Dom André Louf

Un chemin vers Pâques

1-"La brisure du coeur"    2-"Des semences d'éternité"
3-"Le jaillissement de l'eau vive"    4-"L'appel du désir" ; "Ta foi t'a sauvé"
5-"La lumière obscure"    6-"Se laisser aimer"
7-L'annonce faite à Marie    8-Que notre désir rencontre le désir de Dieu
9-"La mort ou la vie"    10-"Un faible pour les pécheurs"
11-Quand le voile se lèvera...    12-"La force dans la faiblesse"   
13-"Vertige du désert"    14-Un peuple libéré   
15-"Deux paraboles de l'amour"    16-"Christ est ressuscité !"   
17-La foi est amour       


17-La foi est amour
(19-04-2020)

Alors que l'octave de Pâques s'achève, que déjà bien des signes de "reconnaissance" de Jésus se sont manifestés chez ses disciples, s'ouvre à nous la suite... Car il y a une suite, et cette suite c'est une vie transformée, à l'image de celle des disciples de Jésus devenus définitivement, les "témoins" du Christ, de Jésus ressuscité.

Pendant de nombreux jours encore, tout le temps pascal (jusqu'à la Pentecôte), nous allons savourer ce que ce chemin nous a révélé de Jésus, de sa place dans nos vies. Et nous allons un instant, avant de quitter Dom Louf, nous laisser guider une dernière fois, car maintenant il est effectivement question de notre foi : c'est la foi qui a permis aux apôtres de reconnaître Jésus ; c'est la nôtre qui nous permettra désormais de continuer à le suivre sur les chemins de la vie, parfois "ordinaire" que nous menons, en le reconnaissant, tantôt difficilement, tantôt soudainement, à un tournant, ou après une descente ou une montée du chemin qui nous permettra de voir à nouveau, de croire...

L'Evangile de Jean, lu en cette année A (Jn 20, 19-31) - mais nous ne sommes pas appelés pour autant à négliger les synoptiques qui tous nous apprennent quelque chose aussi des rencontres des apôtres avec Jésus ressuscité - nous rappelle principalement, en ces versets, les difficultés de la foi sans voir, celle de Thomas qui est bien souvent la nôtre : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt à l'endroit des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas !". Thomas réclame un signe sensible...

"Il y a cependant des signes qui ne trompent pas, et que les disciples vont peu à peu déchiffrer. L'un de ces signes est le pain rompu et béni. Un autre est celui rappelé par l'évangile [de Jean 20, 19-31 : à lire] : les mains et les pieds transpercés, la plaie au côté. Ce signe a tellement frappé les apôtres, en l'absence de Thomas, qu'ils s'y appuient pour convaincre leur compagon incrédule. Mais Thomas a haussé les épaules, et il avait peut-être raison. Selon lui, un vrai corps de ressuscité ne devrait plus comporter de plaies, même pas de cicatrices. Il devrait être un corps humain parfait, selon les canons de la beauté et de l'esthétique humaines, un bel Apollon grec, quoi. Mais telle n'est pas la perfection du corps ressuscité de Jésus, ni la perfection pascale d'un corps humain transformé par l'Esprit.

La différence est importante. Jésus ressuscité ne retrouve pas le corps parfait du premier Adam, dont Dieu avait pourtant dit qu'il était très bon et très beau, mais il garde les traces de sa Passion et donc du péché. Son corps a été frappé, meurtri, déchiré, transpercé, à cause de nos péchés. De ces plaies, le sang a coulé. C'est toute la souffrance humaine, et toute la faiblesse humaine, et toute la laideur humaine qui se sont exprimées ainsi dans le corps agonisant de Jésus. Et c'est chargé de cette souffrance, de cette faiblesse et de cette laideur que Jésus a traversé la mort, et qu'en traversant la mort il l'a, littéralement, engloutie, réduite à néant. Mais c'est aussi à partir de cette même souffrance, faiblesse et laideur, qu'il a acquis un corps nouveau, un corps de ressuscité, où toutes les plaies subsistent mais ne saignent plus. Au contraire, elles sont maintenant ruisselantes de lumière et de gloire divines. Telle est, en effet, la beauté pascale, lorque tous les souvenirs et toutes les traces de la laideur de jadis se trouvent transfigurées en gloire et en source d'éternelle action de grâces.

Comme Jésus, nous aussi, nous garderons éternellement, jusque dans nos corps de gloire, les traces de nos épreuves présentes, mais transformées en plaies glorieuses, en signes de l'éternelle miséricorde de Jésus."

(André Louf : "Des plaies ruisselantes de gloire", in S'abandonner à l'amour. Méditations à Sainte-Lioba I, Salvator, 2017, pp. 102-103).

Pourtant, quand on a pas vu, comme nous, comment croire ? Certes Jésus dit bien aux disciples, après la rencontre de Thomas huit jours plus tard : "Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! ". Dom Louf nous invite à faire le tour des rencontres de Jésus ressuscité avec ses disciples telles que nous les rapportent les évangélistes : or, les disciples ne reconnaissent pas Jésus immédiatement ; pour eux aussi, un "signe" est nécessaire ; c'est le cas pour Marie-Madeleine qui reconnaît Jésus quand il l'appelle par son nom (Jn 20, 11-18), les disciples d'Emmaüs (Luc 24, 13-35), eux reconnaissent Jésus lors de la bénédiction prononcée sur le pain partagé... Jean, toutefois, le "disciple que Jésus aimait" nous apprend que les "signes" peuvent être variés, mais surtout très discrets, comme lors de la pêche miraculeuse qui suit la résurrection : les apôtres suivent Pierre, tous découragés après la mort de Jésus, qui finit par dire : "je vais pêcher" et, continue l'évangile (Jn 21, 3) : "cette nuit-là, ils ne prirent rien" !

Lorsqu'ils rentrent bredouilles, ils voient un homme sur le rivage qu'ils ne reconnaissent pas et qui leur dit de jeter le filet "à droite du bateau"... "Ils le jetèrent donc et ils n'avaient plus la force de le tirer, tant il était plein de poissons" (Jn 21, 6). Certes, cette surabondance rappelle les noces de Cana (Jean 2, 1-12), mais aussi la multiplication des pains (Jn 6, 11 ss). Immédiatement, cependant, Jean dit à Pierre "C'est le Seigneur" ! C'est ainsi qu'il le reconnaît, lui qui déjà, alors qu'il courait au tombeau avec Pierre, et qui l'a laissé entrer le premier, et alors que celui-ci devant le linceul et les linges affaissés ne comprend rien, Jean nous rapporte du disciple que Jésus aimait : "Il vit et il crut" ! (Jn 20, 8).

Si l'amour fait réagir "celui que Jésus aimait" bien plus vite, plus spontanément que les autres, les disciples de Jésus, et pas seulement Thomas, ont tous, successivement, manqué de foi en la résurrection de Jésus... :

"...ils ne se sont rendus à l'évidence qu'après avoir vu, côtoyé et même touché le Ressuscité. Cette incrédulité partagés par tous rend encore plus mystérieuses les paroles inattendues que Jésus prononce ensuite à notre intention, à l'intention de ceux qui n'ont pas vu : "Heureux ceux qui croient sans avoir vu !". Si les apôtres ont d'abord dû voir avant de croire, de quel droit alors oserions-nous "croire sans avoir vu ?"

Aucun droit, sûrement, mais l'extraordinaire privilège d'avoir été choisi pour cela, de préférence à tant d'autres, par Jésus en personne, d'avoir été l'objet d'un amour à jamais inexplicable. Car la foi n'est pas seulement foi, elle est amour. Elle n''est pas d'abord une croyance même certaine, elle est affaire de tendresse. Elle fait appel aux yeux non pas de la raison, mais aux yeux du coeur. Celui que Jésus aimait, l'apôtre Jean, accouru avec Pierre près du tombeau du Ressuscité, ne voit pas Jésus, disparu, mais seulement le linceul abandonné par terre. Or, cela lui suffit, dit l'Evangile : "Il vit et il crut", là où le prince des apôtres reste tourmenté par le doute.

(André Louf, ibid., p. 105).

Cette foi qui "ne nous appartient pas car elle est don de Dieu, qui nous fait sans cesse balancer entre l'incrédulité de Thomas ou des apôtres, et la clairvoyance affectueuse, de Jean..." est aussi toujours amour. Elle nous est décrite dans la Première épître de Pierre : Ce Jésus Christ "sans l'avoir vu vous l'aimez ; sans le voir encore, mais en croyant, vous tressaillez d'une joie indicible et pleine de gloire..." (1 P 1, 8).

C'est cet amour qui, sous l'action de l'Esprit, par pure grâce, nous habitera tout au long de ce temps pascal, et - souhaitons-le - tout au long de notre vie ! Si la foi peut être aussi forte, ce n'est pas parce qu'elle est seulement croyance, bien difficile pour ces humains que nous sommes, toujours en quête de "preuves", comme Thomas, et finalement comme tous les apôtres, mais parce qu'elle est aussi amour ! Et ce qui précède la foi, c'est toujours l'amour : l'amour de celui qui nous a aimés le premier...

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16-"Christ est ressuscité !"
(12-04-2020)

En ce Samedi saint, jour de silence nous méditions le célèbre texte d'Epiphane pour saisir ce que signifie pour nous "la descente aux enfers de Jésus", allant rechercher Adam et Eve dans les enfers, pour les arracher à la mort, et les introduire dans son paradis. André Louf rapporte une belle histoire, en examinant les représentations d'une icône pascale russe, consacrée à la descente aux enfers. On voit d'abord Jésus, au plus bas du Shéol, qui se penche miséricordieusement vers le vieil Adam, tenant à la main la croix sur laquelle il a été crucifié et a ainsi vaincu la mort ; tout en haut de l'icône il y a le Paradis, dont la porte est ouverte pour accueillir le cortège des patriarches (Abraham, Moïse, David et en tête Jean-Baptiste "le plus grand parmi ceux qui sont nés de femmes" [voir Luc 7, 28] ; tous sont sur le point de franchir le seuil entraînés par Jésus :

"... et voilà que dans cette porte ouverte apparaît un autre personnage, ressemblant à s'y méprendre à Jésus, en tenue de crucifié, dévêtu, un perizonium [pagne qui servait de caleçon durant l'Antiquité] autour des reins, et lui aussi tenant à la main une croix, une toute petite croix. Vous l'avez deviné : il s'agit du bon larron [voir Luc 23, 39-43]. Il est déjà là. Il a devancé tous les grands de l'Ancienne Alliance. Une seule parole lui a suffi pour que Jésus lui accorde ce raccourci de grâce pour précéder tout le monde dans le Royaume."

