Homélies sur les Béatitudes
de St Grégoire de Nysse (v. 335-395)
(extraits)

Pourquoi ne pas profiter du Carême, cette montée vers Pâques, pour lire ou relire les Homélies sur les Béatitudes de Grégoire de Nysse ?
Huit béatitudes dans l'Evangile de Matthieu, huit homélies : on proposera ici de courts extraits de chacune des homélies, pour monter de degré en degré sur l'échelle qui doit nous faire atteindre la joie parfaite.
Une homélie par semaine : une pour chacune des semaines du Carême (en commençant au mercredi des Cendres) et la huitième pour la semaine de Pâques, celle de l'accomplissement ; une fois les efforts terminés, seule reste la joie...

On a compris qu'il s'agit de monter vers Pâques, non pas dans la tristesse, mais dans la joie de la conversion... la conversion de ceux qui savent qu'ils sont désormais "fils de Dieu" et qui n'ont pas fini de découvrir le don que Dieu leur fait : ce "par-don", c'est-à-dire ce don sans limite, si l'on se rappelle le sens de "per" en latin. Nous oublions au fil des ans cet amour gratuit et infini de Dieu pour tous les hommes. Une fois par an, au moins, renouvelons-nous dans cet amour en convertissant notre coeur...

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1ère béatitude : "Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux" (Mt 5, 3)

"Commençons par contempler, commençons par expliquer les premières paroles : "Heureux les pauvres en esprit : le royaume des cieux est à eux". Si un homme cupide découvre un document qui lui indique la cachette d'un trésor, mais que l'endroit en question exige de ceux qui le convoitent sueur et effort, va-t-il renoncer à cause des difficultés, faire fi de l'aubaine, juger plus commode de ne s'imposer ni peine ni fatigue plutôt que de s'enrichir ? Ce n'est pas ainsi que se passent les choses, vous le savez bien. Mais il commence par convoquer ses amis. Il réunit de toutes parts tous les moyens qu'il peut, mobilise tous les ouvriers possibles pour conquérir le trésor caché.
Voilà le trésor, mes frères, dont parle l'Ecriture, mais la richesse se cache dans l'obscurité. Si nous aspirons à posséder l'or incorruptible, joignons les mains dans la prière, pour que le trésor se dévoile à nous : nous nous partagerons la découverte et chacun le possédera tout entier..."
(Grégoire de Nysse, 1ère Homélie sur Les Béatitudes, 2) (1).

Grégoire de Nysse, dans son œuvre Les Béatitudes, commente le passage de l'Evangile que l’on appelle le "Sermon sur le Montagne" (voir Mt 5, 3-10) en recourant à l’exemple d’une échelle, inspirée comme beaucoup de textes de la tradition chrétienne qui évoquent une échelle, par l'"Echelle de Jacob" (cf. Gn 28, 10-22). Nous voyons là, avec Grégoire comment c'est par la montée dans le désir que l'homme peut atteindre la joie parfaite ; cette présentation animée d’une dynamique intérieure, montre les "béatitudes" comme degrés d’une échelle qui mène de plus en plus vers Dieu, ce rocher escarpé, ce rocher trop élevé pour moi (Psaume 60, 3) (2).

2e béatitude : "Bienheureux les doux, parce qu’ils auront la terre en héritage." (Mt 5, 4)

"Ceux qui escaladent une échelle, quand ils ont franchi la première marche, prennent la deuxième, la seconde les mène à la troisième, puis la suivante, et ainsi de suite. Si bien qu’en montant progressivement, on s’élève de plus en plus et on finit par atteindre le sommet.
Où veut en venir cette entrée en matière ? Les degrés de la béatitude sont comprables aux diverses marches, me semble-t-il, et il est aisé d’en exposer la montée. Celui qui a atteint spirituellement le premier degré des béatitudes, en bonne logique, en entreprend le suivant, bien que, à première vue, cette affirmaton semble sonner étrangement. Un auditeur trouvera peut-être impossible d’atteindre, après le royaume des cieux, l’héritage de la terre. Il semblerait plus logique de partir de la terre vers le ciel, puisque notre ascension monte de l’une à l’autre.
Mais si notre réflexion nous élève jusqu’aux cieux, nous y trouvons la terre, qui est accordée en héritage à ceux qui ont mené une vie vertueuse. Si bien que l’ordre des béatitudes n’est pas perturbé, quand Dieu nous promet d’abord le royaume des cieux et ensuite la terre…"
(2e Homélie sur les Béatitudes, 1, p. 39).

Comme Grégoire de Nysse se méfie de la douceur (qui ressemble pour lui à l'indolence, la mollesse), il prend bien des précautions pour nous expliquer que la douceur évangélique est une montée, qu'elle s'oppose surtout à la chute vertigineuse et pernicieuse de celui qui glisse sur la pente du vice. Mais "comme le feu jette naturellement ses flammes vers le haut et ne se meut pas dans l'autre direction, la vertu, rapide et incisive, est toujours portée vers le haut et ne bouge pas dans l'autre direction." Et il insiste encore afin que nous ne trompions pas en restant dans l'impassibilité : "Le Seigneur ne déclare pas bienheureux ceux dont la vie est exempte de passions" (II, 3). IL ajoute même "Si la béatitude bannissait complètement toute passion et tout désir, la bénédiction serait inutile et inutilisable. Quel être de chair et de sang pourrait y parvenir ?".

