Jésus et la Samaritaine

[Etre accompagné(e) pour accompagner, avec les Pères de l’Eglise]
(Marie-Christine Hazaël-Massieux)

Pour comprendre comment le Christ accompagne chaque homme, chaque femme, dans son désir le plus vrai et le plus profond, nous allons méditer avec les Pères un instant sur le plus beau dialogue d’accompagnement qui existe dans l’Evangile : la rencontre de Jésus avec la Samaritaine (Jean 4). Jésus va accompagner cette femme, qui est comme nous, et comme tous ceux qui nous entourent : à travers sa soif intense, jusqu’à ce qu’elle devienne apôtre.

Un dialogue d’accompagnement : ça progresse ! On peut prendre l’image que l’on veut : "monter" (bien des Pères l’ont fait, cf. l’échelle par exemple) ; cela peut être aussi "creuser" : c’est ce que nous avons retenu ici. "Creuser un puits", et cela concerne précisément ce dialogue du Christ et de la Samaritaine : Jésus va creuser un puits dans le cœur de cette femme, qui fréquente elle-même le Puits de Jacob. Partant de sa pratique quotidienne, Jésus va l’emmener très loin, très profond.

Quand on retient cette image de "creuser un puits", on ne peut pas ne pas évoquer Christian de Chergé avec son ami Mohammed : c’est par ce "mot de passe" entre Christian et Mohammed(1) que l’on peut commencer, sans pouvoir dire encore ce que nous trouverons au fond de ce puits. Pour Christian de Chergé et Mohammed, la formule est utilisée pour prendre un rendez-vous spirituel : "Il y a longtemps que nous n’avons pas creusé notre puits !". Christian de Chergé rapporte :

"L’image est restée. Nous l’employons quand nous éprouvons le besoin d’échanger en profondeur.
Une fois, par mode de plaisanterie, je lui posai la question : "Et au fond de notre puits, qu’est-ce que nous allons trouver ? de l’eau musulmane ou de l’eau chrétienne?"
Il m’a regardé mi-rieur, mi-chagriné : "Tout de même, il y a si longtemps que nous marchons ensemble et tu me poses encore cette question ! Tu sais, au fond de ce puits-là, ce qu’on trouve, c’est l’eau de Dieu."
(L’Echelle Mystique du dialogue, 15).

Et l’eau de Dieu, c’est certainement "l’eau vive" ; c’est au fond du cœur de cette femme de Samarie que Jésus la fait jaillir dans l’échange qu’il a avec elle. C’est bien ce qui se produit dans l’accompagnement, avec des étapes diverses que nous mettrons à jour.

Il s’agit donc bien de relire avec soin le dialogue entre Jésus et la Samaritaine. Maurice Zundel (mort en 1975) nous dit de ce récit évangélique :

"Un récit évangélique qui jaillit comme une source dans un clair matin, c’est cette grâce du dialogue entre Jésus et la Samaritaine. Vous vous rappelez les termes de ce dialogue : comment Jésus, partant de l’eau du puits, éveille peu à peu dans la conscience de la Samaritaine, une pécheresse, le sens de la présence divine en lui faisant découvrir précisément Dieu, à l’intérieur d’elle-même, au plus secret de sa conscience, comme une source qui jaillit en vie éternelle. Cette révélation indépassable, éternelle, infinie, n’a pas encore été comprise et ne peut l’être, en effet, que par une conversion très profonde…"
(Maurice Zundel : Ton visage, ma lumière, Mame, Paris, 2011, p. 114).

Invitation donc à notre « conversion » et à nous laisser accompagner…

La Samaritaine interroge Jésus : "Seigneur, tu n'as pas même un seau et le puits est profond; d'où la tiens-tu donc, cette eau vive ?" (Jn 4, 11). Jésus, pour creuser ce puits, va s’y prendre au rythme de la femme : c’est elle qui mène toute l’opération, Jésus s’adapte à son rythme, comme il s’adapte au rythme de chacun d’entre nous ; on le voit avec Zachée, comme avec l’Aveugle-né, avec Marthe comme avec Marie…

Augustin (354-430) commente, et "dévoile" pour nous le secret de Dieu, pour nous faire avancer plus vite que la femme – trop vite ainsi pour que nous nous convertissions. Ecoutons cependant Augustin, qui nous rappelle le texte évangélique, mais nous suivrons ensuite tranquillement le chapitre 4 de Jean :

"Ce que promettait donc Notre-Seigneur, c’était la plénitude et la satiété dont le Saint-Esprit est l’auteur. La Samaritaine ne le comprenait pas encore, et dans son intelligence que répondait-elle ? Cette femme lui dit : "Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif et que je ne vienne plus ici pour en tirer". Travail pénible auquel la contraignaient ses besoins et qui rebutait sa faiblesse. Si seulement elle entendait ces paroles : "Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai" (Matth. 11, 28) ! Car ce que lui promettait Jésus, c’était la délivrance de sa peine ; mais elle ne le comprenait pas encore."
(Homélies sur l'Evangile de Jean XV, 14-17, Bibliothèque Augustienne, 73A).

