Dom André Louf

"Une nouvelle fois, nous voici sur le point de suivre Jésus au désert, et de l'accompagner de plus près jusqu'à sa Pâque. Depuis les débuts de l'Eglise, ces quarante jours sont marqués par l'aumône, le jeûne et la prière. Trois pratiques qui semblent avoir été associées par Jésus lui-même, comme en témoigne l'évangile [de ce jour : Mt 6, 1-6.16-18].
Il y aurait deux façons de les pratiquer, correspondant à ce que l'on pourrait appeler deux niveaux de notre personnalité, un niveau visible, qui se voit, et un niveau invisible, qui ne se voit pas, une façade apparente et superficielle, et une profondeur qui échappe aux autres et parfois à nous-mêmes. C'est pourquoi d'ailleurs, le risque existe de se contenter de ce qui est visible, c'est-à-dire de l'image que les autres ont de nous et qu'ils nous renvoient, et dans laquelle nous avons tendance à nous installer pour peu que celle-ci soit flatteuse. Les autres nous voient jeûner, nous voient prier, et des applaudissements se déclenchent, ou au moins nous nous figurons les déclencher, et nous nous en contentons.
Or, ce niveau superficiel en cache un autre beaucoup plus profond, au plus intime de nous-mêmes. Le regard des autres ne peut pas y pénétrer pour nous renvoyer l'image que ceux-ci ont de nous, et nous-mêmes, nous en soupçonnons souvent à peine l'existence. Un autre regard y pénètre : celui de notre Père qui est aux cieux, lui qui est présent dans cet invisible et dont le regard voit dans le secret.
Ce regard est un regard d'amour, même s'il paraît parfois impitoyable lorsqu'il arrive à réduire patiemment, un par un, les traits du masque qui, à l'extérieur, voile notre véritable profondeur, qu'il est seul à connaître parce qu'il en est l'auteur, qu'il y est présent, comme dit l'évangile - "présent dans le secret" - et qu'il y attend inlassablement que nous acceptions de descendre jusque-là pour le rejoindre..."

(Dom André Louf : "Joyeuses pénitences. Cendres", in La liturgie du coeur. Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator, 2018, pp. 88-89).