Albert Rouet

Un extrait d'un sous-chapitre : "Le murmure subtil d'une brise", in Croire, mais en quoi ? Quand Dieu ne dit plus rien, Editions de l'Atelier, 2019.

Extrait du ch. 13 : "Donner du souffle à la sécularisation", sous-chapitre "Le murmure subtil d'une brise".

"Dans une société sécularisée, on ne peut plus annoncer Dieu comme un objet extérieur à soi qui renforcerait l'individualisme selon les goûts de chacun, ou qui érigerait face aux hommes un groupe identitaire et concurrent. Le christianisme ne peut pas fonctionner comme une religion. Un indice le montre : les évangiles synoptiques mentionnent souvent que Jésus enseigne, sans rapporter un seul mot de ses paroles (par exemple Marc 1, 21). Mais ils décrivent à la place un acte sauveur. Le discours, loin de tourner sur lui-même, se fait gestes de guérison et de restauration. C'est bien la sortie de soi vers le bien de l'autre qui caractérise le lieu où Dieu peut être cité. Dans l'espace qui sépare et unit les convives d'Emmaüs, la fraction du pain pose un geste de communion. Jésus s'efface : sa présence s'indique dans la relation que ce pain constitue et provoque.
Une même logique, sous une autre forme, se retrouve dans le quatrième évangile. Le chapitre 10 raconte la suite d'un long conflit entre Jésus et les responsables du peuple. Ceux-ci l'accusent "de n'être qu'un homme et de se faire Dieu" (v. 33). Il rétorque en citant le psaume 82, 6 : "Vous êtes des dieux". Il ajoute : "L'Ecriture ne peut pas être abolie" (v. 35). En fait, ce qui ne s'efface pas, ce sont les oeuvres que Jésus accomplit : "Quand bien même vous ne me croiriez pas, croyez en ces oeuvres" (v. 38). Il est bien clair que la foi porte sur la personne de Jésus. Cependant, celle-ci n'est accessible que par ce qu'il fait. L'être se rejoint par les actes - ce que la 1ère Epître de Jean commente : "N'aimons pas en paroles et de langue, mais en actes et en vérité" (3, 18). La personne se tient au-delà des paroles et des actes qui la révèlent et qu'elle inspire. Dès lors on devine que, puisque Dieu se manifeste là où une personne se donne, parler de Dieu (en verbe, pas en dictionnaire) représente une activité qui vide complètement. Le Verbe se tient dans l'acte où il se livre. Présence (le Verbe est) et absence (il se donne, il sort de soi) coïncident : reste le mouvement, le Souffle qui passe. Plus simplement, la finale de Marc unit "parole et signes" (16, 20).
Pour le dire autrement, l'homme avance vers Dieu sur deux jambes : l'une s'appuie sur la solide fidélité de Dieu, le roc de sa mémoire, l'autre sur l'imprévu et la créativité. Quand Paul écrit aux Corinthiens : "Le Royaume de Dieu ne consiste pas en paroles mais en actes" (1 Co 4, 20), il s'oppose aux beaux parleurs qui troublent la commmunauté, ce qui ne l'empêche pas de désapprouver bien des actions des Corinthiens. Ce n'est donc pas tant l'opposition entre "dire" et "faire" qu'il fustige, que le vide des propos et l'inanité des actions. Pourquoi ? parce que ces chrétiens s'enferment dans des répétitions : répétition de la Loi, réitération des conduites païennes : autant de formules de la loi du "même". Ils ne sortent pas d'eux, donc ils ne naissent pas.
Quand Elie, condamné à mort par Jézabel, s'enfuit à la montagne de Dieu, il sait la fidélité de Yahvé, il garde mémoire de l'alliance au Sinaï avec ses phénomènes terrifiants. Arrivé sur place, contrairement à hier, Dieu n'habite ni la tempête, ni le tremplement de terre, ni le feu : la montagne est désertée. Survient "le bruit d'un silence ténu" (1 Rois 19, 12). Et en l'entendant, Elie sort de la caverne où il se réfugiait et se voile le visage. Il se tient sans protection. Et Dieu l'envoie. Sa mémoire de l'Alliance et celle des persécutions sont transformées en mission, en départ risqué. Dans cette aventure inouïe, Dieu se manifeste.
Un tel Dieu frustre les acquis et les sinécures. Il donne une espérance inespérée. Il livre son prophète aux improvisations avec la douceur d'une brise. Elle suffit pour traverser les océans. Ce Dieu-là guette l'homme qui entrouve sa porte. Il est profondément séculier, mais pour un monde de souffle."