Nous voilà prévenus : le Seigneur aime les êtres de passion, et non pas les faibles, les ternes et les indolents ; seule la force vive de celui qui désire peut l'aider à poursuivre la montée, et à se jeter en haut vers Dieu qui l'attire.
Comme le disait Augustin :

"Un corps, en vertu de son poids, tend à son lieu propre.
Le poids ne va pas forcément en bas mais au lieu propre.
Le feu tend vers le haut, la pierre vers le bas :
Ils sont menés par leur poids, ils s’en vont à leur lieu.
L’huile versée sous l’eau s’élève au-dessus de l’eau ;
L’eau versée sur l’huile s’enfonce au-dessous de l’huile :
Ils sont menés par leur poids, ils s’en vont à leur lieu.
S’il n’est pas à sa place, un être est sans repos :
Qu’on le mette à sa place et il est en repos.

Mon poids, c’est mon amour ;
C’est lui qui m’emporte où qu’il m’emporte.
Le don de toi nous enflamme et nous emporte en haut ;
Il nous embrase et nous partons
Nous montons les montées qui sont dans notre cœur
Et nous chantons le cantique des degrés."
(Les Confessions, XIII, ix, 10)

3e béatitude : "Bienheureux ceux qui pleurent parce qu'ils seront consolés." (Mt 5, 5)

"Ce ne sont pas les larmes que le Verbe appelle bienheureuses mais la connaissance du bien et la douceur de se savoir privé de ce qu’on cherche.
Cherchons donc quelle est cette lumière dont n’est pas illuminée la caverne de notre vie présente. Notre désir aspire-t-il peut-être à l’irréalisable ou à l’insaisissable ? Quelle ressource de réflexion possédons-nous pour scruter la nature de ce que nous cherchons ? Quel mot, quel langage nous fournit une conception adéquate de la lumière qui est au-dessus de nous ? Comment nommer ce que l’on ne peut voir, comment exprimer ce qui n’a pas de matière ? Comment montrer ce qui fuit le regard ? Comment cerner ce qui n’a pas de mesure ou de consistance corporelle ?
[…] Pour ne pas nous fatiguer en vain à consacrer notre discours à l’insaisissable, ne cherchons pas à scruter plus longtemps la nature des biens supérieurs, parce qu’il est difficile d’en avoir l’intelligence. Nous aurons du moins gagné de savoir que s’il est impossible de saisir ce que nous cherchons, nous avons du moins une idée de la grandeur de ce que nous cherchons. Plus nous avons conscience que le bien de sa nature échappe à notre recherche et plus nous nous attristons, parce que le bien dont nous sommes privés est si grand de par sa nature que même sa connaissance nous échappe.
[…] La satisfaction empêche d’espérer mieux. Qui ne cherche pas ne trouvera pas ce que seul le chercheur découvre. Voilà pourquoi le Verbe appelle la tristesse bienheureuse, non qu’elle le soit en elle-même mais par ce qu’elle fait sourdre en nous." ( 3e Homélie sur les Béatitudes, 3-5, pp. 51-52).

Le jeûne au sens de la privation de nourriture n’est pas possible pour tous, et il n'est d'aucune utilité s'il n'est pas accompagné de l'amour de nos frères et du nettoyage du coeur pour trouver le Chemin. Il est un jeûne, ouvert à tous, qui peut être offert à Dieu, et qui creuse notre cœur, le tourne vers l’affamé et vers celui qui pleure, alors que notre cœur éprouve aussi un manque intense. C’est ce jeûne du coeur, ce renoncement à soi, cet effacement momentané des désirs pour un désir plus grand. Si le jeûne pendant le Carême ne vide pas notre estomac, qu'il assoiffe au moins un moment notre cœur pour que, comme la Samaritaine qui a commencé a découvrir sa soif véritable en rencontrant Jésus (Jn 4), nous comprenions ce qui est la vraie soif de notre coeur.
Tout le monde peut faire l’expérience de ce renoncement à soi-même : renoncer alors, c’est, par exemple, offrir les occasions si fréquentes, qui pourraient nous rendre amers, où ceux dont nous attendons quelque chose, ne nous répondent pas, restent sourds ou dans l’indifférence, nous donnant même parfois le sentiment d’avoir été importuns en demandant. Nous n’avons pas eu tort de demander car le Seigneur a dit : "Demandez et l'on vous donnera; cherchez et vous trouverez ; frappez et l'on vous ouvrira." (Mt 7, 7). Mais notre demande n’a pas réussi à ouvrir un cœur, demeuré sec, tandis que c'est nous-même que nous cherchions.
C’est alors que commence de notre part le temps de la miséricorde. Il faut que nous comprenions vraiment ce que nous disons avec le Christ quand nous osons murmurer : "Père, pardonne leur car ils ne savent pas ce qu’ils font" (Lc 23, 33).
Nous ne pouvons vraiment prier que si nous avons jeûné et pardonné à nos frères. Toute autre prière adressée à Dieu est dépourvue de vérité : "Quand donc tu présentes ton offrande à l'autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande." (Mt 5, 23-24). Sans cette réconciliation du cœur nous sommes plus faux que ceux qui nous ont blessés. C’est quand notre cœur est purifié par le jeûne et la miséricorde que nous pouvons nous tourner en vérité vers le Seigneur, non pour lui demander l’attention du frère, mais pour lui demander l’Esprit Saint qui prie alors en nous en des gémissements ineffables (Rm 8, 26) et décape notre cœur trop plein de nous-même.

