Guigues II le Chartreux, prieur de la Chartreuse, est mort, semble-t-il en 1188. On a au total assez peu d'écrits que l'on ait pu identifier comme étant de lui. Mais dans cette magnifique "Lettre sur la vie contemplative", il explique à un disciple ce qu'il appelle l'Echelle des Moines, et qui correspond à la pratique monastique que l'on propose maintenant plus fréquemment dans l'Eglise sous le nom de "lectio divina". Il distingue quatre degrés dont le dernier est la contemplation.
On lira avec bonheur l'intégralité du texte, au-delà des extraits que nous citons ici, où il s'efforce de décrire les états par lesquels l'âme passe jusqu'à la rencontre de Dieu dans la contemplation ; il dépeint alors les signes de la venue de la grâce, le "signe de la visite du Seigneur" :
II. Un jour, pendant le travail manuel, je commençai à penser à l'exercice spirituel de l'homme, et tout à
coup s'offrirent à la réflexion de mon esprit quatre degrés spirituels : lecture, méditation,
prière(1), contemplation.
C'est l'échelle des moines, qui les élève de la terre au ciel. Certes, elle a peu d'échelons ; elle est immense pourtant
et d'une incroyable hauteur. Sa base repose sur la terre, son sommet pénètre les nuées et scrute les secrets des cieux
[Gn 28, 12]. Les degrés sont divers en noms et en nombre, et ils sont distincts également en ordre et en importance. Si
quelqu'un étudie avec soin l'efficacité de chacun d'eux sur nous, leurs mutuelles différences et leur hiérarchie, il y
trouvera tant d'utilité et de douceur qu'il estimera court et facile tout le labeur et l'application [Gn 29, 20] dépensés
sur cet objet.
La lecture est l'étude attentive des Ecritures, faite par un esprit appliqué. La méditation est une opération de
l'intelligence, procédant à l'investigation studieuse d'une vérité cachée, à l'aide de la propre raison. La prière est
une religieuse application du coeur à Dieu pour éloigner des maux ou obtenir des biens. La contemplation est une certaine
élévation en Dieu de l'âme attirée au-dessus d'elle-même et savourant les joies de la douceur éternelle. Ayant décrit
les quatre échelons, il nous reste à voir leurs offices à notre égard.
C'est à l'étude du rôle de chacun des degrés que va s'employer Guigues :
Guigues va alors, avec beaucoup de délicatesse, proposer un exemple personnel d'entrée progressive dans la méditation, puis dans la prière jusqu'à la contemplation, à partir de la phrase "Bienheureux les corps purs car ils verront Dieu".
Guigues nous introduit, avec beaucoup de pudeur et de douceur, dans les effets de la contemplation et les signes de la venue de la grâce :
VII. Par de tels mots brûlants l'âme enflamme son désir, elle montre ainsi l'état auquel elle est parvenue, par ces incantations elle appelle son Epoux. Or le Seigneur, dont le regard se pose sur les justes, et qui non seulement écoute leurs prières, mais se rend attentif au coeur même de la prière, n'attend pas que celle-ci soit tout à fait achevée. Il interrompt cette prière au milieu de son cours ; il se présente à l'improviste, il se hâte de venir à la rencontre e l'âme qui le désire, baigné de la rosée d'une céleste douceur, oint des parfums les plus précieux ; il recrée l'âme fatiguée, il nourrit celle qui a faim, il rassasie son aridité, il lui fait oublier tout le terrestre, il la vivifie en la mortifiant par une oubli d'elle-même, et en l'enivrant la rend sobre. Comme dans certains actes charnels l'âme est à ce point vaincue par la concupiscence de la chair qu'elle en perd tout usage de la raison et que l'homme devient quasi tout charnel, de même à l'inverse, dans cette contemplation supérieure, les mouvements de la chair sont à ce point absorbés et dominés par l'âme que la chair ne contredit en rien à l'esprit et que l'homme devient quasi tout spirituel.
VIII. Mais Seigneur, comment découvrirons-nous le moment où vous faites ces merveilles, et quel sera le signe de votre visite ? Les soupirs et les larmes sont-ils les messager et les témoins de cette consolation et de cette joie ? S'il en est ainsi, c'est là une antiphrase nouvelle, un signe inusité. Quel rapport, en effet, enre la consolation et les soupirs, entre la joie et les larmes ? Mais peut-on dire que ce sont des larmes ? N'est-ce pas plutôt l'abondance débordante de la rosée intérieure infusée d'en-haut, l'ablution de l'homme extérieur, indice de la purification intérieure ? Au baptême des petits enfants, la purification de l'homme intérieur est figurée et signifiée par l'ablution extérieure. Ici, au contraire, de l'ablution intérieure procède la purification extérieure. O heureuses larmes, par lesquelles sont lavées les taches intérieures, sont éteints les incendies allumés par nos péchés ! "Bienheureux, vous qui pleurez ainsi, car vous rirez [Mt 5, 5]." - En ces larmes, ô mon âme, reconnais ton Epoux, embrasse le Désiré, enivre-toi maintenant du torrent de délices [Ps 35, 8], aspire le lait et le miel du sein de la consolation [Is 66, 11] Ces soupirs et ces larmes sont les admirables petits présents et les douceurs que t'a décernés et conférés ton Epoux. En ces larmes, il t'a apporté un breuvage à pleine mesure [Ps 79, 6]. Elles sont pour toi un pain de jour et de nuit [Ps 41, 4], le pain qui fortifie le coeur de l'homme [Ps 103, 15], plus doux que le miel qui découle des rayons [Ps 18, 11]. - O Seigneur Jésus, si elles sont douces à ce point, les larmes excitées par votre souvenir et votre désir, combien douce sera la joie contenue dans votre claire vision ? S'il est si doux de pleurer pour vous, combien sera-t-il doux de jouir de vous !...