(Albert Rouet : Croire, mais en quoi ? Quand Dieu ne dit plus rien, Editions de l'Atelier, 2019, pp. 259-262).

Petit commentaire

Albert Rouet, archevêque de Poitiers, de 1993 à 2011, auteur de nombreux ouvrages, offre dans Croire, mais en quoi ? Quand Dieu ne dit plus rien (2019), une réflexion d'une grande cohérence et d'une grande puissance sur la question si importante de la sécularisation dans nos mondes modernes - donnée cependant incontournable, à laquelle semblent parfois se heurter le christianisme ou certains chrétiens - alors qu'il s'agit bien plutôt, nous dit-on, d'une chance (ou d'une grâce ?) pour ceux qui veulent eux-mêmes suivre le Christ Jésus.

Albert Rouet montre comment le monde sécularisé au sein duquel nous vivons, par des promesses ou des annonces réitérées, essaye surtout de camoufler l'existence d'un manque en l'homme ; il l'invite à être un consommateur satisfait, et tente aussi (point très caractéristique de notre univers conceptuel contemporain), d'ancrer en chacun la conviction qu'il doit avant tout défendre ses droits propres pour être heureux, etc. Ainsi, la sécularisation peut surtout devenir vite "enfermante".

L'auteur précise :

"La pensée, pour se développer, a besoin d'espace, d'une béance, donc d'un manque. La sécularisation actuelle se présente comme une réponse réductrice à un manque qu'elle prétend combler et étouffer. Par exemple, si un amour "manque" d'un élément attendu - la tendresse, l'entente charnelle ou autre -, la déception pousse rapidement à la séparation. C'est envisager ainsi que l'idéal reste constant sans qu'arrive un manque à traverser et à assumer. Ce qui est concrètement impossible. Or la sécularisation a progressé à partir des conquêtes scientifiques et techniques, c'est-à-dire selon la ligne d'un progrès. Il en émane le fait que de plus en plus d'hommes se voient dépouillés de la responsabilité de leur histoire. Il existe donc un manque existentiel au coeur même de la vie séculière. Sur ce fondement, la dynamique séculière échafaude l'illusion de n'avoir pas à manquer. Elle redouble en quelque sorte. Elle emprisonne un manque fondamental et elle le nie comme manque. Elle le rend alors impensable. Donc elle s'aveugle. Il s'agit alors de délivrer la sécularisation d'elle-même et de la rendre à sa première appréhension.
Là s'ouvre une issue : celle de la pensée. Il s'agit de rendre la sécularisation attentive à son intuition de départ : oui, il existe en l'homme un vide, un manque. Mais loin d'être un défaut à combler au plus vite, cette béance reste constitutive de l'humain. Alors que les pratiques magiques cherchaient à remplir le manque, la sécularisation pense le dissoudre par la consommation. [...] Pour rendre [à l'homme] l'aptitude à réfléchir à sa condition, il convient de lui rappeler que le manque à être n'appelle pas un comblement mais un creusement, comme une condition de la personne. C'est par ce chemin qu'une vie subie peut devenir une vie désirée. Car ce manque offre la possibilité de sortir de l'enfermement, de souhaiter vivre personnellement et de tenter des rencontres authentiques..." (pp. 234-235).