André Louf : "Un raccourci de grâce", in S'abandonner à l'amour". Méditations à Sainte-Lioba I, Salvator, 2018, p. 99)

Il y a encore d'autres symboles dans cette icône que nous voudrions pouvoir montrer à tous :

"Que [le bon larron} ressemble à Jésus ne doit pas nous étonner : c'est d'abord Jésus qui a voulu ressembler à lui dans sa mort, car c'est bien entre deux assassins qu'il a choisi d'être crucifié, et, comme le dit le prophète [Isaïe 53, 12], c'est parmi les malfaiteurs qu'il a été compté. Vraiment, si un malfaiteur a pu reconnaître Jésus et a fini par lui ressembler à tel point, qui oserait désespérer de ne pas lui ressembler parfaitement un jour ? Et voilà le premier Adam, le second Adam, et le larron, tous les trois désormais parfaitement ressemblants. Le premier des pécheurs, et le dernier pécheur de la Première Alliance, et Jésus ressuscité, vainqueur du péché et de la mort, qui les transforme en lui. Nous sommes là au coeur de l'Evangile, de la Bonne Nouvelle. Cette Pâque n'aurait pas été la Pâque de Jésus si les pécheurs et les prostituées n'y avaient précédé tous les autres au Paradis."

(André Louf : ibid., p. 99)

Et avec Paul, nous avons envie de nous hisser au rang de premier pécheur de la Nouvelle Alliance pour ressembler à Jésus ! "...la grâce de notre Seigneur a surabondé avec la foi et l'amour qui est dans le Christ Jésus. Elle est sûre cette parole... : le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis, moi, le premier." [1 Timothée 1, 14-15].

Et c'est dans notre contemplation, que le grand cri de la nuit vient nous surprendre, nous qui sommes encore sur cette terre : "Le Christ est ressuscité ! Le Christ est ressuscité ! Le Christ est ressuscité !". Dans l'obscurité de nos célébrations de la messe de la nuit, les pâles flambeaux, allumés au cierge pascal, manquent encore de s'éteindre, comme notre foi vacillante ! Est-ce bien vrai ? Est-ce possible ? Dans le silence, nous en étions restés au Vendredi Saint, à la mort de Jésus abandonné sur la Croix, et c'est la grande surprise de Dieu, comme toujours, qui nous réveille au milieu de nos désespoirs : "Oui, il est vraiment ressuscité !"

Marie-Madeleine découvre que la pierre a été déplacée ; elle court informer Pierre et les autres apôtres que le corps de Jésus a disparu. Le tombeau ouvert est vide. Malgré la promesse de Jésus, cette disparition est d'abord source de désarroi pour eux tous. Pierre et Jean courent à leur tour (Jean 20, 1-9). Jean arrive le premier au tombeau mais laisse entrer Pierre. Pierre entre alors et voit les linges restés là ; "C'est alors qu'entra l'autre disciple, lui qui était arrivé le premier au tombeau. Il vit, et il crut" (Jean 20, 8) :

"Seul Jean, l'ami de Jésus, prend un peu d'avance sur les autres, pas seulement en courant plus vite que Pierre, mais par un pressentiment qui est sans doute celui de l'amour, cet amour qui seul peut justifier la foi. [...] c'est précisément parce qu'il ne voit pas, que l'amour donne [à Jean] de pressentir autre chose. Il devine, et il devine juste, comme il l'apprendra par la suite. Il voit le tombeau vide, une absence donc, mais, à travers l'absence, il croit à une présence. "Il vit et il crut", confesse Jean de lui-même, en si peu de mots avec infiniment de pudeur et de tendresse.

Désormais les apparitions de Jésus vont se succéder, mais toujours selon un même scénario. D'abord un moment de doute, de perplexité, parfois, comme dans le cas de Thomas, de franche incrédulité même [Jean 20, 19-31] ; puis, la surprise de la reconnaissance : "c'est le Seigneur" [Jn 21, 7], avec une telle évidence que, dans tel cas précis, les disciples n'éprouvent plus le besoin de se poser la question, "car ils savaient tous, dit l'Evangile, que c'était le Seigneur" [Jn 21, 13]..."

"La foi qui est aujourd'hui la nôtre n'est pas tellement différente de celle des disciples, même de celle des témoins oculaires de la résurrection. [Si, comme le dit St-Paul (Colossiens 3, 1-4)] nous aussi nous sommes déjà morts et ressuscités avec le Christ [...], même que nous sommes déjà assis avec lui à la droite du Père, et que là se trouve note vie la plus réelle (Ephésiens 2, 6) [...] cette vie est, pour le moment, une vie cachée, provisoirement cachée avec le Christ en Dieu, en attendant que le Christ apparaisse, et nous avec lui dans la gloire [Colossiens, 3, 3]. Notre réalité actuelle la plus glorieuse nous échappe encore en partie, en très grande partie d'ailleurs. Sauf à certains moments privilégiés, exceptionnels - qui pourrait vraiment croire s'il n'avait jamais connu de tels moments dans sa vie ? - mais des moments qui ne sont pas appelés à se prolonger. Nous vivons au coeur de Dieu, et nous ne l'apercevons guère. Nous aussi, nous nous mouvons en Dieu, mais comme des somnambules, des somnambules de la foi, et nous ne voyons vraiment que par intermitence. Ou alors, comme saint Jean dans l'évangile [cité ci-dessus : Jn 20, 1-9], nous voyons mais sans voir, à travers l'absence, parfois à travers nos obscurités et nos doutes, par la foi. Telle est, en effet, notre situation à nous tous ici-bas, depuis que, grâce à la Pâque de Jésus, le cours du monde et de l'humanité a été bouleversé. Comme saint Pierre nous le dira admirablement dans sa première Lettre : "Jésus, sans l'avoir vu, nous l'aimons ; sans le voir encore, mais en croyant, nous tressaillons d'une joie indicible" [1 Pierre 1, 8]. Et ce n'est pas là ni une misère ni un malheur, c'est une béatitude : "Bienheureux ceux qui croient sans avoir vu !" [Jean, 20, 29].

(André Louf : "Somnambules de la foi", in La liturgie du coeur. Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator, 2018, p. 130-132)

Qu'est-ce qui nous portera à croire en la Résurrection de Jésus, comme ces témoins privilégiés que sont les apôtres ? Est-ce que ce sera l'image des somnambules choisie par Dom Louf qui nous aidera à saisir ce qu'est la résurrection en nous ? ou bien la trace de ces rencontres intimes et exceptionnelles dont il fait l'aveu ici, et qu'évoquent bien d'autres croyants ayant ouvert totalement leur coeur à l'amour du Christ (lui qui nous a aimés le premier), et nous introduit alors dans l'intimité du Père avec lui, qui viennent habiter en nous : "Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui." [Jean 15, 23]. Est-ce ainsi que nous pourrons accéder à cette certitude de l'amour infini de Dieu qui "n'abandonnera pas [son] ami à la mort, ne le laissera pas voir la corruption" [Ps 15, 10] ?

Ou bien, est-ce par une méditation sur ce qu'est vraiment le baptême qui nous fait passer, avec le Christ, de la mort à la vie - ce que symbolise l'enfouissement dans l'eau et le relèvement, effectué par trois fois, "au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit", accompagné de toutes les paroles et tous les gestes dont les sens infinis ne peuvent apparaître que tout au long de la vie chrétienne ? Leur richesse sans fin ne se révèle que progressivement, et nous pousse aussi à mieux saisir des significations "cachées" dans les évangiles eux-mêmes...

Ce n'est pas pour rien que Pâques, depuis l'origine de la fête chrétienne, est le temps privilégié des baptêmes. Les catéchumènes ainsi passent de la mort à la vie, ressuscitant avec le Christ. Nous avons pu voir toute la symbolique des lectures du Carême et on pourra la voir encore se déployer pendant le temps pascal, pour manifester le changement dans nos vies qui deviennent vies de ressuscités... Les ressuscités sont ceux qui désormais reconnaissent le Christ. Ainsi, en relisant la rencontre de Jésus avec Marie-Madeleine, on verra que son amour est trop fort pour qu'elle s'arrête au seul constat d'un corps enlevé ; elle retournera au tombeau après avoir informé Pierre et Jean. C'est alors qu'elle va rencontrer le Christ [Jean 20, 11-18], que d'abord elle ne reconnaît pas, le prenant pour le jardinier... C'est seulement à l'appel de son nom par Jésus qu'elle va le reconnaître éblouie ("Rabbouni", Jean 20, 16) - signe magnifique qu'elle est alors baptisée de ce baptême que reçoivent les fidèles du Christ : les catéchumènes s'avancent vers le baptême à l'appel de leurs noms et reçoivent ce "nom nouveau", signe puissant de l'homme nouveau ou de la femme nouvelle qu'ils sont désormais dans leur attachement au Christ. De même, la Samaritaine (Jean 4, 1-42) ne peut reconnaître en Jésus d'abord qu'un juif, puis sans doute un prophète, avant qu'elle ne comprenne brusquement qu'il est le Messie, le Christ tant attendu, et que, forte de cette reconnaissance, dans un baptême surprenant qui est d'eau vive, cette eau symbolique donnée par Jésus, aussitôt emplie de la force reçue, elle reparte vers son village, laissant sa cruche, pour appeler, comme nouvelle "apôtre" qu'elle est devenue, tous ceux dont elle se protégeait en se rendant au puits, en plein midi, pour ne rencontrer personne : il a suffi d'une rencontre exceptionnelle pour transformer son coeur...

Est bien vraie cette parole de Jésus, que nous connaissions à travers ces belles paraboles du baptême, alors qu'il est aussi bien reconnu par un publicain comme Zachée que comme le larron en croix, ou tant de femmes dites "de mauvaise vie", qui, les uns et les autres reçoivent un baptême surprenant en rencontrant Jésus : "Les publicains et les prostituées vous précèderont dans le Royaume des cieux" [Matthieu 21, 31].

Puissions-nous en ce matin de Pâques courir au tombeau pour reconnaître Jésus dans l'aube qui se lève et croire alors à cette belle nouvelle de l'amour infini de Dieu qui "ne veut pas la mort des pécheurs [que nous sommes], mais qu'ils vivent !" [voir Jérémie 18, 23]: "Oui, le Christ est vraiment ressuscité !"

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15-"Deux paraboles de l'amour"
(09-04-2020)

Jeudi saint

"Jésus ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'au bout" (Jean 13, 1).

C'est Jean, dont l'évangéliste nous dit lui-même, qu'il reposait sur la poitrine de Jésus pendant la Cène, qui, ayant bu à la source toutes ces paroles et ayant vu avec son coeur ces gestes que nous refaisons aujourd'hui, nous rapporte ces paraboles dont il a pu en plénitude saisir la signification - ces rites accomplis par Jésus et ses disciples "en souvenir de l'Exode et de la Pâque juive et en anticipation de celles de Jésus", nous dit André Louf ("Deux paraboles de l'amour", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2018, p. 98).