"Demandez et l'on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l'on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit ; qui cherche trouve ; et à qui frappe on ouvrira. Quel est d'entre vous l'homme auquel son fils demandera du pain, et qui lui remettra une pierre ? Ou encore, s'il lui demande un poisson, lui remettra-t-il un serpent ? Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux en donnera-t-il de bonnes à ceux qui l'en prient!" (Mt 7, 7-11)

4e béatitude : "Heureux ceux ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés." (Mt 5, 6)

"Quelle est donc cette justice ? C'est ce qu'il faut définir, je crois, pour que la révélation lumineuse de sa beauté éveille en nous le désir de la splendeur découverte. Il n'est pas possible de désirer ce que l'on ne connaît pas [...]
Quelle est donc la justice qui concerne tous les hommes ? C'est celle que tout homme peut désirer, quand il tourne ses regards vers la table de l'évangile : riche ou pauvre, serviteur ou maître, noble ou esclave, aucune situation n'accroît ni ne diminue la vraie justice.[...]
Divers et variés sont les objets qui s'offrent à nous et exercent une attraction sur notre nature. Il nous faut beaucoup de discernement pour distinguer les aliments qui sont utiles de ceux qui nous sont nocifs, et éviter de prendre comme nourriture pour notre âme ce qui lui apporte mort et ruine, au lieu de la vie.
[...] Si Jésus a eu faim, la faim peut être un bien, quand nous l'éprouvons comme lui. Si nous savons ce dont le Seigneur a faim, nous connaîtrons clairement la portée de cette béatitude qui nous est proposée maintenant. [...] De quoi s'agit-il ? Il nous faut avoir faim de notre propre salut. Comment entretenir en nous une pareille faim ? La Béatitude nous l'apprend : Celui qui désire la justice de Dieu a trouvé ce qui constitue le véritable désir. [...] Le désir de nourriture et le désir de boisson sont semblables, il existe pourtant une différence entre les deux. Aussi le Verbe nous prescrit-il d'aspirer au bien suprême, il qualifie d'heureux celui qui éprouve à la fois la faim et la soif de justice, parce que l'objet de notre désir est à même de satisfaire cette double aspiration. [...] Quand donc le Verbe dit que la justice est le fait de ceux qui ont une faim bienheureuse, il veut désigner toute espèce de vertu, il appelle également bienheureux celui qui a faim de frugalité, de courage, de sagesse et de tout ce qui contient le mot de vertu. Il n'est pas possible qu'un aspect de la vertu, isolé des autres, puisse à lui seul être désigné comme la vertu parfaite.[...] Si la justice ne comprenait pas tout, il ne pourrait exister un autre bien en dehors d'elle. Personne ne pourrait dire que la justice est inintelligente ou téméraire ou sans mesure ; on ne peut lui appliquer un qualificatif qui caractérise le vice. Si la justice exclut tout ce qui est mauvais, elle comprend tout ce qui est bien. Or le bien comporte tout ce qui est conforme à la vertu. La justice désigne donc toute forme de vertu, quand le Verbe appelle bienheureux ceux qui ont faim et soif et leur promet le rassasiement." [...] Le Seigneur nous apprend cette vérité merveilleuse : Seule la vertu demeure et rassasie. [...] Qui s'abandonne sans frein aux désirs, même s'il sacrifie à la volupté, ne peut pas éprouver un plaisir sans fin. Le plaisir de manger s'éteint en mangeant, le plaisir de boire en buvant. Toutes les autres jouissances ont besoin d'un laps de temps, au-delà du plaisir et de la satiété, pour sourdre à nouveau.
La possession de la vertu, par contre, une fois solidement établie, n'est ni limitée dans le temps, ni bornée par la satiété. A ceux qui règlent leur vie sur elle, elle apporte une sensation pure, sans cesse nouvelle, pleine et profonde, des joies qu'elle fournit. Voilà pourquoi Dieu, le Verbe, permet l'apaisement de leurs désirs à ceux qui ont cette faim-là, un apaisement qui avive la flamme du désir au lieu de l'étouffer..." (4e Homélie sur les Béatitudes, 2 - 6)

Nombreux sont les Pères qui nous invitent à ne jamais laisser s'éteindre notre désir, ce désir de la vie, d'abord, qui anime l'homme (qui est son "âme" comme on le dit quelquefois d'une autre façon) et qui révèle Dieu en lui : ce souffle qui a été donné au premier homme modelé dans la terre, ce souffle de Jésus sur ses apôtres après la résurrection (Jn 20, 22-23) et qui va les envoyer aux extrémités de la terre pour "dire Dieu". Enfin, la prière est là, nous dit Augustin, "pour exciter notre désir" et Ambroise écrit magnifiquement : "C’est à notre détriment qu’Adam a rassasié sa faim de la science du bien et du mal ; c’est pour notre profit que le Christ a enduré la faim."[au désert] (Sermon pour le premier dimanche de Carême extrait de Traité sur l’Evangile de St Luc).

