourriture, mais nous ne trouvons rien, loin de Toi...

Quand éprouverons-nous suffisamment cette faim pour revenir, pour revenir vers Toi qui nous a créés ? Vers Toi qui nous aime toujours, alors que nous ne t'aimons plus, ou si mal, si peu...?

La route est longue pour le fils, la marche est lente, et il rumine : "Acceptera-t-il même de m'accueillir comme le dernier des derniers, moi qui ai tout dilapidé, qui reviens les mains vides ?" - Mais c'est parce que tu as les mains vides que le Père t'accueillera encore et toujours. Tu as déchargé tes mains des fardeaux et maintenant il peut tout te donner ; tu es enfin prêt à recevoir !

L'attente était longue pour le Père, mais il n'a jamais cessé d'attendre. Il est là sur le chemin, guettant l'horizon, et quand il voit son fils au loin, il court... Oui, il court, ses jambes ne sont plus lasses d'un amour déçu, son coeur a gardé toute sa jeunesse car il aime, et que son coeur bat à la vue de son fils, le portant vers lui pour l'embrasser. Et la rencontre a lieu, le père prend son fils dans ses bras, le sert contre lui, et le misérable qui se demandait si le père allait même donner les chiens contre lui, ne le reconnaissant pas dans ce vagabond perdu, ne peut même pas achever la phrase qu'il avait préparée. "J'ai péché contre le ciel et contre toi"... Cette phrase est arrêtée sur ses lèvres par l'amour infini du père. La fête peut commencer, la fête pour celui qui était perdu et qui est retrouvé, pour celui qui était mort et qui est revenu à la vie. La joie est plus grande alors dans la maison du père pour un seul qui se repent que pour ceux qui n'ont pas besoin de pardon.

Retour pour relire Ambroise de Milan

Léon le Grand

"Le Seigneur découvre sa gloire devant les témoins qu'il a choisis, et il éclaire d'une telle splendeur cette forme corporelle qu'il a en commun avec les autres hommes que son visage a l'éclat du soleil et que ses vêtements sont aussi blancs que la neige.

Par cette transfiguration il voulait avant tout prémunir ses disciples contre le scandale de la croix et, en leur révélant toute la grandeur de sa dignité cachée, empêcher que les abaissements de sa passion volontaire ne bouleversent leur foi.

Mais il ne prévoyait pas moins de fonder l'espérance de l'Eglise, en faisant découvrir à tout le corps du Christ quelle transformaton lui serait accordée ; ses membres se promettaient de partager l'honneur qui avait resplendi dans leur chef.

Le Seigneur lui-même avait déclaré à ce sujet, lorsqu'il parlait de la majesté de son avènement : Alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Et l'Apôtre Saint Paul atteste lui aussi : J'estime qu'il n'y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire que le Seigneur va bientôt révéler en nous. Et encore : Vous êtes morts avec le Christ, et votre vie reste cachée avec lui en Dieu. Quand paraîtra le Christ qui est votre vie, alors, vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire. Cependant, pour confirmer les Apôtres et les introduire dans une complète connaissance, un autre enseignement s'est ajouté à ce miracle.

En effet, Moïse et Elie, c'est-à-dire la Loi et les Prophètes, apparurent en train de s'entretenir avec le Seigneur. Ainsi, par la réunion de ces cinq hommes s'accomplirait de façon certaine la prescription : Toute parole est garantie par la présence de deux ou trois témoins.

Qu'y a-t-il donc de mieux établi, de plus solide que cette parole ? La trompette de l'Ancien Testament et celle du Nouveau s'accordent à la proclamer ; et tout ce qui en a témoigné jadis s'accorde avec l'enseignement de l'Evangile.

Les écrits de l'une et l'autre Alliance, en effet, se garantissent mutuellement ; celui que les signes préfiguratifs avaient promis sous le voile des mystères, est montré comme manifeste et évident par la splendeur de sa gloire présente. Comme l'a dit saint Jean en effet : Après la Loi communiquée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. En lui s'est accomplie la promesse des figures prophétiques comme la valeur des préceptes de la Loi, puisque sa présence enseigne la vérité de la prophétie, et que sa grâce rend praticables les commandements. [...]

