"Avant que le Verbe parût sous forme de chair, il y avait dans le monde une attente, une insuffisance. Le monde ressentait un vide mais sans savoir comment le combler. Il pensait à une confirmation, à un réconfort, et cependant ce qui arriva dans la suite fut totalement différent de ce qu'il avait attendu. Le monde se trouvait dans un état de pré-espérance, de pré-foi. Il ne pouvait croire que la foi allait réellement venir. Il n'osait espérer que l'espérance pût le toucher. Il ressemblait à ces femmes qui reconnaissent bien chez d'autres tous les signes de grossesse, mais qui se refusent toujours à croire à leur propre maternité, lorsqu'elles-mêmes sont enceintes. Ou encore à l'enfant qui va à l'école pour la première fois : tout y est différent, étrange, inhabituel ; sa vie fait un pas décisif qu'il ne saurait comprendre, il est dans l'attente, mais de quelques chose d'inconnu, d'inadéquat. Ainsi il y avait dans le monde une attente, qui n'était encore ni foi ni espérance. Cette attente elle aussi avait été éveillée par le Verbe, mais elle n'était pas encore la grâce de la vraie réponse. Dans cette attente, l'Ancienne Alliance penchait vers la Nouvelle, et c'est dans ce demi-jour que parut l'homme qui devait rendre témoignage à la lumière.
Mais le Verbe qui est sur le point d'arriver dans l'attente vide du monde, va se révéler comme une Parole, non seulement proférée et vide, mais agissante, créatrice, comblante. Voulant devenir, pour l'attente du monde, la grâce qui comble, il met à exécution sa décision de rétablir dans sa vérité le jugement du Créateur : "Dieu vit que cela était bon", jugement que le péché avait fait échouer. Le Christ ne tient si totalement à la rédemption du monde que parce qu'il voudrait présenter au Père un monde qui soit bon. Tout son cheminement dans le monde apporte une telle somme d'amour et de grâce acceptée, que l'outrage infligé au Père en est plus que compensé. Avant que vînt la grâce, tout le bien se trouvait du côté de Dieu, et tout le mal du nôtre. Mais le Seigneur verse son amour dans notre coupe et tant d'amour en vérité qu'il l'emporte en nous sur l'ignominie. Par là, les calculs de Dieu sont renversés ; tandis qu'auparavant nous étions ses débiteurs, désormais c'est du côté de Dieu que la dette se trouve. Mais comma dans la grâce finalement aucun calcul n'a d'importance, cette nouvelle facture elle aussi sera acquittée par le retour du Fils au Père, et toutes les deux sont abolies par la seule chose définitive, le simple échange d'amour. Dans cet amour, l'homme reconnaît la sienne devant l'homme car, en raison du sacrifice de son Fils, la terre l'a plus aimé qu'elle ne l'a outragé. Cet amour est non seulement mis extérieurement au compte du monde, il lui est aussi infusé ; la grâce fait don à l'homme d'une pureté intérieure qui lui est propre, et qui non seulement compense, mais encore dépasse le poids de son pééché et de sa dette."
La communication du Verbe comme grâce est la communication au monde de l'Esprit du Christ, de l'Esprit Saint. A partir de la Croix, le Saint-Esprit est répandu en Dieu, dans l'Eglise et ses sacrements et dans les coeurs des fidèles ; il est le fluide invisible, omniprésent, qui traverse et unit tout. Etant communication et don de Dieu au monde, il est en nous ce qui reçoit ce don de Dieu. En lui, nous sommes ouverts à Dieu, nous professons et confessons Dieu, de même qu'il est l'objet que Dieu nous donne, il est en nous le sujet qui l'accueille. De même qu'il se fit invisible sur la Croix et atteignit pourtant dans cette invisibilité son intensité suprême, explosive, il est aussi entre Dieu et nous l'invisible médiation, qui nous transmet par l'intensité de sa présence dans la foi l'expérience de l'union suprême comme amour. Par cette présence invisible entre le Père et le Fils, comme entre Dieu et le monde, il est vie véritable et réalisation de l'amour. Si par exemple, au moment de la communion quotidienne, le Christ et l'homme - ce pécheur défaillant - se trouvaient seuls en présence l'un de l'autre, ce face à face finirait par devenir aussi monotone qu'invraisemblable. Mais l'Esprit ouvre chaque jour de nouveaux aspects de nouvelles possibilités ; il est la variété multicolore, l'imagination inépuisable dans la relation d'amour. C'est pourquoi il est aussi sa propre norme et sa propre règle, qui ne souffre ni accoutumance ni cadres définitifs. Toujours à nouveau, il laboure l'âme et la retourne, il est commencement quotidien et jeunesse éternelle.
Communiqué dans l'Esprit et comme Esprit, le Verbe de Dieu qui était à l'origine auprès de Dieu, qui est vie et lumière des hommes et dont Jean témoigne, est FOI, AMOUR, ESPERANCE."
(Adrienne von Speyr : Jean, le Verbe se fait chair, t. I "Méditation sur le prologue de l'Evangile selon saint Jean", "Le Verbe comme foi et mission" ; 1ère éd. Johannes Verlag, 1949 ; P. Lethielleux, pour l'édition française : Paris, 1987, pp. 69-71).
Adrienne von Speyr, médecin suisse, protestante s'est convertie au catholicisme en 1940, après sa rencontre avec le théologien Hans Urs von Balthasar, avec qui elle fonda un institut séculier, en 1944 : la communauté Saint-Jean.