Le Christ a soif et faim de l'homme. L'Evangile de la Samaritaine (Jn 4) qui est lu lors du 3e dimanche de Carême quand on accueille des catéchumènes dans une paroisse, nous dit comment Jésus a eu soif de la soif de cette femme ; à notre tour, ayons soif de la soif de tous ceux qui sont près de nous, sachons la réveiller quand ils sont prêts à tout abandonner, sachons la percevoir malgré nos aveuglements, et sachons surtout que la soif, loin d'être réservée aux croyants "officiels" de telle ou telle religion, se manifeste en chaque homme et tout au long de sa vie.

Comme le dit André Fossion, il doit être clair pour tous que "ces béatitudes n’impliquent pas une appartenance à telle ou telle religion ou conviction. L’Evangile des béatitudes s’adresse à tous et toutes. Il appartient, bien entendu, à la tradition chrétienne, mais il nous force à voir, au-delà de cette tradition, la puissance créatrice et salvifique de Dieu en tout être humain – de toute religion, conviction ou culture - dès lors qu’il les met en pratique ou, au moins, en a le désir." ("Annonce et proposition de la foi aujourd’hui. Enjeux et défis", (transcription d’une conférence donnée au grand séminaire de Milan le 26 avril 2012.)

A méditer en cette "année de la foi" et tout particulièrement pendant ce Carême, temps de jeûne et donc de réveil de la faim et de la soif, ce texte de St Colomban (v. 540-615):

"Frères bien-aimés, prêtez l'oreille à mes paroles, comme à quelque chose que vous avez besoin d'entendre ; et si votre âme a soif de la source divine dont je désire maintenant vous parler, attisez cette soif et ne l'éteignez pas. Buvez, mais ne soyez pas rassasiés. Car la source vivante nous appelle et la fontaine de vie nous dit : Que celui qui a soif vienne à moi et qu'il boive. Boire quoi ? Comprenez-le. Que le prophète vous le dise, que la source elle-même vous le déclare : Ils m'ont abandonné, moi, la source de vie, dit le Seigneur. Le Seigneur lui-même, Jésus Christ notre Dieu, est donc la source de vie, et c'est pourquoi il nous invite pour que nous le buvions. Le boit, celui qui l'aime ; le boit, celui qui se rassasie de la Parole de Dieu, qui l'aime et la désire assez vivement ; le boit, celui qui brûle d'amour pour la sagesse.
(Instructions spirituelles, 13, 1-2)

5e béatitude : "Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde." (Mt 5, 7)

"... la progression des béatitudes, les unes par rapport aux autres, nous prépare à nous approcher de Dieu, le bienheureux par excellence, fondement de toute béatitude.
Comme nous approchons de la sagesse par ce qui est sage, de la pureté par ce qui est pur, nous nous unissons au Bienheureux par la voie des béatitudes.
Or la béatitude appartient véritablement en propre à Dieu. Voilà pourquoi Jacob a dit que Dieu se dresse en quelque sorte au sommet de l'échelle. La participation aux béatitudes n'est donc rien d'autre que la communion avec la divinité, à laquelle le Seigneur nous conduit par ses paroles.
[...] La béatitude appelle l'homme à l'affection réciproque et à la compassion, à cause de l'inégalité et les différences des hommes, qui n'ont ni la même condition, ni la même constitution physique, ni les mêmes dispositions dans les divers domaines. La plupart du temps la vie nous offre des situations opposées : la puissance et l'esclavage, la richesse et la pauvreté, la mauvaise et la bonne santé, et toutes les autres différences.
Pour permettre à ceux qui sont dans le besoin d'arriver à égalité avec ceux qui ont d'abondantes ressources pour établir l'équilibre entre le trop et le trop peu, la compassion à l'endroit des plus pauvres est indispensable. Il n'est pas possible d'entreprendre de soulager la misère du prochain, si la pitié n'a pas attendri l'âme, de manière à lui en inspirer le désir. Car la compassion est l'opposé de la dureté. L'homme dur et brutal est inaccessible à son entourage, l'homme compatissant et miséricordieux partage avec ceux qui souffre, il s'unit à eux dans l'objet de leurs aspirations...
(5e Homélie sur les Béatitudes, 1 - 2).