Jésus va accomplir "deux gestes particuliers, deux signes, deux miracles d'un genre tout à fait nouveau. Il met en scène deux paraboles [...] et ces paraboles sont adressées aux "siens", c'est-à-dire "à ceux qu'il avait aimés", et qu'il veut maintenant aimer jusqu'au bout, en leur laissant, à la veille de son départ définitif, un souvenir aussi touchant, aussi éloquent que possible de cet amour" (André Louf, ibid.).

"Les deux [paraboles] se jouent entre Jésus et ses disciples. La première sous la forme d'un repas, non pas n'importe quel repas, mais le repas pascal, c'est-à-dire celui que les juifs, une fois l'an, prenaient ensemble en souvenir d'un agneau immolé jadis, dont le sang étendu sur les linteaux des portes avait sauvé le peuple élu [Exode 12, 21-28]. Mais la chair de l'agneau a désormais changé. Un autre agneau y a été substitué, que les disciples n'ont pas encore reconnu : non plus l'un des agneaux innombrables chaque année immolés par les croyants de la première alliance, mais un agneau unique, l'Agneau de Dieu, celui dont le sang suffira à lui seul pour enlever, une fois pour toutes, les péchés du monde. Cet agneau, pour qu'il n'y ait aucun doute possible, Jésus précise bien que c'est lui : "Ceci est mon corps", "Ceci est mon sang". Et comme pour les agneaux de l'Exode, il y aura encore une véritable immolation ; non plus la mort d'un animal, mais une mort d'homme : "Mon corps qui sera livré", "Mon sang qui sera versé". Corps livré pour vous, ajoute Jésus, sang de la Nouvelle Alliance, lui aussi versé pour vous (Lc 22, 14-20 ; Mt 26, 26-29 ; Mc 14, 22-25). La parabole est transparente. Ce sont là des gestes d'amour. Jésus avait prévenu ses disciples : "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime." (Jn 15, 13).

(André Louf : "Deux paraboles de l'amour", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2018, p. 98).

La seonde parabole, c'est "le lavement des pieds", qui n'a été retenu que dans l'évangile de Jean : "le disciple que Jésus aimait" nous en rapporte tous les détails [lire Jn 13, 1-30]. Ce texte d'une extraordinaire densité mériterait d'être analysé complètement car chaque geste a son importance : Jésus se lève, quitte son vêtement, ceint un linge comme un tablier, et ayant rempli une bassine d'eau, s'agenouille devant chacun de ses disciples pour leur laver les pieds et les essuyer avec le linge : un geste d'esclave et non pas d'un maître, "encore moins ceux d'un Messie", précise Dom Louf. Et Pierre va réagir.

Ces deux gestes sont bien présents lors de la célébration du Jeudi Saint : double signe que nous perpétuons dans nos liturgies : "le sacrement de l'Eucharistie et le sacrement du Lavement des pieds", précise Dom Louf dans une autre très belle homélie :

"Les deux sont indispensables à l'Eglise et aussi importants. Saint Jean nous le fit comprendre, en substituant tout simplement dans son Evangile au récit de l'institution de l'Eucharistie, que nous lisons chez les trois synoptiques, celui du lavement des pieds [...] Signe, dit-il, de l'amour jusqu'à la fin, résumé du grand parcours pascal de Jésus, depuis la sortie d'auprès de son Père jusqu'à son retour auprès de lui, et signe maintenant laissé à ses disciples, à l'égal de l'Eucharistie, comme un mémorial qu'ils auront à répéter inlassablement : "Vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns et les autres."

Le signe du pain rompu et du sang versé pour la rémission des péchés avait quelque chance d'être compris par les disciples, surtout à l'issue d'un repas pascal. Celui du Maître qui joue au serviteur, s'abaissant jusqu'à laver leurs pieds, était infiniment plus difficile à accepter. En tout cas, Pierre ne le comprend pas. Il en est même scandalisé et, comme de coutume, il ne cache pas ses sentiments et se sent appelé à protester, pensant sans doute se faire le porte-parole des autres.

Mais Jésus, qui connaît bien Pierre, non seulement insiste, mais se livre à un gentil petit chantage : celui qui ne se laisse pas laver les pieds par lui n'aura pas de part avec lui. Avec succès d'ailleurs, car Pierre ne supporte pas la pensée d'être séparé de Jésus, et il cède, peut-être en grommelant un peu. Et Jésus d'expliquer encore une fois que bien qu'il soit vraiment le Maître et le Seigneur, il ne le devient pleinement qu'en prenant sur lui ce geste réservé aux esclaves, s'agenouiller, s'abaisser devant ses disciples et leur laver les pieds. C'est là, tout en bas, tout près du sol, terre à terre, que la Pâque pourra avoir lieu."

(André Louf : "Un Seigneur à genoux" in La liturgie du coeur. Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator, 2018, p. 120-121).

Pierre ne comprend certes pas, comme les autres sans doute, et comme nous-mêmes, à quoi Jésus veut en venir, quand il fait de ce geste celui qui est indispensable pour avoir part avec lui :

"Il faut que Pierre aussi comprenne ce que le disciple que Jésus aimait a sans doute pressenti, à savoir que l'amour doit aller jusque-là. Non seulement aller, mais descendre, s'abaisser jusque-là. Tout au long de la vie, jour après jour, Pierre doit prendre cette place-là, celle que Jésus revendique pour lui au milieu des siens, qu'il a tant aimés, c'est-à-dire celle de serviteur, qui consiste à s'oublier, s'abaisser, s'effacer, afin que vivent et se développent celles et ceux que l'on voudrait tant aimer.

[...] Comme les juifs tenaient à répéter chaque année les rites de leur Pâque, ainsi les disciples de Jésus répètent chaque année le double rite qu'il leur a laissé en souvenir de son amour jusqu'au bout. Deux rites à proprement parler inoubliables, parce qu'ils sont des mémorials d'amour, du plus grand amour, du "trop grand amour", dira saint Paul [Ephésiens 2, 4] et parce que Jésus lui-même a voulu qu'ils soient ainsi régulièrement reproduits parmi ses disciples. "Faites ceci en mémoire de moi", leur demanda-t-il au sujet du repas eucharistique (Lc 22, 19). Et pour le lavement des pieds :"Je vous ai donné un exemple pour que vous fassiez à votre tour ce que j'ai fait pour vous." [Jn 13, 14].

(André Louf :"Deux paraboles de l'amour", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2018, p. 99-100).

Alors, en ce Jeudi saint, alors que sont commémorés les deux gestes donnés par le Christ pour que d'année en année nous puissions vivre ce plus grand amour qui va le conduire à la Croix, préparons-nous à entrer profondément dans la Passion du Seigneur et à la vivre, comme il nous l'a demandé, "en mémoire de lui", afin de nous souvenir sans cesse à quel point nous sommes aimés.

Demain, Vendredi saint, nous resterons dans la contemplation de la Passion, nous partagerons la souffrance inouïe de celui qui nous a aimés le premier, en relisant la "Passion selon St Jean" (Jean, chapitres 18 et 19).

Samedi saint, jour du silence de Dieu, nous pourrons méditer sur la descente du Christ aux enfers, où il retrouve nos premiers parents, puis leurs descendants, les patriarches, les prophètes qu'il vient tous délivrer de la mort, selon la belle tradition des Pères des premiers temps avec cette homélie d'Epiphane de Salamine (IVe-Ve siècle), avant d'être réveillés nous-mêmes par ce cri dans la nuit : "Le Christ est ressuscité..."

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14-Un peuple libéré
(07-04-2020)

Mardi saint

Il est important aujourd'hui en avançant vers la Pâque du Christ, son passage de notre monde à celui du Père, coeur de notre année liturgique, cet événement qui donne sens à tout ce qui va suivre et à ce qui a précédé, de reprendre le récit de la première Pâque, celle qui était connue de Jésus et de ses disciples puisqu'ils se réunissaient en ce temps de la Pâque juive, pour partager un repas qui était la commémoration de la première Pâque... la seule qu'à cette époque ils connaissaient. Pour mieux en saisir tout le sens avec eux, il est important que nous nous remémorions le premier "exode", le premier passage des Hébreux : d'Egypte au désert pour gagner la terre promise, en passant de l'esclavage à la liberté. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons saisir tout ce qui se joue au cours du "Triduum" pascal, c'est-à-dire les jours liturgiques que sont le jeudi saint, le vendredi saint, et même le samedi saint, jour du silence de Dieu. C'est ce que fait André Louf, en soulignant l'importance d'écouter le récit du premier Exode [que nous entendrons ou lirons lors du jeudi saint cette année en particulier : Ex 12, 1-8.11-14], et plus généralement de décrypter dans l'Ancien Testament les annonces de la venue du Messie :

"Au début du repas, [Jésus et ses disciples avaient sans doute écouté ensemble] le récit de la toute première Pâque, à la veille du premier Exode. Car Jésus le savait, tout ce qui allait maintenant se passer était non seulement la répétition, mais la pleine réalisation de ce que le peuple élu avait vécu tant de siècles auparavant. Dieu allait encore une fois libérer son peuple, et désormais définitivement. Et non seulement son peuple, mais encore tous les enfants de Dieu dispersés dans le monde entier.

Pour ce nouvel Exode, il fallait un nouveau Moïse. Et Jésus le savait aussi: ce nouveau Moïse, c'était lui. Et la nouvelle sortie d'Egypte était pour tout de suite, pour la soirée et le lendemain. Cela, ses disciples ne le savaient pas encore. Mais Jésus voyant encore plus loin, au-delà de cet Exode désormais imminent, il entrevoyait déjà son entrée triomphale dans la Terre promise. Désormais, aurait-il dit à ses disciples, je ne boirai plus jamais du fruit de la vigne avant de le boire dans le Royaume de mon Père. De cela, ses disciples s'en doutaient encore beaucoup moins.

Année après année, ils avaient célébré cette Pâque liturgique, comme un mémorial sacro-saint de l'un des événements les plus marquants de leur histoire avec Dieu. D'abord le mémorial de la libération d'Egypte et de la traversée de la mer Rouge. Ensuite, celui du retour de l'exil, puisque les prophètes avaient annoncé celui-ci comme un second Exode, une nouvelle Pâque. Y aurait-il alors un troisième Exode et une troisième Pâque ? Les trois disciples qui avaient pu assister à la Transfiguration [cf. Luc 9, 28-36] auraient pu se poser la question, puisqu'ils avaient entendu Moïse et Elie parler avec Jésus d'un Exode, dit l'Evangile, qu'il devait accomplir à Jérusalem.

Pour les disciples, ce n'eut été qu'un soupçon. Pour Jésus, c'était une certitude. Ce n'est pas par hasard que sa mort et sa résurrection coïncident avec l'immolation rituelle de l'agneau pascal, et qu'il va substituer à ce dernier le pain et le vin changés dans son corps et dans son sang, un pain rompu et un sang versé ; à la fois mémorial de la Pâque de Jésus et proclamation, et avant-goût, du fruit de la vigne que nous boirons un jour à nouveau, avec lui, dans le Royaume de son Père.