La souffrance quand l'Epoux dérobe son visage, quand il faut bien reprendre le cours de la vie quotidienne, ne se fait pas attendre après de telles délices. Mais Guigues le Chartreux nous explique que c'est pour notre plus grand bien que Dieu nous fait attendre :
X - Ne crains rien, ô épouse, ne désespère pas, ne te crois pas méprisée, si pour un peu de temps l'Epoux te dérobe son visage. Tout cela concourt à ton bien [Ro 8, 28] ; le départ comme la venue de l'Epoux sont un gain pour toi. Il est venu pour toi, et c'est encore pour toi qu'il se retire. Il est venu pour ta consolation, il se retire par prudence, pour que la grandeur de la consolation ne t'enorgueillisse pas [II Co 12, 7], de peur que si lui, l'Epoux, demeurait toujours avec toi, tu ne commences à mépriser tes compagnes et que tu n'attribues cette consolation, non plus à la grâce, mais à la nature. Or cette grâce est donnée quand le veut l'Epoux et à qui il veut ; elle n'est point possédée comme par droit héréditaire. Selon un proverbe commun, "une trop grande familiarité engendre le mépris". L'Epoux s'est donc retiré de crainte d'être méprisé s'il est trop assidu. Absent, qu'il soit désiré davantage ; désiré, qu'il soit cherché avec plus d'ardeur ; longtemps cherché, qu'il soit enfin trouvé avec plus de joie. En outre, si la consolation ne manquait jamais - bien qu'au regard de la gloire future qui sera révélée en nous [Ro 8, 18], elle soit seulement confuse et partielle [I Co 13, 12] - nous penserions peut-être que nous avons ici-bas la cité permanente et nous chercherions moins la cité future [Hb 13, 14]. Pour que nous ne prenions pas l'exil pour la patrie, ou les arrhes pour la récompense complète, l'Epoux est venu de temps en temps et il est reparti, tantôt apportant la consolation, tantôt l'échangeant pour le lit tout entier douloureux d'un malade [Ps 40, 4]. Il nous a permis de goûter un peu de temps combien grande est sa douceur [Ps 33, 9], mais avant que nous l'ayons pleinement ressentie, il s'est dérobé. Ainsi il nous provoque à prendre notre vol, en voletant au-dessus de nous les ailes presque étendues [Dt 32, 11], comme s'il disait : Voilà que vous avez un peu goûté ma suavité et ma douceur [I P 2, 3], mais si vous voulez être pleinement rassasiés de cette douceur, courez à ma suite à l'odeur de mes parfums [Ct 1, 3], haussez vos coeurs jusque là où je suis, à la droite du Père [Ac 7, 55]. Là vous me verrez [Jn 16, 19], non plus en figure et en énigme, mais face à face [I Co 13, 12], "et votre coeur sera rempli de joie, et votre joie, nul ne pourra vous la ravir [Jn 16, 22]."
Dans la récapitulation finale, Guigues montre la nécessité des quatre temps et justifie leur déroulement ordonné :
XII - ... la lecture se présente la première, comme le fondement ; elle fournit un sujet et nous conduit à la méditation. La méditation recherche plus attentivement ce qu'il faut désirer ; en creusant [Prov 2, 4], elle découvre le trésor [Mt 13, 44] et le montre ; mais comme elle ne peut le saisir par elle-même, elle nous conduit à la prière. La prière, s'élevant de toutes ses forces vers Dieu, demande le trésor désirable : la suavité de la contemplation. La contemplation, en survenant, récompense le labeur des trois premiers degrés ; elle enivre de la rosée d'une céleste douceur l'âme altérée. - La lecture est un exercice externe, la méditation est un acte de l'intelligence intérieure, l'oraison un désir, la contemplation un dépassement au-dessus de tout sens. Le premier degré est celui des commençants, le second des progressants, le troisième des fervents, le quatrième des bienheureux.
XIV - [...] Nous pouvons déduire de tout cela que la lecture sans méditation est aride, la méditation sans lecture est sujette à l'erreur, la prière sans méditation est tiède, la méditation sans prière est sans fruit. La prière faite avec ferveur obtient la contemplation, mais le don de la contemplation sans la prière est rare ou miraculeux...
** Extraits tirés de Guigues II le Chartreux, Lettre sur la vie contemplative (l'Echelle des moines). Douze méditations, Le Cerf, "Sources chrétiennes", n° 163 ; extraits pris dans les pp. 83-123)
(1)
On ne sera pas surpris de voir traduit la plupart du temps ici par le mot prière, ce que les traités modernes, présentant la "lectio divina", rendent le plus souvent par "oraison" : le terme latin, chez Guigues comme chez les divers auteurs spirituels anciens, est bien "oratio" (qui est normalement traduit par "prière" en français). Si l'on a tendance aujourd'hui à voir dans l'oraison une variété de "prière", cette opposition moderne - et peut-être malheureuse ? - est liée au développement, dans la pratique ecclésiale des temps modernes, de temps de prière pour des pratiquants peu fervents, impliquant récitations/répétitions de paroles apprises par coeur qui sont bien éloignés de ce que dès lors nous appelons oraison !