C'est alors qu'Albert Rouet, retournant positivement un constat qui pourrait être négatif, montre que dans ce contexte de la sécularisation, il y a tout ce qu'il faut pour permettre que se révèlent en chacun (c'est peut-être là le rôle du "sel de la terre" ?) le manque, le désir, la recherche d'un autre, tout ce qui pousse à l'innovation... Ce sont là des constituants essentiels de la pensée, et de l'humanité de l'homme. Et sur la nécessité du "manque", qui ouvre au désir, qui creuse le coeur et le prépare à accueillir, au lieu de le rassasier, on rappellera ici volontiers quelques citations de Pères de l'Eglise (il y en a beaucoup d'autres) à propos de la "soif" ou de la "faim" de l'homme : cette soif, cette faim qu'il ne s'agit pas tant de rassasier, que de creuser, et donc de faire croître :

Plus concrètement, St Colomban (v. 540-615) nous parle de la source :

"Si votre âme a soif de la source divine dont je désire maintenant vous parler, attisez cette soif et ne l'éteignez pas. Buvez, mais ne soyez pas rassasiés. Car la source vivante nous appelle et la fontaine de vie nous dit : Que celui qui a soif vienne à moi et qu'il boive." (Colomban : Instructions spirituelles, 13, 1).

Mais, avant lui Ambroise de Milan (v. 340-397) disait déjà, selon un exemple très concret tiré de l’Ecriture :

"C’est à notre détriment qu’Adam a rassasié sa faim de la science du bien et du mal ; c’est pour notre profit que le Christ a enduré la faim."[au désert] (Sermon pour le premier dimanche de Carême extrait de Traité sur l’Evangile de St Luc).

Sans doute, au lieu de se contenter de croire que l'homme contemporain peut être aisément comblé dans un monde devenu "autonome" par rapport à toute divinité, dans un monde en quelque sorte délivré d'un Dieu qui le contrôlait (combien souvent certains déclarent n'avoir plus besoin de celui qu'on appelait "Dieu" !), faut-il faire une nouvelle expérience : comprendre que cette "délivrance" est fausse et ne peut satisfaire personne, si ce n'est que très momentanément. Dans un monde où la consommation est considérée comme le remède à tous les maux, il est manifeste qu'elle ne comble jamais, tout au plus accroît-elle le "manque" en annonçant toujours plus, en incitant chacun à acquérir toujours davantage... La sécularisation joue ainsi sur le "manque" en l'homme face auquel sont toujours proposées d'autres ressources matérielles, chères et tentantes. Même si l'on parvient à en posséder certaines, elles se révèlent souvent bien décevantes et il en reste toujours d'autres que l'on ne possède pas encore, et qui semblent indispensables à "l'homme parfait" qui veut se conformer à ce modèle de "perfection" qu'on lui présente comme à tous ses congénères.

L'homme, dans sa quête de lui-même et de son plaisir, alors qu'il se croit débarrassé de Dieu (cet empêcheur de tourner en rond ?) et des "autres", tous les autres considérés de plus en plus comme inutiles et importuns (effectivement, ils semblent avoir souvent ce que je ne puis atteindre), se retrouve bien seul : quand tout peut lui être proposé par internet, livré chez lui, à domicile, ou récupéré dans des magasins où les caissières ont été remplacées par des machines... il reste à l'homme solitaire à comprendre qu'il est finalement enfermé dans un univers clos où il se protège des autres, en se constituant lui-même comme "centre du monde". Certes, il ne s'agit pas alors de le "rattraper" et d'essayer de le séduire, comme le pensent certains "missionnaires", avec une solution toute faite, en lui offrant l'alternative, tout aussi enfermante de la "religion" : l'Eglise, selon cette image qu'elle a si souvent manifestée, d'un lieu où la foi est présentée comme un ensemble de pratiques et de formulations "obligatoires", peu compréhensibles, voire inaudibles, et parfois même sectaires, quand on cherche à en exclure certains (les "infidèles", les "athées", les "indifférents"...), est tout aussi "enfermante". Une telle proposition n'est d'aucun secours car il faudrait d'abord résoudre un énorme problème de langage...

En revanche, à travers notamment de nombreux exemples bibliques, remarquablement commentés, l'auteur (cf. pp. 237-239 entre autres), souligne comment Dieu, quant à Lui, ne veut jamais s'imposer et ne fait toujours que passer dans une absolue discrétion.