1) Deux désirs

Deux désirs se rencontrent. Jésus commence par dire sa propre soif ("Donne-moi à boire"), pour adopter le rythme de la femme, femme de désir intense, de désir en attente car rien ne lui a été encore révélé, bien qu’elle adore Dieu sur le mont Garizim. Devant l’étonnement de cette femme qui ne tarde pas à lui demander pourtant de cette eau vive dont il lui parle, Jésus répond : "Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : "Donne-moi à boire", c'est toi qui aurais demandé et il t'aurait donné de l'eau vive."

Jean Chrysostome (v.345-407) commente :

"Il sortira,[dit Jésus] des fleuves d'eau vive de son coeur. Ce qu'il entendait de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui (Jean, 7, 38). C'est pourquoi, dans l'entretien qu'il a avec la Samaritaine, il appelle eau le Saint-Esprit : Celui, dit-il, qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura jamais soif. L'Ecriture appelle ainsi l'Esprit-Saint un fleuve pour montrer la force et l'ardeur de la grâce, et la destruction des péchés ; elle l'appelle une eau, pour marquer qu'elle purifie et rafraîchit l'âme de ceux qui la reçoivent. Et c'est avec raison : car tel est un jardin planté d'arbres chargés de fruits, et toujours verts, telle est une âme vigilante et soigneuse qu'embellit la grâce de l'Esprit-Saint. Elle ne permet pas, cette grâce, que la tristesse et la douleur, ni les ruses et les artifices de Satan lui portent la moindre atteinte, elle qui repousse facilement les traits enflammés de l'esprit malin."
(Homélies sur Jean XXXII, 1).

En fait, pour parvenir à l’eau véritablement, il faudra quelques étapes : oui, car il est bien question de temps, de rythme quand on parle de l’attente.

a) 1ère étape de la femme à travers ses questions : "Serais-tu plus grand, toi, que notre père Jacob qui nous a donné le puits et qui, lui-même, y a bu ainsi que ses fils et ses bêtes ?" : Jésus plus grand que Jacob ?

La femme insiste, abandonnant momentanément la question du puits trop profond, alors que Jésus lui a répondu que celui qui boira l’eau qu’il donnera "n’aura plus jamais soif".

C’est cette eau proposée à la Samaritaine qui, à maintes reprises, sert d’exemple à Thérèse d’Avila (1515-1582). Elle tente d’expliquer à ses sœurs l’intensité et donc la soif qui pousse à la rencontre avec Dieu dans l’extase, dont rêvent les Carmélites qu’elle accompagne. Et elle cite, une fois de plus, le dialogue avec la Samaritaine :

"Oh ! qu’elle est juste, qu’elle est vraie, cette parole prononcée par Celui qui est la Vérité même ! L’âme qui boit de cette eau n’a plus soif des choses de cette vie ; elle sent en elle une autre soif qui va croissant pour les choses de l’autre vie et dont la soif naturelle ne saurait nous donner la moindre idée. Mais qui dira combien l’âme est altérée par cette soif ! C’est qu’elle en comprend tout le prix. Bien que cette soif soit un supplice terrible, elle apporte avec elle une suavité qui l’apaise. Elle ne tue point ; elle éteint seulement le désir des choses de la terre, et rassasie l’âme des biens célestes. Quand Dieu daigne étancher la soif avec cette eau, une des plus grandes grâces qu’il puisse accorder à l’âme, c’est de la laisser encore tout altérée. Chaque fois qu’elle boit de cette eau, elle désire toujours plus ardemment en boire encore."
(Ste Thérèse de Jésus : Chemin de la perfection, ch. XXe, traduction du R.P. Grégoire de saint Joseph, Carme déchaussé, in Œuvres complètes, t. I, Seuil, 1949, pp. 674-675).

A entendre Thérèse, on peut comprendre que la femme de Samarie est touchée par Jésus précisément dans ce qu’elle est puisqu’il l’invite non pas à voir disparaître tout désir (c’est une femme de désir) ; n’imaginons pas que le désir puisse disparaître ! Au contraire, il ne sera jamais plus assouvi, ni en cette vie ni en l’autre mais transfiguré car elle devient autre, et comme Grégoire de Nysse (v.335-395) sans doute la Samaritaine pourra-t-elle dire en pensant à l’eau vive :

"Ce bien seul [le Verbe] est vraiment doux, désirable, aimable ; sa jouissance génère sans cesse un désir plus grand, car sa participation aux vertus augmente l’envie que l’on a de lui."
(Grégoire de Nysse : Homélies sur le Cantique des Cantiques, Hom. I).

Mais reprenons le rythme de l’accompagnement par Jésus.

b) 2ème étape. Suivant alors déjà Jésus sans le savoir vraiment, la femme de Samarie demande : "Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n'aie plus soif et que je n'aie plus à venir puiser ici.", Jésus lui répond par une invitation à la vérité : "Va, appelle ton mari et reviens ici." Et c’est l’aveu – aveu du désir inextinguible : "Je n’ai pas de mari". Mais Jésus en dit plus, révélant alors la vérité profonde de cette femme : "Tu en as eu cinq et l'homme que tu as maintenant n'est pas ton mari. En cela tu as dit vrai." Etonnant cet homme auquel peut-être la femme songeait pour être le septième !