Mais il y avait un entre-deux : l'immolation de l'agneau, la mise à mort de Jésus, un entre-deux auquel Jésus ne pouvait échapper. Comme pour chacun de nous, il y aura un jour un même entre-deux : notre propre Exode, notre propre Pâque..."

André Louf : "Mordre la poussière", in S'abandonner à l'amour. Méditations à Sainte-Lioba I, Salvator, 2017, pp. 94-95).

Si dans l'Ancien Testament, Dieu s'était engagé à l'égard de son peuple, et celui-ci s'était engagé à préférer et ne servir aucun autre Dieu : "Il sera mon peuple, et moi je serai leur Dieu" [Jérémie 32, 38, par exemple, et en bien d'autres lieux de l'AT], dans le Nouveau Testament, cette confiance, précise André Louf "se prolonge entre Jésus et ses disciples" :

"Jésus [...] leur promet de demeurer avec eux, comme eux, à leur tour, demeureront avec lui. Ils seront là où lui sera, auprès de son Père, et contempleront sa gloire. Davantage même : ses disciples sont "dans sa main", dit-il, et "nul ne les arrachera de sa main", car il les a reçus de son Père, et "nul ne peut rien arracher de la main du Père" [Jean 10, 28-29].

Pour eux, la conséquence est évidente : "N'ayez pas peur !" Jésus y insiste à quatre reprises en Matthieu 10, 26-33 [à lire]. "N'ayez pas peur" [ou "ne craignez pas !"], le thème sera repris par les deux autres synoptiques [Marc et Luc], et magnifiquement développé par saint Jean dans le discours après la Cène [Jn 14, 1 ; 14, 27 ; 16, 35...].

(André Louf : "Le lieu intérieur du martyre caché", in S'abandonner à l'amour, Méditations à Sainte-Lioba, I, Salvator, p. 162)

Quelle est cette peur que peuvent éprouver les apôtres : d'être persécutés à leur tour, d'être mis à mort ?... Mais Jésus leur a dit : "Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent pas tuer l'âme ; craignez plutôt celui qui peut faire périr dans la géhenne l'âme aussi bien que le corps." (Matthieu, 10, 28), mais Jésus varie les exemples et les images de la libération qu'il promet, alors qu'il invite ses apôtres à ne pas craindre cette puissance du mal qu'il désigne à maintes reprises, comme "le Prince de ce monde", et à toujours vivre avec cette tranquille assurance, cette paix de celui qui se sait aimé infiniment (par le Christ et par le Père qui "viendront en eux faire leur demeure"). Les images prises pour les rassurer sont nombreuses : les brebis que le berger n'abandonne pas, à la différence du mercenaire [Jn 10, 1-5], les oiseaux du ciel [Mt 6, 26], ou les lis des champs [Mt 6, 28-29] dont s'occupe le père...

Particulièrement, au moment où Jésus leur fait ses adieux, où il leur annonce toutes les persécutions qui les atteindront, jusqu'au point d'être amenés à donner leur vie, ces persécutions de tous ordres que connaissent encore aujourd'hui ceux qui sont "témoins" de la vérité (on sait qu'en grec le mot qui signifie "témoignage" est le mot "martyria"), il leur rappelle qu'il ne les abandonnera jamais. Et ceci vaut pour nous, qui sommes - heureusement pas toujours dans le sang - amenés à souffrir au nom de Jésus. Et Dom Louf poursuit :

"C'est à l'intention de ces "témoins invisibles de Jésus", que nous sommes à tour de rôle, que Jésus répète aussi : "N'ayez pas peur, pas un cheveu de votre tête ne se perdra." Ou encore : "N'ayez pas peur, j'ai vaincu le monde !"

A condition de demeurer paisiblement blottis, cachés dans la main de Jésus, notre main dans la sienne, et d'accepter de le suivre partout où il va [...] c'est lui alors qui mènera le combat pour nous, qui prendra la parole à notre place. Il ne sera même pas nécessaire de préparer notre défense, car moi, dit Jésus, "je vous donnerai un langage et une sagesse à quoi nul ne pourra résister ni contredire, car ce n'est pas vous qui parlerez mais l'Esprit saint." [Luc 21, 15]."

Et même s'il nous arrivait de tituber un instant, ou même de tomber, ou de nous égarer par un chemin de traverse, "si nous sommes infidèles, nous avertit saint Paul, lui reste fidèle car il ne peut se renier lui-même" [2 Timothée 2, 13]. Jésus lui-même nous en a laissé l'image la plus émouvante, celle de sa fidélité à l'Alliance qui le lie indissolublement à chacun de nous, et qui nous rend à jamais inséparables de lui, quels que soient nos errements et nos égarements : l'image du bon pasteur qui part à la recherche de la brebis perdue, et qui l'ayant retrouvée, "la met tout joyeux sur ses épaules" et la reporte au bercail [Luc 15, 3-7]. En vérité, n'ayons pas peur, rien ne peut nous arracher de la main de Jésus."

(André Louf : ibid, pp. 163-164).

Si Dieu vêt toute herbe des champs de beauté, combien plus se soucie-t-il de son peuple ! Au moment où Jésus quitte ses disciples pour rejoindre le Père, et que, comme eux, nous ne le voyons plus, sachons que c'est aussi à ce moment-là qu'il nous a confié sa mission, son rôle dans le monde, c'est-à-dire d'être source de paix et de joie pour tous : définitivement avec lui. C'est bien vrai puisque nous savons que rien ne peut nous séparer de son amour :

"Qui nous séparera de l'amour du Christ? La tribulation, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive? Selon le mot de l'Ecriture: A cause de toi, l'on nous met à mort tout le long du jour ; nous avons passé pour des brebis d'abattoir. Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés. Oui, j'en ai l'assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur." (Romains 8, 35-39).

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13-"Vertige du désert"
(06-04-2020)

Lundi Saint.

La Semaine Sainte peut récapituler pour nous, condenser en quelques jours, les quarante jours du Christ au désert que nous n'avons vécu qu'imparfaitement : quarante jours où guidé par l'Esprit Saint - nous dit Luc [relire Luc 4, 1-13)], Jésus affronte le diable.

Nos quarante jours n'ont pas suffi, toutes nos faiblesses nous apparaissent, nos lassitudes, nos épuisements, nos peines, nos immenses souffrances nous débordent. Nous nous sentons si loin du Christ, perdus dans notre désert qui est devenu le lieu où nous continuons à le chercher, enlisés dans un Carême qui ne finira pas comme nous le désirions, en cette année d'épidémie mondiale, et où nos cris poussés vers Dieu, semblent ne pas l'atteindrre.

Rappelons-nous comment Jésus, au désert, a été faible : il a eu faim, comme nous, mais toujours conduit, et porté par l'Esprit, il avançait. Commes les Hébreux dans le désert [récit rapporté notamment dans le livre de l'Exode, du ch. 12 au ch. 40] se croyaient oubliés de Dieu, se plaignaient à Moïse, nous récriminons, nous cherchons des coupables... Songeons pourtant aux petits moments où durant ces quarante jours, l'Esprit nous a rejoints : moments de joie subtils, moments de force retrouvée parce que l'eau ne manquait plus et que la manne envoyée par Dieu nous nourrissait...

Jésus, lui, épousant notre faiblesse, s'avance maintenant, vers sa mort en cette semaine qui précède Pâques. Nous, nous avançons vers sa résurrection qui est précisément notre force, notre lumière...

Il est toujours temps de se laisser guider par l'Esprit Saint ! Il est là dans nos déserts, fort dans notre faiblesse...

"Dieu en personne avait conduit son peuple au désert et l'avait accompagné grâce à la nuée le jour, et à la colonne de feu la nuit, décidant de chaque arrêt pour dresser le campement, de chaque départ lorsqu'il fallait reprendre la route, de chaque combat aussi, lorsqu'un ennemi barrait la route. Et maintenant que Jésus s'engage au désert, c'est encore Dieu qui le conduit et l'accompagne, mais cette fois-ci [...] par l'Esprit Saint. L'évangéliste Luc est tout à fait explicite à ce sujet : depuis son baptême, Jésus est désormais "rempli d'Esprit Saint" et c'est le même Esprit qui, sans tarder, "le conduit pendant quarante jours à travers le désert". [Luc 4, 1].

A aucun moment, l'Esprit Saint ne lâchera Jésus. Mais celui-ci fait la rencontre d'un autre esprit, l'esprit du mal, dont Jésus dira un jour que le désert est le lieu où il se retire et où il erre de préférence. Un autre évangéliste précisera même que l'Esprit y conduit Jésus expressément "pour être tenté par le diable" [Mt 4, 1]. Ce n'est donc pas Jésus qui s'expose à la tentation, c'est Dieu lui-même qui expose son Fils. Non seulement parce que Jésus doit reprendre à son compte les quarante années de désert et de tentations de son peuple autour du Sinaï, mais parce qu'il doit y précéder l'Israël nouveau, c'est-à-dire chacun de nous qui, tôt ou tard, devons à notre tour affronter le désert et la tentation. C'est en notre nom que Jésus y est exposé le premier, afin que nous assistions à son combat, et que nous puissions en reproduire ensuite les étapes.

Les tentations que Jésus affronte se passent à trois niveaux, si on peut dire : un niveau élémentaire, celui des sens, signifié par la faim ; puis deux autres niveaux plus subtils et sans doute plus rares : la tentation de défier Dieu et la tentation de se prendre soi-même pour Dieu..."

[...] Jésus est faible, comme nous. Mais heureusement, il n'est pas seul face à sa faiblesse, il n'est pas seul dans la tentation. L'Esprit est avec lui, cet Esprit dont saint Paul dira, dans une autre circonstance, que le rôle principal est précisément de "venir au secours de notre faiblesse" (Romains 8, 26-27). Comme fils d'Adam, dans son humanité, qui est composée d'un "corps de mort" comme le nôtre, Jésus est faible ; mais comme Fils de Dieu, couvé, si j'ose dire, et protégé par l'Esprit de Dieu, Jésus est fort. Et c'est l'Esprit qui lui prêtera ses propres paroles, trois fois de suite, pour vaincre les trois tentations. C'est encore saint Paul, réfléchissant plus tard sur cette étonnante cohabitation de la faiblesse et de la force en Jésus, et en chacun de nous, qui l'expliquera par une formule bien frappée : "Il a été crucifié, dira-t-il, dans la faiblesse, mais il est vivant par la puissance de Dieu" (2 Co 13, 4). Pierre répétera cela avec une formule légèrement variante mais parfaitement synonyme : "Il a été mis à mort dans sa chair, mais il a été rendu à la vie par l'Esprit". (1 Pierre 3, 18).