Ce qui manque à l'homme, c'est bien évidemment le "souffle" pour le pousser, le soulever, le stimuler, donner sens à sa vie - ce "souffle" qu'on ne connaît guère dans un monde sécularisé... On a reconnu "ruah" en hébreu - celui que nous appelons l'Esprit (saint).

Pour conclure ici après ces quelques remarques rapides, ces "mises en appétit", qui ont permis encore de recourir à quelques citations du livre d'Albert Rouet, je m'autoriserai à quelques notations plus personnelles car il va de soi que la lecture de cet ouvrage suscite bien des réflexions et méditations de la part du lecteur.

C'est bien à travers la rencontre, l'écoute de tous ceux qui sont assoiffés dans notre entourage personnel, que peut se retrouver et se creuser ce manque, de fait, si nécessaire puisqu'il permet à l'homme de se penser comme homme, et de "s'humaniser". Pour le croyant qui ose entrer dans une véritable rencontre avec ceux qu'il côtoie, il comprend, parce qu'il connaît le monde dans lequel il vit, qui est aussi son monde, qu'il ne peut guère "parler de Dieu", avec des vocables inconnus, dont l'usage unilatéral ne peut que bloquer tout échange vrai. Mais, lui, peut au moins, vivre de Dieu, avec l'autre et par l'autre, de ce Dieu qui s'exprime dans le murmure subtil d'une brise légère, que ce soit dans la rue, en buvant un café dans un bistrot, au cours d'un entretien confiant, qui souvent est déclenché de façon étonnante, simplement parce que l'on a pu s'intéresser en vérité à la personne rencontrée, qu'on a bien voulu l'écouter mais surtout l'entendre. Cette rencontre profonde de l'autre n'est possible que si le croyant alors, fait totalement confiance à l'Esprit qui l'habite : non pas dans une conformité au monde, à l'esprit de ce monde, qui nous invite à l'uniformité, mais selon la diversité et la liberté des "enfants de Dieu". C'est ainsi qu'on redécouvre chaque fois l'Esprit de Dieu, en soi et en l'autre, et cet Esprit invite à "entrer" et à contempler ("Venez et voyez", Jean 1, 39). C'est en aimant ce monde que Dieu a donné à l'homme pour y vivre - et pour découvrir la "vraie" vie -, en agissant dans ce monde avec les personnes qui le peuplent, que se révèle enfin la joie véritable...

Il s'agit pour le chrétien aujourd'hui, bien évidemment, de ne renoncer ni à Dieu ni au monde : ils ne sont pas incompatibles, bien au contraire puisque l'homme a été chargé dès l'origine de poursuivre l'oeuvre de création (cf. Adam qui est invité à nommer le monde et tout ce qu'il contient, Genèse 2, 19-20) ; cette tension que l'homme éprouve souvent entre le "manque" et les dons qu'il reçoit, entre le désir et la vraie rencontre, est précisément, une conséquence de la sécularisation, mais celle-ci peut être libératrice. Belle occasion de découvrir la liberté, pour moi comme pour l'autre. Elle est grâce, don gratuit pour moi, lorsque je recherche la véritable humilité dans le regard porté sur l'autre : cette grâce de rencontrer Dieu, tous les jours et à chaque instant de ma vie ; chaque fois que nous sommes deux ou trois assemblés, et tournés vers plus grand que nous, vers ce qui nous dépasse infiniment, le Christ est au milieu de nous (Mt 18, 20). Grand chemin spirituel qu'il nous est donné de vivre en n'importe quel lieu : au bureau, dans la rue, dans un Etablissement Hospitalier pour Personnes Dépendantes, dans les prisons, auprès d'un malade, auprès de tous ceux qui sont abandonnés...).

La grande idée de ce livre d'Albert Rouet est bien que la sécularisation peut être positive pour la foi, et il y aurait encore beaucoup de choses à souligner à travers la leecture de cette belle synthèse : de nombreuses mises au point sont faites qui ne peuvent manquer de dynamiser le croyant, parfois découragé par ce qu'il voit et pense de l'Eglise. On citera un peu en désordre :

Bonne lecture à tous !

[Commentaire de Marie-Christine Hazaël-Massieux]