Origène (v.185-254) dans une lecture symbolique où il joue sur les chiffres, selon les principes notamment des commentaires rabbiniques, tente de rapprocher déjà les cinq maris des cinq sens, qui manifestent que c’est d’abord dans le "sensible" et le "corporel" qu’il faut pêcher la Samaritaine, la tirer du puits où elle ne peut voir la lumière. Puis il rapproche encore les cinq maris avec les cinq livres de la Loi de Moïse, le Pentateuque (Commentaire sur Jean, t. III , SC 222: XIII, xxvi, 154) :

"Il vaut la peine de voir comment la Samaritaine, qui n’admet rien de plus que le Pentateuque de Moïse, attend la présence du Christ, qui serait donc annoncée par la seule Loi."

C’est alors qu’après avoir cédé au sixième homme, "qui n’est pas son mari, légitime", nous dit Origène, avec le septième, elle va être saisie au plus profond d’elle-même et trouver ce qu’elle cherchait :

"… après avoir renié [le sixième] et laissé là sa cruche, elle trouve un saint repos auprès du septième, faisant profiter aussi du même avantage les habitants d’une cité fondée sur ses anciennes croyances et édifiée sur des doctrines erronées"… (ibid. XIII, xxx, 179, p. 133).

[cf. signification biblique du chiffre sept : septième jour, repos de Dieu, accomplissement…]

Après "plus grand que Jacob", qui marquait déjà l’étonnement de la femme (elle se réfugiait dans sa foi de Samaritaine et rappelait : "Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous affirmez qu'à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer"), on pourrait penser qu’il n’y a pas de solution pour cette hérétique, et cette femme que les habitants du lieu rejettent en raison de sa vie matrimoniale, mais l’accompagnement continue : elle prend conscience des incompréhensions ou des divergences… mais toujours la soif l’habite, chemin du pardon pour elle !

C’est alors que s'accomplit la 2ème étape pour cette femme, qui n’a pas encore compris quelle est cette soif qui la tenaille ! Elle propose : "Je vois que tu es un prophète" (Jn 4, 19) quand Jésus lui révèle sa vérité à elle. Jésus prophète ? La femme avance sur le chemin…

Avec la réponse de Jésus : "Mais l'heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité" (Jn 4, 21) : ceux qui cherchent vraiment le Père, ne sont-ils pas ceux qui ont vraiment soif ?

c) C’est alors la 3ème étape pour cette femme : elle risque d’abord timidement, déstabilisée, l’idée du Messie… "Je sais qu'un Messie doit venir-celui qu'on appelle Christ. Lorsqu'il viendra, il nous fera connaître toutes choses." (Jn 4, 25). A la réponse de Jésus "ego eimi" (c'est-à-dire selon les traductions "je le suis", "c’est moi"…) qui renvoie à Ex 3, 14 (quand Dieu à Moïse devant le Buisson ardent et lui dit son nom), elle comprend soudain… laissant sa cruche, elle part en courant pour la ville disant à ceux qu’elle ne voulait pas voir : "Il m'a dit tout ce que j'ai fait.", "ne serait-ce pas le Christ ?" (Jn 4, 29) : Jésus Christ ?

Maxime de Turin (Ve siècle) explique :

"Le Christ avait soif ? Oui, il avait soif, non pas du breuvage des hommes, mais de leur salut ; il avait soif, non de l'eau de la terre, mais de la rédemption du genre humain.
Miraculeusement, le Christ, qui est la source, assis près du puits, fait jaillir au même endroit les eaux de la miséricorde ; une femme qui avait déjà eu six amants est purifiée par le flot d'une eau vive. Nouveau sujet d'admiration, une gourgandine, qui vient au puits de Samarie, s'en retourne chaste, de la source de Jésus ! Venue chercher de l'eau, elle repart avec la vertu. Elle confesse aussitôt les péchés auxquels Jésus fait allusion, elle reconnaît le Christ et annonce le Sauveur. Elle laisse là sa cruche d'eau : à sa place elle rapporte à la cité la grâce ; allégée de son fardeau, elle y revient comblée de sainteté. Elle est vraiment prophétesse. Laissant là l'eau, elle descelle à ses compatriotes la source du salut. Elle retourne chez elle sanctifiée par la foi au Christ."
(Maxime de Turin : Homélie de Carême, 19, 2 in L'année liturgique, Migne, "Les pères dans la foi", n° 65, rééd. 2013, pp. 98-99).

2) Les dons de Dieu – le par-don

La femme a reçu l’eau vive du baptême, en même temps que le pardon de ses péchés – c’est pourquoi elle n’a plus soif de l’eau extérieure, elle oublie même sa cruche ; et nous voyons se manifester deux dons majeurs en elle - dons qui accompagnent le baptême, deux fruits de l’eau vive :