Le Carême, cette traversée annuelle du désert, nous est donné pour faire, à la suite de Jésus la même expérience double de notre faiblesse à nous, et de la force de Dieu. Et si, comme Jésus, il nous arrive de nous y exposer un peu plus que d'ordinaire, c'est parce que la joie de l'Esprit, au plus profond de notre coeur nous y pousse discrètement. Saint Benoît le savait : ce que le moine ou la moniale ajoutent en ces jours à leur ascèse habituelle, il faut qu'ils puissent l'offrir [...] "avec la joie de l'Esprit Saint". Sans cette joie, aucune ascèse ne serait véritablement chrétienne."

(André Louf : "Vertige du désert", in La liturgie du coeur. Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator, 2018, pp. 92-94).

Alors, quel qu'ait été notre Carême à nos propres yeux ("réussi" ou non ?) finalement importe peu... Ce qui importe c'est qu'il nous ait permis d'arpenter un peu le désert avec Jésus, prêt à écouter la voix de l'Esprit car son souffle nous guide et nous guérit (Lc 4, 1-13). Avons-nous préféré suivre Jésus sur la montagne avec les apôtres pour le voir transfiguré (Luc 9, 28-36) et qu'alors, désormais, il demeure lumière dans notre quotidien ? L'avons-nous accompagné au Puits de Jacob, demandant à boire comme lui, pour découvrir l'eau vive avec la Samaritaine (Jn 4) - et en comprenant qu'il avait soif de la foi de cette femme, et de la nôtre ? Avons-nous accepté, d'aveugles que nous étions, de retrouver la vue avec Jésus qui nous a ouvert les yeux (Jn 9) ? Avec Lazare, avons-nous pu comprendre un petit peu mieux ce qu'est la mort, sur laquelle Dieu, par son Fils, est intervenu pour qu'elle ne soit déjà à nos yeux de ressuscités avec le Christ, qu'un passage, une pâque vers la vraie vie, dont nous avons le goût, car ce que Dieu a créé est bon, même très bon, et qu'il veut nous le donner en vie éternelle...?

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12-"La force dans la faiblesse"
(04-04-2020)

On approche - à la veille du dimanche des Rameaux et de la Passion du Christ - du temps de l'entrée de Jésus dans les angoisses de la mort. Nous le voyons en Jn 12, 20-33 [à lire] affronter ce moment alors qu'il est encore dans la foule de ceux qui viennent de l'acclamer, ceux qui le quittent difficilement, attendant toujours de lui des manifestations de sa force et de sa puissance... Les apôtres, eux, qui l'ont déjà entendu évoquer sa mort, et qui sont présents à ses côtés, ont du mal à saisir ce qu'il veut dire. Pierre a déjà protesté et s'est fait rabrouer durement ("Retire-toi Satan...") lors d'une précédente annonce de Jésus à ses disciples, et voilà qu'aujourd'hui Jésus recommence, dans une scène extraordinaire racontée par Jean où l'on voit non seulement Jésus dire des phrases qui sont restées très présentes dans nos esprit comme "Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit." (Jn 12, 24) ou très mystérieuses comme "Qui aime sa vie [psychè] la perd ; qui s'en détache en ce monde la gardera pour la vie zoè] éternelle. (Jn 12, 25). [voir La mort ou la vie, ci-dessous, et le sens des mots psychè et zoè)] ; mais aussi des parole très perturbantes pour nous (et sans doute pour les disciples, qui ne se risquent plus à protester) où Jésus se montre bouleversé devant ce qui l'attend !

Pourtant, Jésus monté sur un ânon, est un roi étonnant - et la foule en liesse n'a guère le temps de s'en préoccuper, alors qu'elle pourrait revivre la prophétie du prophète Zacharie :

"Exulte avec force, fille de Sion !
Crie de joie, fille de Jérusalem !
Voici que ton roi vient à toi :
il est juste et victorieux,
humble, monté sur un âne,
sur un ânon, le petit d'une ânesse".
Les autres évangélistes parleront de l'agonie de Jésus à Gethsémani, dans le jardin, juste avant l'arrestation (Mt 26, 36-46 ; Mc 14, 32-42 ; Lc 22, 40-46), en termes peut-être encore plus réalistes et déchirants ; mais ici, dans un raccourci saisissant, entre l'évocation brève de l'acclamation de Jésus par les foules munies de "rameaux", et le bouleversement de Jésus, qui fait cette ultime annonce de sa Passion, et alors que la voix du Père se fait entendre, en réponse à sa prière, nous sommes encore loin du temps de l'arrestation. Certains spécialistes se sont même demandé, si ce n'est pas du fait de déplacement de péricopes, non originelles en cet emplacement, qu'on arrive à ce résultat brutal, mais l'effet est effectivement saisissant.

Au-delà du chapitre 12 de Jean, Jésus va encore laver les pieds de ses disciples, puis parler très longuement avec eux, leur livrant alors tout ce qui fait le coeur de son message : ce "discours après la Cène" qui occupe les chapitres 13 à 17. C'est seulement après cela que Jésus sortira avec eux, à la fin d'une admirable prière au Père (intégralité du ch. 17) pour aller de l'autre côté du Cédron rencontrer les soldats qui viennent l'arrêter.

André Louf évoque le contraste entre les cris joyeux de la foule et le trouble si intense de Jésus qui, lui, sait ce qui l'attend :

"Ni la foule ni les apôtres ne se doutent du cours que les événements vont bientôt prendre. Jésus est le seul à voir plus loin, là où se profilent les images de sa Passion maintes fois annoncées mais jamais vraiment entendues par eux qui lui sont le plus proche, là où s'élèvent d'autres cris, proférés par la même foule, hélas ! si versatile : "Crucifie-le !" (Lc 23, 21), et plus humiliant encore : "Il en a sauvé d'autres ! S'il est le Messie qu'il descende maintenant de la croix" (Lc 23, 35). Oui, Jésus triomphe, mais c'est un triomphe dans une extrême impuissance, une force infinie dans une faiblesse elle aussi infinie."

(André Louf : "L'impuissance triomphante" in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba, Salvator, 2017, p. 96).

En Jean, dans le même chapitre, on passe de la liesse (Jn 12, 12-13), à l'annonce de sa Passion par Jésus après l'évocation de Zacharie et la demande de "Grecs" voulant le rencontrer (Jn 12, 23-33). Jésus fait d'abord cette annonce à André et Philippe (les premiers qui l'ont suivi ?); et sans doute entendent, sans trop comprendre, d'autres disciples proches qui s'en souviendront par la suite. Ils entendront aussi sans doute la voix du Père, qui se manifeste dans l'évangile de Jean dans les grandes circonstances : baptême, transfiguration, proximité de la mort qui est son ultime glorification ; mais ils croiront sans doute entendre, comme la foule, ou bien un coup de tonnerre, ou bien la voix d'un ange :

"Ce trouble illustre ce que Jésus vient d'affirmer juste auparavant : "Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meure, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit." Le grain de blé qui doit tomber en terre pour y mourir et pourrir avant de pouvoir donner la vie, c'est d'abord Jésus lui-même. C'est ce qu'il a pressenti et qu'il vient d'annoncer : "Voici venue l'heure où le fils de l'homme sera glorifié." Mais cette heure, entrevue de loin, et déjà annoncée, tant désirée et cependant tant redoutée, voilà qu'elle s'empare soudain brutalement de Jésus. Il a peut-être suffi qu'il y pensât et qu'elle se présentât à son esprit. Et Jésus n'a pas honte de l'avouer : "Maintenant mon âme est troublée. Que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette Heure!". [Jn 12, 27].

Voici Jésus assailli par la peur et le découragement, habité même par le désir irrépressible d'échapper à l'épreuve qui se profile devant lui, et suppliant son Père de l'en sauver, d'écarter ce calice, comme il le dira dans la version que les trois autres évngélistes consacrent à ce moment de faiblesse de Jésus, la veille même de sa Passion. Leur version de ce désarroi est plus explicite et presque plus crue."

(André Louf : "La force dans la faiblesse", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba, Salvator, 2017, p. 92).

Et André Louf rappelle : "Mon âme est triste à en mourir" (Mt 26, 38), Luc qui évoque la sueur de Jésus tombant à terre comme de grosses gouttes de sang... (Lc 22, 44), et rapporte aussi la description de la lettre aux Hébreux (He 5, 7-9) :

"C'est lui qui, aux jours de sa chair, avait présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé en raison de sa piété, tout Fils qu'il était, apprit, de ce qu'il souffrit, l'obéissance : après avoir été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent, principe de salut éternel..."

Le grand-prêtre qu'est Jésus, comme tout "prêtre", pour représenter les hommes, doit être l'un d'entre eux ; pour compatir à leurs douleurs, il doit les avoir partagées... c'est là l'humanité de chair qui est attestée par Jésus durant toute sa vie terrestre : sa faiblesse, son agonie, sa mort... ; mais la différence de Jésus avec le prêtre ordinaire, c'est qu'il est sans péché. Et Dom Louf commente tout ce qui a rapport avec la faiblesse du Christ, lui qui a pris notre faiblesse pour nous donner sa force :

"Ce désarroi et cette faiblesse, dont la coupe amère ne sera pas épargnée à Jésus, sont d'abord les nôtres, ceux de la "chair pécheresse" dont il a voulu se revêtir en devenant un homme comme nous, et parmi nous, et qu'il devra traverser afin de nous en délivrer. Jésus hésite, il a peur, il voudrait y échapper. Quoi d'étonnant ? Tout simplement, il a peur comme nous aurions eu peur à sa place, comme nous avons encore peur aujourd'hui chaque fois qu'une épreuve nous menace à l'horizon, ou que nous nous surprenons à penser à notre propre mort, presque par distraction, une mort cependant inéluctable, mais que nous nous arrangeons à repousser le plus loin possible, en imagination du moins. Comme Jésus, avant nous, a été tenté de le faire, avant de se ressaisir. En effet, dans l'évangile que nous venons d'entendre, le "Père, libère-moi de cette heure" est immédiatement suivi de "Mais c'est pour cette heure que je suis venu, Père glorifie ton Nom". De même qu'à Gethsémani, le "si tu veux, que cette coupe passe loin de moi", est sur-le-champ précisé et comme corrigé par "mais non pas ma volonté, mais que ta volonté se fasse" (Lc 22, 42).

... C'est là [...] au creux de son désarroi d'homme, de ses souffrances, que Jésus apprit ce que l'homme ne savait plus faire depuis la faute d'Adam : obéir à travers sa faiblesse. Et c'est en cette faiblesse, qui est la nôtre, qu'une force nouvelle est donnée à son humanité ; par un ange, chez Luc, qui lui apparaît et le réconforte (Lc 22, 43), et par la voix de son Père en personne dans l'évangile [de Jean] qui lui annonce sa gloire future : "Je t'ai glorifié, et je te glorifierai encore." (Jn 12, 28). Jésus, réconforté et fortifié de la sorte, peut désormais faire face à sa Pâque. Non seulement pour lui, en son propre nom, mais au nom de nous tous : "Et c'est ainsi, commente la lettre aux Hébreux [lue plus haut], qu'il fut "rendu parfait" et qu'il devint "principe de salut éternel pour ceux qui lui obéissent", à travers sa faiblesse, rendue forte par la force même de Dieu. "Car ce qui est, ce qui semble faiblesse de Dieu, dira saint Paul, est plus fort que les hommes" (1 Co 1, 25).

