Dom André Louf

"La liturgie du coeur"(Toussaint). in S'abandonner à l'amour.

"La liturgie du Ceour"

"... nous sommes fils de Dieu, dit saint Jean, mais il y a en nous quelque chose de plus, présentement caché, qui ne sera révélé que plus tard, lorsque Jésus se manifestera et que nous pourrons enfin le voir. Alors, nous dit saint Jean, nous lui serons semblable, parce que nous le verrons tel qu'il est.
Ce Jésus-là, le Jésus en gloire de la fin des temps, est invisible pour l'instant. Et cependant la lumière de sa gloire commence déjà à faire pâlir le ciel de notre nuit terrestre. Une aube se fait proche. C'est ce que Jésus nous explique par les Béatitudes de l'Evangile. L'aube se fait proche dans tous les saints d'ici-bas, nous compris, qui, à notre insu et sans en voir les effets, sommes déjà réellement fils de Dieu.
C'est sur la montagne des Béatitudes que Jésus dessine les contours de cette sainteté nouvelle, comme Moïse l'avait fait pour l'Ancien Testament, à partir du Sinaï, dans les dix commandements. Ceux-ci ne sont nullement abolis aujourd'hui. Il y a cependant une différence énorme entre celles-là et ceux-ci. Non seulement parce que les Béatitudes sont plus exigeantes que les commandements, mais surtout parce qu'il nous faut les gérer tout différemment. Les commandements, nous les connaissons bien. Tous les jours, nous nous colletons avec eux, si l'on peut dire. Il nous faut lutter pour les garder vaille que vaille, et pas toujours avec un succès évident. Ils sont notre combat quotidien, et nécessaire, car nous avons encore un pied dans l'Ancien Testament. C'est normal. Mais l'autre pied est déjà dans le Nouveau Testament. En fait, nous sommes à cheval sur les deux. Et c'est avec l'autre pied que nous tombons déjà sous le régime de la Loi nouvelle, et donc des Béatitudes. Or celles-ci, à la différence des commandements, ne peuvent être l'objet d'une lutte pour les garder à tout prix. Car elles ne sont pas des commandements. Elles sont seulement, je dirais, des indices, des symptômes de cette vie nouvelle, et déjà céleste, qui a commencé à éclore en nous, les signes que nous sommes déjà, à notre insu, fils de Dieu, possédant dès ici-bas, en Jésus à qui nous ressemblons toujours davantage, un quelque chose au ciel.
Qui voudrait "observer les Béatitudes" comme on réalise un programme ou comme on garde des commandements s'attellerait à une tâche impossible. Il va presque sûrement les contrefaire jusqu'à tomber dans le ridicule. Les Béatitudes dépassent infiniment nos capacités. Elles se manifesteront cependant un jour dans notre vie, un peu à la fois, à leur heure, qui sera l'heure de Dieu. Elles ne seront pas le fruit de nos efforts, mais un don de la grâce. La plupart du temps, elles resteront même cachées pour celui en qui elles se réaliseront. Comme disait un ancien Père du désert : "Les choses de Dieu viennent d'elles-mêmes".
Mais c'est par elles aussi que nous possédons dès à présent un quelque chose au ciel, et que nous partageons réellement les splendeurs de la liturgie céleste que les textes d'aujourd'hui célèbrent. [...] Comme le disait encore le même Père du Désert : "Au plus profond du plus profond de notre coeur, se trouve une échelle, et en haut de cette échelle, il y a une porte : une porte qui, derrière elle, s'ouvre sur le ciel". Ce n'est pas un pied que nous avons déjà au ciel - ce serait trop dire -, mais c'est le ciel que nous possédons déjà dans notre coeur."

(Dom André Louf : "La liturgie du coeur. (Toussaint) ", in S'abandonner à l'amour, Méditations à Ste-Lioba, Salvator, 2017, pp. 240-241).

Dom André Louf (1929-2010) a été Abbé de la trappe du Mont des Cats pendant trente-cinq ans. Ses écrits sont devenus des classiques de la vie intérieure, et l'ont fait connaître comme l'un des maîtres spirituels du christianisme contemporain. En 1998, il s'établit à Sainte-Lioba (Monastère à Simiane, près d'Aix-en-Provence et de Marseille) pour vivre enfin dans la solitude et le silence d'un ermitage, l'attente de toute sa vie : un face-à-face dans l'intimité avec Dieu.