Il nous est parfois difficile d'avoir de la compassion pour ceux qui sont faibles, d'être miséricordieux et pleins d'amour avec ceux dont les insuffisances nous irritent ! Nous les plaignons, et que de condescendance dans cette fausse attention que nous leur prêtons.
Pensons-nous alors parfois à l'amour total que Dieu a pour eux ? Ne sentons-nous pas le contraste entre cet amour de Dieu pour tous, pour les plus pauvres et les plus faibles en priorité, et notre compassion qui frôle très souvent le mépris ? Nous nous comportons souvent comme le pharisien de l'Evangile qui remercie Dieu (oui, il ose même rendre grâce !) de ne pas être comme le publicain qui n'ose s'avancer et qui implore la miséricorde de Dieu. Croyons-nous que nous aussi nous n'avons pas besoin de cette miséricorde ? Trop sûrs qu'elle nous est accordée au nom de nos mérites, alors qu'elle nous est donnée par grâce (parce que l'amour de Dieu est gratuit et n'attend pas nos mérites - qu'il risquerait d'attendre longtemps !), nous ne pensons même pas à implorer Dieu.
Pourquoi implorer Dieu, pourquoi demander alors qu'il sait ce qui nous est nécessaire ? Comme l'explique Augustin, il ne s'agit pas de dire à Dieu ce que nous désirons (comme s'il pouvait l'ignorer), mais bien plutôt d'exciter notre désir par la prière : "Dieu notre Seigneur ne veut pas être informé de notre désir, qu'il ne peut ignorer. Mais il veut que notre désir s'excite par la prière, afin que nous soyons capables d'accueillir ce qu'il s'apprête à nous donner. Car cela est très grand, tandis que nous sommes petits et de pauvre capacité !" (Lettre à Proba, 15). Il s'agit donc d'élargir notre coeur, de le vider de tout ce qui l'encombre, et en premier lieu de le vider de nous qui le remplissons de notre suffisance !
Pour élargir déjà notre coeur au moins à la dimension du monde - ce qui est encore bien insuffisant pour contenir Dieu - quoi de meilleur que de regarder et d'aimer notre proche, en cessant d'abord de jauger ses capacités ou de le juger sur les apparences ? Chaque fois que nous aimons "le plus petit", c'est le Seigneur que nous aimons, et nous oubliant pour celui qui est près de nous, c'est le Christ que nous accueillons. Rappelons-nous cette parole de Jean dans sa première épître : "Si quelqu'un dit: "J'aime Dieu" et qu'il déteste son frère, c'est un menteur: celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit, ne saurait aimer le Dieu qu'il ne voit pas. (1Jn 4, 20).

"Deux hommes montèrent au Temple pour prier; l'un était Pharisien et l'autre publicain. Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même: Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain ; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j'acquiers. Le publicain, se tenant à distance, n'osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant : Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis! Je vous le dis : ce dernier descendit chez lui justifié, l'autre non. Car tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé." (Luc 18, 10-14)

Voilà qu'il nous faut maintenant dépasser notre cinquième échelon, si difficile à franchir, en continuant sur le chemin de la joie parfaite !

6e béatitude : "Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu" (Mt 5, 8)

"... Une telle promesse surpasse nos joies les plus raffinées : après ce bonheur, quel autre pourrions-nous désirer ? Ne les tenons-nous pas tous en celui que nous voyons ? Car dans l'Ecriture, voir n'est rien d'autre que posséder. Par exemple, "tu verras le bonheur de Jérusalem" (Ps 128, 5), où voir signifie partager. Et en disant : "l'impie disparaîtra et ne pourra voir la gloire du Seigneur" (Is 26, 11), le prophète marque par cette expression qu'il en sera totalement exclu.
Ainsi celui qui voit Dieu possède par cette vision tous les biens imaginables : une vie sans fin, une incorruptibilité perpétuelle, une joie inépuisable, une invincible puissance, un enchantement éternel, une lumière véritable, les douces paroles de l'esprit, une gloire incomparable, une allégresse jamais interrompue, tous les biens, enfin. Que cette béatitude nous offre donc de grandes et de belles espérances !
Mais, disions-nous, la vision de Dieu dépend de la pureté de nos coeurs. Me revoilà saisi de vertige. Eh quoi ? La pureté de mon coeur n'est-elle pas impossible, ne surpasse-t-elle pas mes forces ? [...] Non. Pas plus que [Dieu] ne demande de voler aux animaux qu'il n'a pas pourvus d'ailes ; ni de vivre dans l'eau à ceux qu'il a destinés à habiter sur la terre. La Loi s'est adaptée en tous points aux capacités de ceux qui la reçoivent ; elle ne fait jamais violence à leur nature. De là nous concluons que cette béatitude non plus n'est pas une promesse illusoire."

[Qu'est-ce que voir Dieu alors ?]