(André Louf, ibid., pp. 93-94).

En entrant dans la Passion de Jésus Christ, dont nous entendrons ou lirons le récit complet en Matthieu 26, 14 – 27, 66), ce dimanche 5 avril 2020, pour nous engager dans la Semaine Sainte, nous nous rappellerons le "troisième volet", dont parle André Louf, qui est "insoupçonnable pour l'instant" après le bref triomphe des Rameaux, et la faiblesse de Jésus devant la Passion, cet "au-delà de la mort au matin de Pâques [...] que Jésus est le seul à soupçonner quelque peu" :

"De cette gloire imprévisible, mais absolument certaine, le cortège glorieux du dimanche des Rameaux est en quelque sorte la préfiguration, la liturgie ou le sacrement : il contient déjà mystérieusement, sous des signes concrets que nous sommes appelés à faire nôtres, tout ce qui va désormais suivre pour Jésus comme pour chacun d'entre nous. Dans notre procession des rameaux, la victoire finale est déjà annoncée, et absolument certaine dans la Pâque de Jésus, à condition que nous acceptions de suivre Jésus, en portant la croix qu'il a destinée à chacun de nous, peut-être encore imprévisible pour l'instant, mais qui sera parfaitement adaptée à notre grande faiblesse et à la force plus grande encore que sa grâce y déploiera, cette croix qu'il a portée avant nous, cette faiblesse et cette force qu'il connaît bien mieux que nous."

André Louf : "L'impuissance triomphante" in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba, Salvator, 2017, p. 96).

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Quand le voile se lèvera...
(02-04-2020)

"Pourquoi donc Dieu a-t-il créé le monde tel que nous le voyons, à ce point défiguré par le péché ? Pourquoi tant de misère, de méchanceté, de maladies ? Et pourquoi la mort ? Et comme conséquence de tout cela, pourquoi fallait-il que le propre Fils de Dieu en prenne sa part, comme si c'était nécessaire pour nous en sauver ? Quel est le sens de l'incarnation et de cette horrible mort sur la croix ?"

(André Louf : "En attente d'un regard", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2017, pp. 87-88).

Voilà de bien rudes questions que Dom Louf pose d'entrée de jeu aujourd'hui, en commençant une homélie dont le propos correspond bien aux questions que tout croyant se pose, à un moment ou à un autre. Peut-on même répondre à de telles interrogations ? André Louf ne peut lui-même prétendre, avec les textes bibliques, que lever "seulement un coin du voile" : le mystère reste toujours présent en nous "et ne sera complètement évacué que lorsque nous serons de l'autre côté du voile". Mais on peut essayer d'avancer un peu : la lecture et la méditation de l'évangile nous y aident.

"L'évangile en résume le secret dans une brève formule : "Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique". Ce secret, c'est l'amour. Nous nous disions peut-être que le Christ s'était fait homme pour triompher du péché ; mais, à moins de penser que le péché soit plus fort que Dieu, une simple décision de sa part aurait largement suffi. Ou que le Christ avait tant souffert pour payer la dette du péché ? Mais Dieu ne réclame jamais le paiement d'une dette, il la remet, comme dans une célèbre parabole (Matthieu 18, 23-35) ; il pardonne, comme le père de l'enfant prodigue (Lc 15, 11-32). Non, il n'y a qu'une seule explication : c'était pour faire connaître à quel point il nous aime. Car nous sommes ainsi faits que nous ne reconnaissons l'amour que lorsque l'amoureux accepte de s'oublier, de souffrir, et même de mourir pour nous. Dieu le savait bien, et Jésus lui-même l'a rappelé : "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime" (Jn 15, 13).

Nous ne nous lancerons pas plus avant dans une discussion philosophique sur l'existence du mal dans le monde et en nous. Nous savons que, précisément, la venue du Christ, telle que l'envisage la foi chrétienne, représente notre salut définitif, mais pour autant, pendant notre vie terrestre, pas l'abolition du mal ressenti, du mal vécu, et ce mal est, hélas, bien efficace pour nous détruire, nous faire mourir et sans espérance (c'est une des caractéristiques du mal) ; en outre, ce mal, qui est très subtile, nous enferme dans l'esclavage du péché, au lieu de nous ouvrir à la liberté que Dieu a toujours voulue pour l'homme : c'est là le risque qu'Il a couru (car la "liberté" est un risque, en laissant réellement le choix à l'homme, et ce choix n'est pas toujours "éclairé", pris déjà lui-même dans l'esclavage du péché). Mais Dieu a mis Lui, sa confiance, sa foi dans l'homme, dans cette créature qu'il a créée à son image, et en ne nous forçant pas à l'aimer, car que vaudrait un amour contraint, sans liberté, un amour obligatoire ! Serait-il encore l'amour ?

Bien souvent l'homme, sur sa route, choisit l'embranchement de la haine, la voie du mal : il se fait souffrir et fait souffrir les autres ; c'est de cela que le Christ en donnant sa vie pour nous a voulu nous guérir. La seule chose qui nous est demandée, sans laquelle nous omettons la grâce toujours donnée... c'est bien évidemment la foi qui ouvre nos yeux à cette grâce, qui ouvre nos oreilles et notre coeur à cet amour gratuit de Dieu. Sans cet élan du coeur vers Dieu, qui nous pousse à le chercher, à le reconnaître (c'est précisément cela la "foi") nous ne pouvons pas voir ce qui est le signe le plus évident de ce qu'Il est : l'amour gratuit, la grâce ! Ce qu'il nous faut "faire" - si le terme est approprié car, de fait, il n'y a rien à faire - c'est d'accueillir la grâce, et pour cela d'y croire ! Relisons saint Paul :

"Et vous qui étiez morts par suite des fautes et des péchés dans lesquels vous avez vécu jadis, selon le cours de ce monde [...] Nous tous d'ailleurs, nous fûmes jadis de ceux-là, vivant selon nos convoitises charnelles, servant les caprices de la chair et des pensées coupables, si bien que nous étions par nature voués à la colère tout comme les autres... Mais Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont Il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ -- c'est par grâce que vous êtes sauvés ! avec lui Il nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus. " (Ephésiens 2, 1-6).

Mais Paul poursuit, juste après :

"Il a voulu par là démontrer dans les siècles à venir l'extraordinaire richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus. Car c'est bien par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi..." (ibid.7-8).

Ce salut ne vient pas de nous, il est un don de Dieu mais qui requiert notre "foi" : cette foi qui nous permet d'ouvrir à la grâce nos yeux et notre coeur, de nous ouvrir tout entier pour la recevoir. Et Dom Louf insiste : "Cet amour est tellement suffisant qu'il n'y a plus aucune place pour quelque effort de notre part, rappelant ce que dit saint Jean dans sa Première épître : "Ce n'est pas nous qui l'avons aimé, c'est lui qui nous a aimés le premier" (1 Jn 4, 19).

Reste posée alors la question de savoir comment reconnaître Jésus, ce que Dom Louf examine dans une autre homélie, repartant là encore des évangiles, et de l'histoire des disciples d'Emmaüs (Luc 24, 13-35) qui rencontrent Jésus en chemin le soir de la Pâque alors qu'ils ont quitté Jérusalem. Ce premier signe c'est l'Ecriture, et nous pouvons nous en inspirer alors que, pour nous comme pour les apôtres, même si nous proclamons depuis vingt siècles que Jésus est bel et bien ressuscité des morts, que cette résurrection est proclamée dans le monde entier, combien de fois nous n'avons jamais vraiment reconnu Jésus ? Comme pour les apôtres, qui, à diverses reprises, croient voir un "fantôme", le voile sur nos yeux doit être bien épais ! Pourtant, les paroles de l'Ecriture sont là : sans doute faut-il que comme sur le chemin d'Emmaüs, Jésus enlève ce voile en nous expliquant les Ecritures afin que "notre coeur se mette à brûler" comme ceux des disciples rejoints en chemin, il fait comprendre "comment sa Pâque, sa mort et sa résurrection, se lisaient déjà dans les Ecritures de la première Alliance." (cf. Dom Louf : "A travers le voile", in La joie vive/. Salvator, 2017, p. 112).

Et il y a un deuxième signe qui aide à reconnaître Jésus :

"...ses blessures, les traces des clous dans ses mains et ses pieds, la plaie du côté où frappa la lance du soldat romain. Car - et cela peut étonner - le corps ressuscité de Jésus a gardé les traces de ses blessures. On aurait pu penser qu'un corps glorieux devait être complètement indemne de toute cicatrice, que sa chair devait être intègre à nouveau, telle la chair d'un nouveau-né. Non ! Le Ressuscité portera à tout jamais la trace des blessures qui lui ont été infligées sur cette terre. Mais des blessures dont le statut a désormais complètement changé. Ce ne sont même plus des cicatrices, mais des sources de lumière. Le sang n'en coule plus, mais elles ruissellent de la gloire de Dieu. Elles ne font plus souffrir, elles sont sources d'éternelle joie. Elles ne sont plus marquées par la haine : elles ont été transformées en marques, en preuves du plus grand amour qui fût jamais, elles rayonnent l'amour de Dieu pour ses créatures déchues, du pasteur pour sa brebis égarée, du père pous son fils prodigue. Et c'est en voyant ces plaies, désormais transfigurées, que les apôtres reconnaissent Jésus, non plus selon la chair mais selon l'Esprit : oui, c'est bien lui, mais lui ressuscité !"

(Dom Louf : "A travers le voile", in La joie vive/. Méditations à sainte-Lioba II, Salvator, 2017, pp. 112-113).

Qu'en est-il pour nous alors ? Qu'en sera-t-il de nos blessures, de nos souffrances, quand le voile sera complètement levé, dans l'éternité avec le Christ ? Dom Louf nous affirme que ce sont elles aussi, dont nous voudrions nous débarrasser, dont nous nous étonnons que le Christ ne les efface pas, qui sont en train d'être transfigurées par la grâce, qui, aujourd'hui déjà, nous font reconnaître la résurrection de Jésus :

"Pas seulement les blessures de Jésus, mais bien les nôtres. Car nous aussi, nous sommes morts et ressuscités, et nos blessures sont en voie de guérison et de transformation, grâce à la résurrection du Christ. Quelles que soient ces blessures ! Celles du corps, éventuellement, mais aussi celles beaucoup plus sournoises de l'âme, et de cette partie de l'âme qu'on appelle l'inconscient, sur lequel nous avons si peu de prise, ce lieu où grouillent tant de désirs, tordus par le premier péché, repliés sur eux-mêmes, dont les scénarios parfois mortels, pour nous et pour les autres, nous tourmentent sans fin.