Que la foi de tous s'affermisse avec la prédicatation de l'Evangile, et que personne n'ait honte de la croix du Christ, par laquelle le monde a été racheté.

Que personne donc ne craigne de souffrir pour la justice, ni ne mette en doute la récompense promise ; car c'est par le labeur qu'on parvient au repos, par la mort qu'on parvient à la vie. Puisque le Christ a accepté toute la faiblesse de notre pauvreté, si nous persévérons à le confesser et à l'aimer, nous sommes vainqueurs de ce qu'il a vaincu et nous recevons ce qu'il a promis. Qu'il s'agisse de pratiquer les commandements ou de supporter l'adversité, la voix du Père que nous avons entendue tout à l'heure doit retentir sans cesse à nos oreilles : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis tout mon amour ; écoutez-le !."

(Homélie pour le 2e dimanche de Carême, 51, 3-4,8)

"Il voulait prémunir..." : le Seigneur veut nous prémunir contre la tristesse, il veut nous prémunir contre la souffrance... Il veut que sa beauté soit notre joie, que sa gloire (joie lumineuse de Dieu) soit aussi notre gloire. Mais combien souvent nous recevons la lumière pour nous complaire dans les oeuvres d'obscurité ! "La lumière qui éclaire tout homme..." Puisse-t-elle, cette lumière être la joie de notre coeur, la joie de notre corps... Ne savons-nous pas que notre corps de baptisé est lumineux lui aussi ? Transfigurés avec le Christ pourquoi ne laissons-nous pas apparaître notre lumière aux yeux du monde, puisqu'elle est SA lumière, au lieu de dissimuler cette lumière par nos enfermements ?

Le Carême n'est pas un temps de tristesse, mais un temps où progressivement se révèle la lumière de la Résurrection pour qu'éclate à Pâques la gloire de Dieu aux yeux du monde. Mais cette lumière éclaire déjà l'horizon. Elle peut déjà irradier nos coeurs et nos corps si nous ne nous fermons pas à l'éclat de Dieu, insoutenable pour ceux qui se détournent, transfigurant pour ceux qui, comme Jacob, acceptent le corps à corps.

Persévérons dans l'espérance, tandis que retentit la voix du Père, et contemplons, même si c'est encore comme dans un miroir, la lumière de Dieu...

Retour pour relire Léon le Grand

St Jean Chrysostome

"Le Christ nous a confié le ministère de la réconciliation"(1). Paul fait ressortir la grandeur des Apôtres en nous montrant quel ministère leur a été confié en même temps qu’il manifeste de quel amour Dieu nous a aimés. Après que les hommes eurent refusé d’entendre celui qu’il leur avait envoyé, Dieu n’a pas fait éclater sa colère, il ne les a pas rejetés. Il persiste à les appeler par lui-même et par les Apôtres. Qui donc ne s’émerveillerait devant tant de sollicitude ? Ils ont égorgé le Fils venu les réconcilier, lui l’unique et le consubstantiel ; le Père ne s’est pas détourné des meurtriers, il n’a pas dit : je leur avais envoyé mon Fils, et non contents de ne pas l’écouter, ils l’ont mis à mort et ils l’ont crucifié ; désormais, il est juste que je les abandonne. C’est le contraire qu’il a fait, et le Christ ayant quitté la terre, c’est nous qui sommes chargés de le remplacer. "Il nous a confié le ministère de la réconciliation", car Dieu lui-même était dans le Christ se réconciliant le monde, ne tenant aucun compte de leur iniquité.
Quel amour, qui surpasse toute parole et toute intelligence ! Qui était l’insulté ? Lui-même, Dieu. Et qui a fait le premier pas vers la réconciliation ? C’est lui. "Et il nous a confié le ministère de la réconciliation". Ne pensez pas que ce pouvoir réside en nous, nous n’en sommes pas les ministres : c’est Dieu qui a tout fait et qui s’est réconcilié le monde par son Fils unique. Et ce qu’il y a d’admirable ce n’est pas seulement que le monde soit ainsi uni à lui, mais qu’il le soit de manière si intime, "ne tenant aucun compte de leur iniquité". Si Dieu avait voulu nous en demander compte, en effet, nous étions perdus, puisque "tous étaient morts". Malgré le si grand nombre de nos péchés, il ne nous a pas frappés de sa vengeance, mais encore il s’est réconcilié avec nous ; non content de nous abandonner notre dette, il l’a même tenue pour rien. Ainsi devons-nous pardonner à nos ennemis si nous voulons obtenir nous-mêmes ce large pardon : "Il nous a confié le ministère de la réconciliation."
Nous venons donc pour une œuvre pénible, mais pour faire de tous les hommes des amis de Dieu. Puisqu’ils n’ont pas écouté, nous dit le Seigneur, continuez à les exhorter jusqu’à ce qu’ils en viennent à la foi. De là ce qui suit : "Nous remplissons une ambassade pour le Christ, c’est comme si Dieu vous exhortait par notre bouche. Nous vous en supplions au nom du Christ, réconciliez-vous avec Dieu." Dieu ne se borne pas à vous exhorter par son Fils, il vous exhorte aussi par nous, investis que nous sommes du même ministère. Que pourrait-on comparer à un si grand amour ? Après que nous avons payé ses bienfaits par des outrages, loin de nous châtier, il nous a donné son Fils pour nous réconcilier avec lui. Or, ceux qui le reçurent ne voulurent pas de sa réconciliation et ils le firent mourir. Il envoya d’autres ministres pour les exhorter et, par leur voix, c’était toujours lui qui demandait : "Réconciliez-vous avec Dieu." (Jean Chrysostome : Homélie XI sur la première Epître aux Corinthiens, 2-3)

