Marion Muller-Colard

Comme la première foi

"Jusqu'à la crucifixion, les disciples de Jésus sont des juifs. Ils ont suivi un rabbi juif qui prêchait en faveur d'une réforme du judaïsme. Comment deviennent-ils chrétiens ? Il y a beaucoup d'angles par lesquels on peut répondre à cette question. Mais nul doute que quelque chose bascule lorsque Jésus, dans ses apparitions, boucle la boucle de l'incarnation. Dans l'évangile de Jean, il invite Thomas à enfoncer ses doigts dans ses plaies Dans l'évangile de Luc, il dit à ses disciples : "Touchez-moi et voyez ; un esprit n'a ni chair ni os comme j'en ai". Dans l'évangile de Matthieu, les femmes s'approchent de lui et saisissent ses pieds pour l'adorer. Jésus est sorti d'un corps de femme, il a pris corps en croissance et jusqu'à la mort. Par-delà sa mort, il se révèle en corps. Devenir chrétien, ce n'est pas avant tout appliquer une orthodoxie ou ânonner des dogmes, c'est être incorporé à cette incarnation.

Deux mille ans plus tard, les contingences géographiques et sociologiques prédestinaient probablement beaucoup d'entre nous à naître chrétiens. Encore fallait-il le devenir. Pour ma part, je suis d'une génération qui a eu le choix : être athée n'est plus une tare sociale, j'aurais eu tout loisir à devenir bouddhiste (ce qui, de surcroît, est assez tendance), je suis libre de devenir musulmane si tel est mon bon plaisir. Mais je (re)deviens chrétienne devant un Dieu qui me donne à toucher ses plaies. Un Dieu qui ne me toise pas d'une hauteur immatérielle, mais vient voir avec moi ce que cela signifie d'avoir un corps, d'être vivant de cette matière-là. "Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru !", dit Jésus à Thomas. Je n'ai pas vu et je n'ai pas touché. Mais j'ai été manifestement touchée, puisque ma peau frissonne aussi d'efffroi et de joie lorsque je pense au crucifié ressuscité."

"S'incarner chrétien" (Jn 20, 19-31), extrait ; tiré de Comme la première foi, Editions Passiflores, 2013, pp.108-109.

Ecrivain contemporain, profondément inspirée par la lecture et la méditation constante de l'Evangile, Marion Muller-Colard, dans ce petit ouvrage nous livre, en relation avec des passages bibliques, qu'elle commente mais qu'elle traduit aussi directement dans la vie contemporaine (ici le chapitre 20 de l'Evangile de Jean), des témoignages de foi qui peuvent être, comme celui-ci, très personnel. De belles pages à méditer...