"[...] La santé est un bien pour la vie de l'homme. Mais le bonheur ne consiste pas à savoir ce qu'est la santé, mais à vivre sain. Car si tout en vantant la santé, je prends une nourriture indigeste, propre à gâter mes humeurs, quel bien tirerai-je de ces éloges, en butte à mes maladies ? Appliquons le même raisonnement à propos de Dieu. Le Seigneur dit que notre joie pour nous n'est pas d'entrevoir Dieu, mais de le posséder en nous-mêmes. Je ne crois pas que Dieu se livre face à face au regard de celui qui s'est purifié. Cette formule magnifique nous suggère peut-être ce qu'une autre parole exprime en termes plus clairs : "Le royaume de Dieu est au-dedans de vous." (Lc 17, 21). Par là, nous apprenons qu'avec un coeur purifié de toute créature et de tout sentiment charnel, nous voyons dans notre propre beauté l'image de la nature divine. En cette brève formule, le Verbe lance un grandiose appel : "Vous qui aspirez à voir le Bien véritable, lorsqu'on vous dit que la grandeur de Dieu trône au-dessus des cieux, que sa gloire est inexprimable et sa beauté sans nom, que sa nature est infinie, ne tombez pas dans le désespoir, en pensant que vous ne pourrez contempler celui que vous cherchez." Il est en toi, dans une certaine mesure, une aptitude à voir Dieu : [...] en te créant, Dieu a enfermé en toi l'ombre de sa propre bonté, ainsi que l'on imprime le dessin d'un cachet dans la cire. Mais le péché a dissimulé l'empreinte de Dieu et ce bien est devenu sans profit, caché sous des voiles souillés. Effaces-tu, en vivant dans le bien, la tache qui salit ton coeur ? Ta divine beauté resplendit de nouveau en toi.
Tu es comme une pièce de fer : sous la pierre à aiguiser, la rouille disparaît ; elle était noire, voilà qu'elle reflète l'éclat du soleil et brille à son tour. Comme elle, l'homme intérieur, le coeur, [...] une fois débarrassé de la rouille qui tachait sa beauté, retrouvera l'image première et sera bon. Rien ne peut ressembler au bien sans être bon. Ainsi l'homme, en se regardant, verra en lui celui qu'il cherche..."
(6e homélie sur les Béatitudes, 2 ; 4)

Ce que dit ici Grégoire de Nysse bouscule nos idées limitées sur Dieu, atteint les représentations qui gênent notre montée, et nous font souvent voir en Dieu quelqu'un qui nous ressemble, en ayant toutefois les qualités que nous n'avons pas ! Dieu en-dedans de nous ? Ce qui veut dire aussi : en-dedans de celui qui est là, à côté de moi, en face de moi ! Si l'on a pu répéter que "Dieu, personne ne l'a jamais vu", on peut aussi tout à fait affirmer que nous voyons Dieu quand nous contemplons la grâce de Dieu en nous, en nos frères, dans toutes les créatures qui sont là pour notre joie.
Tout devient en un instant cohérent, pour nous aider encore à monter : le grand commandement n'est-il pas "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés", donné par Jésus, le Christ, le "Fils" de Dieu. Quand nous aimons, nous sommes alors de nouveaux "christs" nous disaient les premiers chrétiens, les Pères de l'Eglise (3). Nous savons bien qu'il est inutile de chercher Dieu dans la voute céleste, non plus d'ailleurs que dans les arbres ou la terre ; nous savons aussi que nous ne pouvons le voir avec nos yeux de chair, mais que la possibilité de la contemplation de Dieu est pourtant donnée à tous les hommes. Augustin, lui-même n'affirmait-il pas :

"Bien tard, je t'ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard, je t'ai aimée ! Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors, et c'est là que je te cherchais, et sur la grâce de ces choses que tu as faites, pauvre disgracié, je me ruais ! Tu étais avec moi et je n'étais pas avec toi." (Confessions X, xxvii, 38) ;
ou encore :
"Toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même." (Confessions III, vi, 11)

Même si tous les hommes ont des "images" de Dieu, qui varient en fonction de leur langue, de leur culture, de leur religion, il n'est qu'un seul Dieu et avec ce mot, nous désignons celui qui est au plus intime de nous-même et en même temps celui qui nous fait découvrir la capacité de transcendance de l'homme qui peut toujours "plus", qui peut dépasser les frontières qu'il se plaît à dresser. Comme le dit Raimon Panikkar : "Cette expérience de Dieu est l’expérience de notre Moi profond, l’expérience que nous sommes paradoxalement le plus intimement nôtre et en même temps supérieur à nous. La condition est d’avoir un cœur pur." (L’expérience de Dieu. Icônes du Mystère, Albin Michel, 2002, p. 215)
C'est encore Raimon Panikkar que nous citerons pour nous inviter tous à continuer la montée :

"La foi est un élément constitutif existentiel de l’homme. Tout homme, du fait d’être homme, a la foi ; de la même façon que tout homme du fait d’être homme, possède une raison et des sentiments. L’un peut avoir une raison plus obtuse et l’autre plus aiguë, l’un une sensibilité plus vive et un autre plus émoussée ; de même, tout homme a la foi, cultivée ou laissée à l’abandon, qu’il en soit conscient ou non." (op. cit., pp. 45-46)
"Par foi, j’entends la capacité d’ouverture à quelque chose de "plus" ; une capacité qui ne nous est donnée ni par les sens ni par l’intelligence. Cette ouverture à un "plus" pourrait s’appeler ouverture à la transcendance. Par la foi, l’homme est capable de se transcender, de croître, de s’ouvrir à un "plus"; il est capable de faire un bond vers ce qui n’est ni justifié par ses sens ni prouvé par sa raison. […] Capax Dei, disaient les scolastiques : l’homme capable de Dieu, capable de l’infini, de ce qui n’a pas de frontière." (ibid., p. 46).