Pour nous réconcilier avec Dieu (qui lui, ne s’est jamais détourné de nous), c’est d’abord avec nos frères qu’il faut nous réconcilier. Ce n’est pas pour rien que le Christ a chargé les hommes du "ministère de la réconciliation" !
Tant que nous ne sommes pas réconciliés entre nous (alors que nous nous voyons, nous nous parlons, nous pouvons nous embrasser…), comment pouvons-nous prétendre être réconciliés avec Dieu (que nous ne voyons pas) ? Si c’est de Dieu que vient tout amour, toute réconciliation, comment pouvons-nous rester sourds à cet appel et à cet amour infini, alors qu’il nous a confié à nous-mêmes le ministère de la réconciliation !
"Quand donc tu présentes ton offrande à l'autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande." (Mt 5, 23-24)
Le Carême, époque de jeûne, de partage, de prière, n'est-il pas précisément à cause de tout cela l'occasion fondamentale de notre réconciliation avec ceux qui nous ont offensés ou ... que nous avons offensés ? Ouvrons les yeux sur ceux que nous aimons mal, ou que nous n'aimons pas. Et partageons avec eux cet amour de Dieu, source de toute réconciliation.

Retour pour relire Jean Chrysostome

(1) 2 Co 5, 18-21 : "Et le tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec Lui par le Christ et nous a confié le ministère de la réconciliation. Car c'était Dieu qui dans le Christ se réconciliait le monde, ne tenant plus compte des fautes des hommes, et mettant en nous la parole de la réconciliation. Nous sommes donc en ambassade pour le Christ; c'est comme si Dieu exhortait par nous. Nous vous en supplions au nom du Christ: laissez-vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n'avait pas connu le péché, Il l'a fait péché pour nous, afin qu'en lui nous devenions justice de Dieu."


St Grégoire de Nazianze

Tu dois savoir d'où vient pour toi l'existence, le souffle, l'intelligence et, ce qu'il y a de plus précieux, la connaissance de Dieu ; l'espérance du Royaume des cieux [...] et celle de contempler la gloire que tu vois aujourd'hui de manière obscure, comme dans un miroir, mais que tu verras demain dans toute sa pureté et son éclat. D'où vient que tu sois fils de Dieu, héritier avec le Christ et, j'oserai le dire, que tu sois toi-même un dieu ? D'où vient tout cela, et par qui ?

Ou encore, pour parler de choses moins importantes, celles qui se voient : qui t'a donné de voir la beauté du ciel, la course du soleil, le cycle de la lune, les astres innombrables et, en tout cela l'harmonie et l'ordre, qui les conduisent ainsi, à la manière d'une lyre bien accordée ?