Aucune de nos blessures ne sera supprimée. Aucune ne sera complètement cicatrisée. Nous en porterons les traces durant toute l'éternité. Mais elles seront progressivement transformées, de foyer d'inquiétude et d'angoisse qu'elles étaient, en source de paix et de joie, d'action de grâces même, au fur et à mesure qu'elles auront été touchées par le corps ressuscité de Jésus.

A tel point qu'à la longue, nous ne voudrions plus jamais en être séparés. Car elles seront désormais les traces ineffaçables de l'amour de Jésus pour nous ; au ciel, elles chanteront éternellement sa miséricorde."

(André Louf : "A travers le voile", in La joie vive/. Méditations à sainte-Lioba II, Salvator, 2017, p. 113).

Pour nous, comme pour les disciples d'Emmaüs, il y a un troisième signe : "ils le reconnurent à la fraction du pain" (voir Luc 24, 32)... En approchant de Pâques, nous découvrirons la puissance de ce signe que Jésus nous a donné et que nous célébrons... pour "rendre grâce" (expression qui traduit le mot "eucharistie".

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"Un faible pour les pécheurs"
(31-03-2020)

Même si confrontés à la mort, beaucoup de chrétiens ont le souci d'être "en règle", voire d'avoir accompli tous les rites et prescriptions qui leur sont recommandés par d'autres hommes qui les ont inventés comme garantie d'éternité, dans un monde qui réclame des preuves, des assurances, Jésus ne se comporte pas ainsi, et ses conflits avec les pharisiens en sont la preuve. Aujourd'hui nous le voyons, sollicité par ces pharisiens qui lui amènent ce qu'en monde juif on peut trouver de plus répréhensible : une femme adultère ! Cette démarche n'est d'ailleurs pas effectuée sans arrière-pensée : il s'agit d'essayer de piéger Jésus par rapport à la Loi, nous explique l'évangéliste Jean. Notre réflexion sur la mort, commencée à propos de Lazare, cet ami de Jésus, dont nous parle aussi l'apôtre que Jésus aimait, va donc se poursuivre avec la question du péché. Les pécheurs, même s'ils n'ont pu ou su se conformer aux injonctions de l'Eglise, peuvent-ils entrer dans la vie éternelle, être aux côtés du Christ dans la gloire du Père ?

Jésus n'a-t-il pas déjà déclaré, au grand dam des pharisiens : "les publicains [autre symbole des grands pécheurs aux temps de Jésus] et les prostituées vous précèderont dans le Royaume de Dieu" (Matthieu 21, 31). Il le montrera encore au moment de la Croix, quand il répondra au "larron" qui l'a reconnu comme "Bon", en disant à l'autre crucifié : "Tu n'as même pas crainte de Dieu alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c'est justice, nous payons nos actes ; mais lui n'a rien fait de mal." (Luc 23, 40-42). Et se tournant vers Jésus : "Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton royaume.", il obtient de Jésus cette réponse : "En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis." (Lc 23, 43). Jésus, qui ne cache jamais son faible pour les pécheurs, a pu affirmer, en faisant encore scandale : "Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs." (Marc 2, 17).

L'un des exemples les plus frappants pour comprendre cette attitude de Jésus, est bien celui de sa rencontre, en présence des pharisiens mal-intentionnés, avec celle qu'on appelle "la femme adultère". Et dans son homélie, André Louf nous donne une perspective bien différente de celle que l'on voit s'afficher dans le rappel des textes législatifs par rapport à la "discipline des sacrements" chaque fois qu'il en est besoin. Jésus, à maintes reprises, nous montre comment s'effectue en réalité la rencontre entre l'homme et Dieu, sans attendre même l'heure de la mort.

Il convient de lire (en Jean 8, 1-11) l'histoire de cette femme amenée devant Jésus avec l'intention de le prendre en faute, lui, dans son interprétation de la loi : "Maître, cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère. Or, dans la Loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu ?". Jésus occupé à tracer des traits sur le sol avec le doigt, se redresse alors et leur dit :

"Celui d'entre vous qui est sans péché, qu'il soit le premier à lui jeter la pierre." Quant à eux, sur cette réponse, ils s'en allèrent l'un après l'autre en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme en face de lui. Il se redressa et lui demanda : "Femme, où sont-ils donc ? Alors personne ne t'a condamnée ?" Elle répondit : "Personne, Seigneur." Et Jésus lui dit : "Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus."

Premier "étonnement" nous dit André Louf quand on étudie ce texte :

"La péricope sur Jésus et la femme adultère [...] est absente de plusieurs manuscrits anciens de l'Evangile de Jean...[Péricope d'origine pourtant], elle a dû disparaître à un certain moment ; puis elle a réapparu. Certains ont dû penser qu'il fallait mieux la censurer, qu'il n'était pas bon que le Peuple de Dieu l'entende, parce qu'elle pouvait faire plus de mal que de bien !

Pourquoi cela ? De quoi ces censeurs ont-ils donc eu peur ? Quel risque n'ont-ils pas osé prendre ? Pour certains, peut-être, c'était parce que les scribes et les pharisiens, témoins de la scène, n'en sortent pas très fiers, à commencer par les plus vieux, note malicieusement saint Jean. Pour d'autres, peut-être parce qu'ils attendaient une attitude plus ferme, plus exigeante, de la part de Jésus, d'un Messie qu'ils supposaient être venu pour mettre de l'ordre là où il y avait désordre évident - pensez donc : un adultère ? Pour d'autres, enfin, parce que, tout en admettant un pardon aussi généreux de la part de Jésus, ils craignaient quand même de lui donner trop de publicité. N'allait-on pas courir le risque de voir les gens minimiser la gravité du péché ? Accorder le pardon à si bon compte, n'était-ce pas, même sans le vouloir, favoriser la multiplication du péché, provoquer un laisser-aller généralisé et une diminution de ce qu'on appellera aujourd'hui le "sens du péché", et dont on regrette qu'il a désormais pratiquement disparu dans notre société, parfois même dans les milieux d'Eglise ?"

(André Louf : "Un faible pour les pécheurs", in La liturgie du coeur, Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator 2018, p. 116).

Jésus reste seul avec la femme... Très belle phrase qui, outre l'éloignement de tous ceux qui sont partis, signifie pour nous cette intimité trouvée avec cette femme : Jésus est seul avec elle, comme il sera présent au moment de notre mort. De même, cette rencontre avec Dieu, dans la mort, sera le moment où il nous dira "je ne te condamne pas" : rencontre dans le secret, si importante pour nous, où nous n'aurons même plus le temps de penser à notre péché : le moment de la très grande paix où celui qui accomplit son "passage" dans les bras de Dieu, est maintenant sûr : sûr d'être aimé, sûr de vivre définitivement dans la joie, près de Celui qui l'aime, Celui de qui vient tout amour... il sait que lui aussi entre dans l'amour, un amour qu'il n'osait même pas imaginer quand il se débattait dans ses amours terrestres. Il n'y a plus de retour possible, plus de regret qui fasse regarder en arrière... Désormais pour la pécheresse, il n'y a plus que Jésus-Christ qui compte...

Comme le dit André Louf, en reprenant le fil de l'histoire avec la femme adultère :

"...voilà Jésus confronté avec ce qui constitue l'essentiel de sa tâche et de sa mission ici-bas. Il est venu, dira-t-il, non pas pour condamner, mais pour sauver (Jn 3, 17), pour donner la vie, [voir à propos de Lazare, le sens de "zoé" en grec], et la vie en abondance (Jn 10, 10). Mieux encore, il est venu, non pas pour les justes, ni pour les gens en bonne santé qui n'ont pas besoin de médecin, mais précisément pour les pécheurs (Mc 2, 17). Lorsque tous les autres témoins, l'un après l'autre, se sont retirés sur la pointe des pieds, voilà Jésus seul face à la femme. En toute rigueur des termes, il est vraiment l'unique à être sans péché, et il aurait donc eu le droit de lui jeter la première pierre. Mais il ne fait même pas cela, car plus que jamis, mieux qu'en toute autre circonstance, Jésus peut enfin endosser le rôle qui est le seul qui lui convienne vraiment : il pardonne...

[...] Mais le pardon de Jésus n'est jamais faiblesse, il est force, il est même toute-puissance au-delà de tout ce qu'aucun pardon humain aurait pu produire en elle. Parce que, pour Jésus, il est miséricorde, il est la forme suprême de l'amour. Dans les gestes de Jésus, dans son regard surtout, dans ses paroles, et finalement dans son refus de la condamner, c'est cet amour qui a touché cette femme au plus profond d'elle-même, et qui l'a complètement renouvelée. Pour qui a rencontré, en toute vérité, un tel amour, le péché a perdu ses attraits. Si, en se comportant ainsi, l'amour de Jésus ne prend aucun risque, c'est parce qu'il nous recrée jusqu'au tréfonds."

(André Louf, ibid., pp. 116-117).

Oui, le pardon de Dieu, qui est de toujours à toujours, qui déborde sans cesse comme un flot continu de son coeur de Père, précède même notre péché : avant même que l'homme n'ait pu concevoir son péché, le Père lui a pardonné ; avant même que le pécheur ait pu esquisser un repentir, le pardon lui est donné en plénitude. C'est l'histoire du Père "prodigue" (voir Luc 15, 11-32) qui dispense son pardon en plénitude à son fils (à ses fils), et qui guette celui qui a dépensé tout son héritage au loin, bien avant qu'il n'arrive à sa porte, qui l'embrasse avant qu'il n'ait pu formuler la belle phrase qu'il avait préparée : "Père, j'ai péché contre le ciel et contre toi...". C'est le pardon qui nous permet de prendre conscience de notre péché (nous ne pourrions pas demander pardon sans cela), et de ne plus pécher : Jésus dit à la femme adultère "Va et ne pèche plus", et cette phrase n'est pas tant une injonction pour l'avenir qu'une phrase performative : dire "ne pèche plus" dans la bo de Jésus, c'est l'accomplir, comme lorsqu'est donné le baptême, la phrase "je te baptise" réalise le baptême. Avec Dieu le performatif n'est pas seulement à la première personne mais se conjugue à toutes les personnes ! Venant de Dieu il atteint l'homme au plus profond de lui-même. La femme pécheresse, qui ne l'est plus, à la parole de Jésus, est devenue fidèle...

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"La mort ou la vie"
(29-03-2020)

Avec la résurrection de Lazare (Jean 11, 1-45), nous rencontrons aujourd'hui un texte bien difficile ! Après la Samaritaine et l'Aveugle-né : une histoire qui nous semble éloignée de nos préoccupations quotidiennes, une histoire qui nous dépasse ! Pour nous obliger à aller plus loin sur les questions de mort ou de vie ?