7e béatitude : "Heureux les artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu" (Mt 5, 9)

"... si "voir Dieu" est un bien qui ne peut être surpassé, devenir "Fils de Dieu" est absolument au-dessus de toute félicité. Quels mots concevoir ? Quels noms, dont le sens puisse rendre compte d'une telle promesse, d'un tel don ? Tout ce que pourrait concevoir la pensée est absolument dépassé par ce que veut montrer notre texte : nommerait-on "bon", "précieux" ou "élevé" ce qui nous est promis par cette Béatitude, ce qu'elle veut montrer est plus grand que ce que disent ces mots : le succès surpasse le souhait, le don surpasse l'espérance, la grâce surpasse la nature."
(7e homélie sur les Béatitudes, 1).

Comprenons bien, pour commencer, la signification de "ils seront appelés fils de Dieu" : il ne s'agit pas d'évoquer par là une quelconque "rumeur publique" qui tendrait à donner ce nom à ceux qui sont artisans de paix. Il faut prendre le mot "appelés" au sens fort, comme toujours quand il s'agit de Dieu, selon ce sens qui souvent, dans l'Eglise, risque de ne pas être compris, ce sens qu'on évoque à travers le mot "vocation". On doit comprendre : ceux qui sont artisans de paix ont vocation de fils de Dieu ; ils sont appelés par Dieu à être fils ! Certes, l'homme garde toujours sa liberté de dire "non", mais voilà une demande de Dieu qui le bouleverse, qui change tout le cours de sa vie : Dieu nous appelle, et nous appelle à la plus grande chose : devenir ses fils... Cette montée de l'échelle, de béatitude en béatitude, nous a fait parvenir à cette joie que nous ne pouvions imaginer en commençant à franchir les échelons : devenir fils !
Tous les hommes ne sont-ils pas appelés ? Bien sûr, tous sont appelés à être artisans de paix, tous sont appelés à être fils de Dieu ! Entendons-nous cette voix du Père qui nous prie instamment et par là même nous rend tous frères ? Non seulement il nous appelle à être fils, mais nous appelant il nous rend frères de tous ceux qui sont appelés... et par là même, il nous fait artisans de paix. Car être frères, c'est précisément vivre dans la paix.
Quand nous récitons cette prière que Jésus a donnée à ses disciples, celle que nous nommons par ses premiers mots le "Notre Père", nous reconnaissons alors que nous entrons dans cet amour infini du Père, mais avec tous les autres hommes qui comme nous répondent "oui" à l'appel de Dieu : nous disons bien "Notre Père", mais non pas "mon Père" ! Cyprien de Carthage au IIIe siècle écrivait :

"Avant toutes choses, le Dieu qui nous a si fortement recommandé la paix et l’unité n’a pas voulu que nos prières eussent un caractère personnel et égoïste; il n’a pas voulu, quand nous prions, que nous ne pensions qu’à nous-même. Nous ne disons pas : mon père qui es dans les cieux, donne-moi aujourd’hui le pain dont j’ai besoin. Nous ne demandons pas seulement pour nous-mêmes le pardon de nos fautes, l’exemption de toute tentation et la délivrance du mal. Notre prière est publique et commune, et quand nous prions, nous ne pensons pas seulement à nous, mais à tout, le peuple ; car tout le peuple chrétien ne forme qu’un seul corps. Le Dieu qui nous a enseigné la paix, la concorde et l’unité veut que notre prière embrasse tous nos frères, comme il nous a tous portés lui-même dans son sein paternel." (De l’oraison dominicale, 2).

"Jusqu’où va la bienveillance du Seigneur, jusqu’où s’étend l’abondance de sa complaisance et de sa bonté, pour qu’il ait voulu que nous prononcions sous le regard de Dieu une prière qui nous fait donner à Dieu le nom de père, et que, comme le Christ est fils de Dieu, nous aussi nous soyons appelés fils de Dieu !" (De l’oraison dominicale, 3).

8e Béatitude : "Heureux les persécutés pour la Justice, car le Royaume des cieux est à eux" (Mt 5, 10)

"Pourquoi persécutés, et par qui ? La première idée qui nous vient à l'esprit nous fait voir le stade des martyrs, et nous désigne la course de la foi. [...] c'est une bétatitude, en vérité, que d'être persécutés pour le Seigneur. Pourquoi ? Parce qu'être poursuivi par le mal, c'est un motif bien établi d'obtenir le bien. Se séparer du mal, c'est le tremplin qui permet de se rapprocher du bien ; or le bien et ce qui est au-delà de tout bien, c'est le Seigneur lui-même, vers qui monte la course du persécuté. [...] la persécution dont les tyrans affligent les martyrs, en apparence et à première vue, est douloureuse à ressentir ; mais le but de tout cela surpasse toute béatitude.

[...] si celui qui s'est séparé du péché est indépendant, et si le propre de la royauté est son caractère indépendant de tout maître, il s'ensuit que l'on peut estimer heureux celui qui est persécuté par le mal, parce que cette persécution lui procure la dignité royale. Ne souffrons donc pas, frères, d'être écartés des biens terrestres : celui qui quitte ce séjour, demeure dans le royaume céleste." [...]