Qui donc t'a donné la pluie, l'agriculture, les aliments, les arts, l'administration, les lois, la cité, une vie civilisée, des relations familières avec tes semblables ? D'où vient que, parmi les animaux, certains sont apprivoisés et domestiqués, tandis que d'autres fournissent ta nourriture ? Qui t'a établi seigneur et roi de tout ce qui vit sur la terre ? Qui donc, pour arrêter là cette énumération, t'a donné tout ce qui fait de toi un homme, supérieur à toutes les autres créatures ?

N'est-ce pas celui qui, avant toute chose et en retour de tous ses dons, te demande d'aimer les hommes ? Est-ce que nous ne serions pas méprisables si, après tout ce qu'il nous donne de fait ou en espérance, nous ne lui apportions pas cette seule chose : aimer les hommes ? Alors que lui, notre Dieu et notre Seigneur, n'a pas honte d'être appelé notre Père, allons-nous renier nos frères ?

Non, mes frères et mes amis, ne soyons pas les gérants malhonnêtes des biens qui nous ont été confiés. Ne risquons pas d'entendre saint Pierre nous dire : "Ayez honte, vous qui retenez le bien d'autrui. Imitez l'équité de Dieu, et il n'y aura plus de pauvre."

Ne nous donnons pas tant de peine pour amasser et conserver quand d'autres souffrent la peine de la pauvreté ; car autrement nous subirions les malédictions et menaces acerbes du prophète Amos qui commencent ainsi : Ecoutez bien, vous qui dites : Quand donc la fête de la nouvelle lune sera-t-elle passée pour que nous puissions vendre, et le sabbat, pour que nous puissions ouvrir nos magasins ?[...]

Pratiquons nous-mêmes cette loi sublime et primordiale de Dieu, qui fait pleuvoir pour les justes et les pécheurs et qui fait lever son soleil également pour tous. Il déploie pour tous les immenses étendues de la terre en friche, les sources, les fleuves et les forêts ; aux oiseaux il donne l'air, et l'eau à toutes les bêtes aquatiques. Il donne généreusement les ressources nécessaires à la vie de tous ; celles-ci ne sont pas confisquées par les puissants, limitées par une loi, rationnées. Elles sont communes, abondantes et par conséquent Dieu les offre sans que personne soit frustré. Car il veut honorer par cette égalité dans ses dons l'égale dignité de la nature, et montrer toute la générosité de sa bienfaisance.
(Grégoire de Nazianze, Homélie sur l'Amour des Pauvres, 14, 23-25)

Cet appel à être généreux, comme Dieu est généreux avec toutes ses créatures, peut-il être entendu convenablement à notre époque ? Certes, nous sommes toujours prêts à donner un peu de notre superflu, mais qui est prêt à partager ce qui lui est nécessaire ? C'est précisément à cela que l'on reconnaît le don fait avec amour, la marque de l'amour dans le don : donner à notre frère ce que nous aimons, ce qui est bon pour nous, et non plus ce qui ne nous sert à rien. A côté des biens matériels, n'est-il pas souvent plus difficile de donner du temps, un peu de notre temps, ce temps qui nous apparaît souvent comme la chose la plus précieuse, ce temps après lequel nous courons, ce temps qui nous permettra d'avoir des loisirs jugés si nécessaires à notre santé, à notre équilibre... Et si notre "loisir" c'était l'autre, si c'était notre frère qui est accablé par la misère, la souffrance, la désespérance - ce qui fait qu'il ne peut plus avoir de loisirs, et qu'il ne reçoit même pas la parole susceptible de le remettre debout ?

A l'entrée de ce nouveau Carême, ne pouvons-nous pas pour un temps (le temps d'en prendre l'habitude, comme une seconde nature ?), regarder tous les biens dont Dieu nous comble, cesser de construire avec efforts et d'amasser égoïstement les biens que nous jugeons les plus précieux pour nous, accepter de les recevoir de Lui... Dans ce même mouvement, nous pourrons réévaluer ce qui est absolument "nécessaire" pour nous. Nous pourrons alors nous dire que ce qui est nécessaire pour nous pourrait être nécessaire pour l'autre, être le plus beau cadeau que nous pourrions faire à notre prochain. C'est ainsi qu'on donne vraiment avec amour, que l'on donne de l'amour...

Retour pour relire Grégoire de Nazianze

Autres textes pour le Carême