Il y a toujours une samaritaine en chacun de nous, prête à se laisser toucher par Jésus ; une femme sans nom, qui comprend progressivement que son désir c'est de recevoir de l'eau vive, comme nous. La rencontre de l'aveugle-né, dont on ne nous dit pas non plus le nom, nous émerveille aussi très vite. Nous comprenons rapidement que, jusqu'à aujourd'hui, nous avons été aveugles à la grâce et nous admirons cet homme qui, sitôt guéri, devient défenseur de Jésus face à tous ceux qui se posent en adversaires. Pour aller même plus loin que lui, nous dénonçons dans note coeur ces pharisiens qui s'enferrent dans leur péché : il faut quand même se demander si ça ne nous arrive pas aussi ! Nous nous identifions volontiers à l'aveugle-né mais l'humilité ne nous obligerait-elle pas parfois à nous identifier à ceux qui sont "aveugles" sans le savoir ?

Pour l'histoire de Lazare, c'est un peu plus compliqué ! Autant nous nous identifions aisément à Marthe puis à Marie, chacune dans son style, autant notre rapport à la mort étant terriblement ambigu, nous ne parvenons guère à saisir ce personnage de Lazare que l'évangéliste met au coeur de son récit : on ne le voit guère, on ne l'entend pas mais on ne parle que de lui ! Nous sommes mal à l'aise car nous ne voulons de toutes façons pas regarder notre mort en face, et nous avons bien du mal à croire à notre résurrection !

Dom Louf dans cette homélie intitulée "Le secret de l'immortalité" (pour le 5e dimanche de Carême de l'Année A), s'attache aussi, il faut bien le dire, largement aux personnages secondaires, comme Jean dans son récit : les apôtres déjà, au début, qui avertissent Jésus de la mort attendue de son ami... Et Jésus ne bouge pas. Pourquoi ne se précipite-t-il pas pour le guérir alors qu'il a guéri tant de malades déjà ? Est-ce parce que Jésus veut le guérir de la mort, et nous aussi par la même occasion ?

"Le cas de Lazare semble exceptionnel. Lazare serait un privilégié. Lorsqu'il tombe mortellement malade, "cette maladie, assure Jésus, ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu". Et lorsqu'il est bel et bien enterré depuis quatre jours, Jésus le rappelle à la vie. De cette seconde vie, avec une première mort derrière lui, et une autre mort, la mort définitive, devant lui, Lazare ne nous a rien confié, mais nous pouvons penser que le temps qui lui restait encore à vivre ne pouvait plus être comme celui des autres hommes. Lazare était comme un mort vivant, un déjà mort, qui était en même temps un déjà ressuscité. C'est précisément en cela que sa maladie et sa mort étaient en vue de la gloire de Dieu, et "afin que le Fils de Dieu soit glorifié" par elles."

André Louf : "Le secret de l'immortalité", in S'abandonner à l'amour. Méditations à Sainte-Lioba, Salvator, p. 91).

Quant à Marthe et Marie, les soeurs de Lazare, ces femmes que nous connaissons bien en raison de divers récits évangéliques, même si souvent nous avons quelque peine à nous retrouver, notamment parmi toutes les "Marie" du texte, que nous-mêmes et de nombreux commentateurs de l'Evangile, ont tendance à assimiler, bien des traits de leurs caractères nous sont déjà connus, et nous trouvons toujours qu'elles nous ressemblent. Marie ici pleure la mort de son frère, déclenche d'ailleurs aussi les larmes de Jésus, mais nous percevons que sa confiance en Jésus est sans limite. Nous lui envions cette foi, cependant nous sommes prêts encore à nous identifier à elle.

Le comportement de Jésus, personnage certes principal comme toujours dans l'Evangile, est déroutant. Nous le voyons passer de la confiance aux larmes, puis s'adresser à Lazare, "mort depuis quatre jours" a bien précisé Marie : "Lazare, viens dehors". Comportement étonnant, même choquant. Pourtant, comme nous le dit clairement André Louf, "entre la première mort [de Lazare] et sa seconde vie" "il y eut le passage de Jésus et sa parole l'interpellant d'une voix forte" (ibid.). N'a-t-il pas déjà dit à ses disciples "Notre ami Lazare repose ; mais je vais aller le réveiller" - terme qui nous semble bien faible pour évoquer la mort ; les disciples pensent même alors que si Lazare est seulement endormi, il va ressentir un mieux : un sommeil réparateur pour un malade n'est-il pas le premier chemin de la guérison ?

Faisons attention toutefois au mot employé par Dom Louf : "il y eut le passage de Jésus" - et ce terme de "passage" devrait nous alerter ; il nous renvoie directement à son usage théologique et liturgique : la Pâque, pesah en hébreu, pascha en grec, le passage du Seigneur (cf. Exode 12, 13), c'est bien aussi ce que nous appelons "sa pâque", ce passage de la mort à la vie ; et pour nous qui vivrons inéluctablement aussi notre pâque, notre "passage", c'est le passage de notre vie "terrestre" (psychè en grec dans tout l'évangile de Jean), à notre "vie" définitive, parfois qualifiée d'éternelle" (zoè), dans la présence de Dieu pour l'éternité. Quand Jésus dit à Marthe "Je suis la résurrection et la vie" (11, 25) : c'est bien sûr le mot "zoè" que l'on trouve dans la Bibl en grec, de même pour "Je suis la vérité, le chemin et la vie" (Jn 14, 6). Quand Dom Louf évoque le "passage de Jésus", c'est bien entendu une allusion à sa "pâque", son passage de la mort à la vie, sa "résurrection", qu'il nous propose de considérer déjà ici : comme découverte de la pâque promise à tous les hommes, à nous tous. Nous la voyons déjà manifestée ici chez Lazare, notre semblable, notre frère : annonce pour les disciples de Jésus de sa résurrection lorso de la fête de Pesah où le passage sera accompli de son retour au Père, mais aussi comme découverte intense pour tous que notre mort terrestre sera seulement passage avec le Christ de notre "psychè" à notre "zoè" dans la gloire de Dieu.

Voilà ce que le personnage de Lazare nous donne à découvrir en ce temps de notre chemin vers Pâques. Voilà ce que nous célèbrerons dans quelques jours, et que nous revivons chaque dimanche : le passage du Christ dans nos vies - signe de notre "résurrection" :

"Face à Jésus, la mort la plus évidente n'est plus qu'un sommeil dont on se réveille dès que la voix de Jésus résonne [...] Devant Jésus, la mort n'est plus qu'un sommeil, en attendant que Jésus vienne nous en tirer.

Car Jésus est infiniment plus fort que la mort. Marthe et Marie l'avaient deviné qui lui rappellent que sa présence aurait épargné la mort à leur frère : "Si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort." Les deux soeurs font partie de ces juifs qui croient en une résurrection, mais une résurrection différée jusqu'au dernier jour, à la fin des temps. Or, ceci n'est pas suffisant pour Jésus qui les corrige sur-le-champ avec une affirmation paradoxale et inouïe : "Moi, je suis la résurrection. Qui croit en moi, même s'il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi, ne mourra jamais." Croire en Jésus, se livrer à lui, c'est désormais le secret de l'immortalité. Et même si l'on semble encore mourir, comme était mort Lazare, la véritable mort est abolie, et la mort d'un croyant n'est plus qu'un sommeil provisoire, en attendant. Pour celui qui croit en Jésus, il n'y a de mort qu'apparente. Car en Jésus, la vie éternelle, la vie de Dieu lui est promise.

Et non seulement promise, mais déjà accordée : "Comme le Père ressuscite les morts, dira Jésus, et leur redonne vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il veut." (Jn 5, 21). Et non pas plus tard, à la fin des temps seulemenmt, comme le pensent Marthe et Marie, mais dès à présent : "En vérité, en vérité je vous le dis, celui qui écoute ma parole a la vie éternelle [...], il est passé de la mort à la vie [...] L'heure vient, et c'est maintenant, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue vivront." (Jn 5, 24-25).

"[...] Comme Lazare, nous dormons dans nos tombeaux, mais comme Lazare aussi, nous pouvons à chaque instant entendre l'invitation de Jésus nous criant à voix forte : "Lazare, viens dehors !". Tous ceux qui, jour après jour, guettent cette voix de Jésus et qui l'accueillent dans leur coeur, sont déjà passés de la mort à la vie. En Jésus ressuscité, tel Lazare, ils sont désormais des morts vivants, en qui la gloire de la résurrection prend continuellement le pas sur ce qui reste en eux de maladie et de péché, inéluctablement voués à disparaître. Comme le disait saint Paul : "Si le Christ est en vous, votre corps est déjà mort, en raison du péché, mais votre esprit est vivant pour la sainteté." (Romains 8, 11). Et l'Esprit de Dieu, qui a ressuscité le Christ Jésus d'entre les morts, donne dès à présent la vie à nos corps mortels, une vie de ressuscités par anticipation. Non, Lazare n'est pas un privilégié, il ne fait pas exception. Il préfigure non seulement la résurrection de Jésus, mais aussi la nôtre, nous qui aujourd'hui sommes déjà morts et déjà ressuscités, nous en qui la vie de Jésus se fraie peu à peu un chemin, dans nos esprits et dans nos corps. Notre vie, qu'elle soit santé ou maladie, n'est jamais pour la mort, et notre mort non plus ne sera pas pour la mort. Elles sont toujours pour la gloire de Dieu."

(André Louf : "Le secret de l'immortalité", in S'abandonner à l'amour. Méditations à Sainte-Lioba, Salvator, p. 91-92).

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Que notre désir rencontre le désir de Dieu !
(27-03-2020)

Avons-nous faim et soif ? Voilà la belle question que pose André Louf aujourd'hui, et pouvons-nous ou devons-nous calmer notre soif, notre faim en ces jours ? On ne peut oublier ces phrases de nos Pères de l'Eglise... et il y en aurait bien d'autres à citer :

Et puis, avant nos Pères dans la foi, il y a aussi la Bible, qui nous raconte tant d'histoire de faim et de soif. André Louf nous en rappelle plusieurs, tout en se demandant d'ailleurs, si, quand les apôtres de Jésus s'exclament dans l'Evangile de la multiplication des pains (Luc 9, 11b-17) : "Cinq pains et deux poissons ! Qu'est-ce que cela pour une telle foule !" ce n'est pas, parce qu'ils n'ont pas encore "commencé à ressentir la faim !" (on sait, n'est-ce pas, qu'ils ne jeûnent pas tant que l'époux est avec eux, cf. Matthieu 9, 15). En l'occurrence, les apôtres voient bien avec leurs yeux de chair qu'il y a là cinq mille personnes au moins, nous disent les évangélistes ! - et parfois même il est précisé : "sans compter les femmes et les enfants" -, qui meurent de faim ! Que faire ?

"Peut-être Jésus se souvient-il d'un autre désert, tant de siècles plus tôt, où son Père a dû nourrir le Peuple élu avec la manne. Serait-ce peut-être là une épreuve qui doit se reproduire régulièrement tout au long de l'histoire du salut (Exode 16, 1-36) ? En tout cas, Jésus entrevoit déjà ce qui se passera plus tard, à la veille de sa mort. