"Dès que l’homme se dégage de lui-même pour aimer le prochain dans un détachement de soi absolu, il touche déjà au mystère silencieux et ineffable de Dieu. Cet acte est déjà porté par la communication divine de soi que nous appelons grâce et qui donne son sens de salut et d’éternité à l’acte qu’elle porte. […] Dès qu’il y a un amour du prochain suprême et radical, où on s’engage vraiment avec la dernière force de l’être et en s’abandonnant pour servir le semblable, il y a charité, don amour de Dieu, toujours et partout où cela se fait."
[même quand nous ne le savons absolument pas, insiste K. Rahner]
"Naturellement, cet acte fondamental n’est jamais possible à l’homme que par l’anticipation de l’absolu de la réalité, c’est-à-dire par le fait qu’il est déjà en rapport avec Dieu, implicitement et sans nette réflexion. En effet, nous ne commençons pas à être en contact avec Dieu au moment seulement où nous l’invoquons expressément, où nous nommons explicitement, en le confessant, le mystère vers lequel nous allons et qui donne seul, d’ailleurs, la possibilité d’être libre en esprit et d’aimer. Nous sommes implicitement reliés à Dieu, partout et toujours, dans l'acte de la connaissance et à plus forte raison dans l'exercice de la liberté. Lors donc qu'on montre de l'amour au prochain, dans la manière fondamentale de réaliser l'existence, cet acte fondamental est porté par l'Esprit Saint, de par la volonté salvifique de Dieu, générale et divinisante, qui est partout à l'oeuvre, en dehors de l'Eglise aussi ; il est alors inconsciemment et implicitement, mais réellement un acte de charité, amour de Dieu. [...] Partout où on a l'esprit ouvert à l'intérêt du prochain, dans une liberté réelle et prête à s'exercer à l'égard d'une personne, on fait plus que d'aimer simplement un prochain déterminé, car cet acte est déjà enveloppé de la grâce de Dieu. On aime le prochain et on aime Dieu en lui, car on ne peut témoigner aucun amour au prochain sans le dynamisme de la liberté de l'esprit, qui repose sur la grâce divine, et qui est toujours orienté dès le commencement au mystère ineffable et sacré que nous appelons Dieu."
Seul le chrétien confesse – ou croit confesser Dieu - dans l’amour du frère, poursuit K. Raher, mais le non chrétien, celui qui ignore tout de Dieu, peut être sauvé précisément par grâce, cette grâce qui se manifeste déjà dans l’amour qu’il a pour son frère
Et à la fin de l'ouvrage déjà cité qui regroupe tant de belles méditations de Karl Rahner (en conclusion), il explicite encore :
"... on peut [...] faire une remarque susceptible de faire comprendre, au moins approximativement,
le surgissement miraculeux de cet amour extraordinaire dans nos existences de pauvres petits bourgeois, dans nos
vies quotidiennes qui ne sont apparemment qu'insignifiance et misère. Ce miracle doit, en vérité, être le
fait d'une liberté consciente, mais ne doit pas pour autant, prendre nécessairement une forme intellectuelle
ni se couvrir des notions forcément pathétiques, dont nous nous sommes forcément servis ici, sans avoir d'ailleurs
atteint la réalité, toujours plus vaste et plus profonde que ne le disent ces propres [propos ?] emphatiques.
De plus, on comprend parfaitement que, même dans une vie humaine très ordinaire, il y ait des moments qui ouvrent
la porte à cet amour infini, intuitif, et pourtant réel. Oui, même le cours très ordinaire d'une vie bornée par
les soucis quotidiens (et nous y rangeons l'ensemble de nos occupations culturelles) offre des moments où cette
activité s'arrête pour ainsi dire et laisse paraître des brèches et des failles, par où le regard peut se glisser
dans ce qui est apparemment le vide, mais qui, en fait est l'Infini : lui seul nous apparaît alors comme la réalité
et devient, pour le regard qui se perd en lui, le point de départ et la base de notre conscience et de notre liberté,
la réalité ne se réduisant plus alors à ce réel dont nous nous occupons, quand nous sommes froidement réalistes !
Ce qui est encore plus important, c'est que surgissent de temps en temps, probablement dans toute vie humaine, des
moments où l'amour quotidien, sans prétention, qui se différencie à peine d'un égoïsme raisonnable, se trouve
soudainement placé devant le choix d'aimer sans récompense, de faire confiance sans garantie, de s'engager là où
il n'y a apparemment qu'aventure absurde, une aventure qui ne peut rien rapporter !
Dans de telles occasions, la liberté humaine se trouve devant un choix : celui d'être prudemment lâche, de se
dérober, de ne pas s'engager soi-même ou, au contraire, celui de l'audace qui consiste à aimer véritablement,
au sens propre du terme, comme un "sujet" libre, en faisant audacieusement confiance, ce qui semble absurde,
mais reste pourtant - ô miracle des miracles - à notre portée. A ce moment-là, il n'y a plus de terre ferme,
dont on pourrait vérifier, par avance, la solidité ; c'est alors que la liberté a plus d'audace que ne lui en
concèdent les calculs du bon sens, c'est alors qu'elle prend des risques et que le "sujet" lui-même tombe dans
l'insondable, dans l'infini où demeure Dieu, car l'expérience de Dieu ne peut se faire en définitive que dans
cette chute où se dérobe toute terre ferme. En tombant dans le mystère sans fond de la divinité, la liberté à
vrai dire ne songe plus à elle-même ; cette chute est finalement provoquée, rendue possible et rejointe par
ce que nous appelons la grâce divine, qui seule nous fait la grâce d'une liberté capable d'un saut inconditionnel.
Ces remarques ne changent rien au fait que ce miracle de liberté, d'amour et donc de fraternité sans bornes peut
se produire au milieu de la banalité de tous les jours. La rampe de lancement (si l'on peut s'exprimer ainsi)
peut être fort étroite et se deviner à peine à travers la platitude de la vie quotidienne. Ces bagatelles
(en termes bibliques : le verre d'eau donné à celui qui a soif) c'est-à-dire la parole de réconfort prononcée
au pied du lit d'un malade, le renoncement à un petit avantage mesquin, même face à l'adversaire dont l'égoïsme
nous révolte, ainsi que mille autres riens de la vie quotidienne peuvent constituer la modeste action qui permet
d'entrer dans l'esprit de la fraternité désintéressée : c'est elle qui constitue l'authentique agir de notre vie."
(ibid., pp. 557-559)