Marion Muller-Colard

Extrait de L'intranquillité

"Si j'accepte que la Parole m'invite à accueillir l'intranquillité et à la vivre comme une condition à mon humanité, c'est parce que Jésus s'est soumis avant moi à cette même condition. Je suis suffisamment insubordonnée, moi aussi, pour ne pas suivre un maître qui indique un chemin qu'il n'a lui-même jamais emprunté. C'est un point sensible qui m'a rendue imperméable à de nombreuses instructions, tant il est vrai qu'on enseigne volontiers ce qui nous fait défaut.
Jésus n'est pas seulement celui par qui l'intranquillité arrive, mais aussi celui qui la vit, intensément, jusqu'à l'extrême.
Pour le découvrir, nul besoin de longues exégèses. il suffit de constater deux éléments essentiels du ministère du Christ : il marche et il rencvontre.
Il marche à n'en plus finir et on ne sait pas toujours pourquoi il prend ce chemin plutôt qu'un autre. Il prend parfois de l'altitude, de la hauteur, puis il redescend : il prend rarement deux fois le même chemin, il semble ignorer les frontières, il n'évite ni les déserts ni les lacs, il n'hésite pas à se rendre dépendant de l'hospitalité des autres. Il marche et refuse de se fixer quelque part. Le Fils de l'homme n'a nulle part où reposer sa tête. Il entretient le mouvement inhérent à toute vie vivante, il se préserve de l'immobilisme. Héritier de notre père Abraham, héritier du nomadisme existentiel que prescrit la Parole dès son origine. Car le nomadisme garantit la possibilité toujours renouvelée d'une rencontre.
Rien ne laisse plus intranquille qu'une rencontre. Qu'elle génère de l'agacement, de la passion, un trouble, une reconnaisance, une dette, une familiarité inédite, une étrangeté dérangeante, la rencontre laisse dans le sillage un visage et des questions irréductibles. Questions légères qu'on aura semées au premier virage, questions lancinantes qui nous hanteront longtemps : qui est cet autre dont je n'arrive pas à oublier le visage et dont les paroles me rattrapent dans le silence ? Qu'est-il venu semer dans ma vie ? Un renouveau salvateur, une confusion qui me menace gratuitement ? On ne sort jamais indemne de l'épreuve d'altérité, à moins bien sûr de toucher sans se laisser toucher, de parler sans entendre en retour, de contourner ce qui en l'autre est inédit."

(Marion Muller-Colard : L'intranquillité, Bayard, "J'y crois", 2016, pp. 82-94).

Ecrivain contemporain, profondément inspirée par la lecture et la méditation constante de l'Evangile, Marion Muller-Colard relit dans ce petit ouvrage, L'intranquillité, sa propre existence à la lumière de l'Evangile, en nous invitant à vivre de cette "intranquillité" de Jésus. Elle voit dans cette "intranquillité" la marque précisément de celui qui suit le Christ, toujours emporté au souffle inédit de l'Esprit... Elle prolonge ainsi la démarche de nombreux Pères de l'Eglise : on pense certes à Grégoire de Nysse, mais à bien d'autres, qui ne pouvaient accepter l'immobilité, l'engourdissement, et qui recherchaient, l'eau vive, la lumière, le souffle qui renouvelle et qui entraîne dans un ailleurs toujours à découvrir...

A savourer tout particulièrement dans les temps troublés que l'on vit en temps de pandémie.