"...Dieu a confié la terre aux hommes. Cet acte fondateur renvoie à la libre décision d'un père qui fixe la date à laquelle un fils peut jouir de l'héritage qui lui revient. En même temps, l'héritier devient majeur. Si la mise en jouissance remonte "à la fondation du monde" (Mt 13, 35) à titre de projet, à quel moment devient-elle effective ? Ou, pour employer le terme précis de kairos (le moment, l'occasion, la circonstance), quand l'humanité apprend-elle qu'elle a en partage non plus un pays particulier, mais l'ensemble de la terre ? Quel kairos l'en avertit et lui remet effectivement cette responsabilité ?
Les deux possédés de Gadara demandent à Jésus s'il est venu les tourmenter "avant le moment" (kairos ; 8, 29). Il y a donc un "moment" où seront vaincues la solitude, la violence et l'aberration. Jésus à propos de sa Pâque, annonce que "son temps est proche" (26, 18). Il dira même que le temps du Fils de l'homme est tout proche (24, 31). En parlant ainsi, le Christ donne deux repères pour le kairos. Le plus lointain est situé dans le secret du Père qui est le seul à pouvoir évaluer si la terre de ses enfants est devenue fraternelle (24, 36). Mais le plus proche repère est celui de la croix [note de l'auteur : Jean l'appelle "l'heure".]
Un testament suppose la mort du testateur : "Un testament ne devient valide qu'en cas de décès" (He 7, 17). [note de l'auteur: "Ce n'est pas très exact : la prothesmia n'exige pas la mort de celui qui la détermine. C'est le cas du père du fils qui part (Lc 15, 13.20).]. La croix relie les deux repères. Quand Jésus meurt, un monde nouveau commence. Les cinq verbes qui décrivent les phénomènes du début d'un monde nouveau (se déchirer, trembler, tressaillir, s'ourir et se lever) décrivent l'accouchement du Royaume qui commence. Sur la croix, en contradiction avec le titre de l'accusation - "Jésus de Nazareth roi des Juifs" - le Christ rejette l'image d'un souverain jaloux de ses biens et de ses titres. La violence perd toute légitimité. Il se dépouille de toute possession et puissance. Ne reste que la douceur avec laquelle il confie le monde aux hommes...
Le futur du verbe de la béatitude renvoie à la croix et à la manière dont les hommes ont à gérer cette terre ensemble. La croix constitue le pivot de l'histoire, son axe. Avec elle, le royaume de la douceur de Dieu est remis entre les mains des hommes.
Tout n'est pas achevé, mais tout commence. La "terre nouvelle" entrevue par Isaïe (Is 66, 22) reste encore dans
"les douleurs de l'enfantement" (Rm 8, 22). Car cette terre est encore l'objet de convoitises et de violences pour
l'accaparer, l'occuper et l'exploiter. Elle suscite toujours de nombreuses guerres dont le but, la possession,
élimine l'autre : c'est bien ce que promettait le tentateur.
La béatitude de la douceur envisage cette terre comme le lieu du partage. La douceur crée une écologie du rapport
à la terre qui dépenbd de la qualité des relations entre les hommes."
(Rouet, Albert : Et il dit : Heureux !. Une lecture des Béatitudes selon saint Matthieu, Forum-Salvator, 2024, pp. 87-88).
Méditant sur les Béatitudes (Mt 5, 1-12, et pour mieux saisir ce qu'elles nous disent, on peut aller bien au-delà du verset 12, jusqu'à 5, 48... au moins, et se promener avec l'auteur dans tout l'évangile...), Albert Rouet nous offre une lecture commentée de ce texte évangélique, d'une richesse incomparable. En lisant ici avec lui la 2e béatitude, on ne peut s'empêcher de penser que c'est le "bon moment", le "temps favorable", quand on vit aujourd'hui plus intensément la Passion du Christ... Quand Albert Rouet commente ici "Ils auront la terre en partage", il s'agit des "doux" bien sûr...
Et ce texte qui peut être lu à tout moment (kairos), car les moments du Seigneur sont multiples pour les
pauvres en douceur que nous sommes, se prête particulièrement bien à une méditation dans le temps du carême, avant Pâques,
ou à Pâques sur le chemin de la Passion du Christ, quand nous nous efforçons de le suivre dans un si grand mystère. Mais
il a aussi sa place à tout moment pour saisir un peu les difficultés de notre monde contemporain, toujours en attente,
... ou ayant cessé d'attendre et de désirer... - ce qui est le plus grave ! Quelle ressource que les Béatitudes,
qui valent aussi bien pour le présent que pour l'avenir, et pour tout homme vivant au 21e siècle... Cet hopmme puisse-
t-il être en quête d'une confiance qui'il a si souvent perdue...
L'heure est toujours venue pour Celui qui nous a aimé le premier de nous entraîner au-delà de sa souffrance et de la nôtre,
en raison de toutes les violences que nous banalisons en les vivant au quotidien... Pourtant, oui, Dieu a confié la
terre à l'homme en Adam [voir le beau poème de la Genèse 1 à 3] et par la Croix, le Christ s'est donné de la façon la
plus totale, pour que nous puissions comprendre, à la lumière de Dieu, jusqu'où va la fraternité... Oui, Dieu s'est fait
ami et frère de l'homme, pour que l'homme découvre le chemin de l'amour véritable du frère : ce chemin
ne peut pas accepter l'accumulation des biens au bénéfice de certains seulement, chacun pour soi, l'ignorance de où l'on tient
celui qui est seul et oublié, du pauvre, de celui qui est nu, malade ou prisonnier (Mt 25, 35-36)...