Quel est le but que nous poursuivons ? Quelle est la récompense ? Quelle est la couronne ? Il me semble que chaque objet de notre espérance n'est rien d'autre que le Seigneur lui-même. Car il est lui-même tout ensemble l'arbitre des combattants, et la couronne des vainqueurs ; c'est lui qui partage l'héritage ; c'est lui le bon héritage ; c'est lui la bonne part ; c'est lui qui te donne ta part ; c'est lui qui enrichit ; c'est lui la richesse, lui qui te montre le trésor, et qui est ton trésor ; lui qui te rend désireux de la perle du Bien, et qui est à ta disposition pour que tu l'achètes si tu es pour lui un bon partenaire. [...] Ne nous affligeons donc pas si nous sommes persécutés, mais réjouissons-nous bien plutôt, parce que le fait même que nous sommes privés des valeurs terrestres nous élance vers le bien céleste..."
(8e Homélie sur les Béatitudes, 3 ; 5)

Avec cette béatitude, nous sommes arrivés au plus haut point : et c'est alors Dieu lui-même qui nous donne tout, parce qu'il se donne lui-même. Sommes-nous prêts à recevoir cet amour infini ? Maintenant que nous sommes devenus fils de Dieu - ce qui pouvait nous sembler impossible au début de la montée -, il nous est dit que le Royaume du Père nous appartient. Pour gagner cela, il nous a fallu franchir bien des échelons et finalement le dernier : donner notre vie ("être persécutés pour la justice"). Tous ne sont pas appelés à donner leur sang comme ces chrétiens persécutés encore aujourd'hui dans le monde, mais tous sont appelés à donner leur vie, c'est-à- dire à aimer sans limites, jusqu'à l'extrême... y compris ceux qu'ils appellent leurs ennemis. C'est ce qu'a fait Jésus, le Christ, nous ouvrant le chemin. Oui, il a donné sa vie sur la Croix pour que toute justice advienne et pour que tous soient sauvés. Préoccupons-nous moins de notre propre salut que du salut de tous... et particulièrement de ceux que nous considérons parfois avec satisfaction comme damnés ! Qu'en savons-nous ? Que faisons-nous pour leur bien, pour que tout bien leur arrive ?

Grégoire ne manque pas de faire le rapprochement avec le "8e jour", celui de la Résurrection, qui est aussi le jour de la création. Le Christ est ressuscité, ouvrant un jour nouveau, celui de la création nouvelle, celui de l'homme nouveau. Désormais l'accès au "royaume" est ouvert, et le Royaume, n'est-il pas cette Eglise qui est aux extrémités de la terre ? celle où tous les hommes, transfigurés par l'amour mutuel, peuvent découvrir la joie infinie, qui vient de Celui qui a voulu tout nous donner pour que nous devenions comme lui. Tout nous donner ? C'est-à-dire se donner lui-même ! Ainsi l'homme devient Dieu.

La rencontre du Christ transforme chacun. Epiphane de Salamine dans un beau sermon, empli d'images et de symboles, raconte la rencontre d'Adam avec Jésus descendu aux enfers qui vient libérer le premier homme de ses chaînes (c'est le Christ qui parle) :

"Je me suis endormi sur la croix et la lance a percé mon côté à cause de toi qui t’es endormi au paradis et as fait sortir Eve de ton côté. Mon côté a guéri la douleur de ton côté. Et mon sommeil te fait sortir maintenant du sommeil de l’enfer. Lève-toi et partons d’ici, de la mort à la vie, de la corruption à l’immortalité, des ténèbres à la lumière éternelle. Levez-vous et partons d’ici et allons de la douleur à la joie, de la prison à la Jérusalem céleste, des chaînes à la liberté, de la captivité aux délices du paradis, de la terre au ciel. Mon Père céleste attend la brebis perdue, un trône de chérubin est prêt, les porteurs sont debout et attendent, la salle des noces est préparée, les tentes et les demeures éternelles sont ornées, les trésors de tout bien sont ouverts, le Royaume des Cieux qui existait avant tous les siècles vous attend." (Sermon sur l'Ensevelissement du Christ).

De plus larges extraits de ce sermon d'Epiphane sont accessibles ici


(1) On peut poursuivre la lecture de cette Homélie de Grégoire de Nysse, ainsi que des suivantes, dans l'édition Migne "Les pères dans la foi" 1995.

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(2) Ps 60, 3 :
"Tu me conduiras jusqu'au rocher
qui est trop élevé pour moi.
Car Tu t'es fait mon refuge
Une tour puissante face à mes ennemis…."

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(3) Parmi ces Pères, on peut citer Cyrille de Jérusalem qui, suivant en cela St Paul, dit aux nouveaux baptisés : "Baptisés dans le Christ, revêtus du Christ, vous êtes modelés sur le Fils de Dieu. Car Dieu qui vous a destinés à l'adoption vous a modelés sur le corps glorieux du Christ. Désormais donc associés au Christ, il est normal que l’on vous appelle des "christs", et c’est de vous que Dieu disait : Ne touchez pas à mes christs. [Ps 104, 15]. Vous êtes devenus des christs parce que vous avez reçu la marque du Saint-Esprit ; et tout vous est arrivé en images, puisque vous êtes des images du Christ." (21e Catéchèse ou 3e Catéchèse mystagogique "La chrismation", 1).

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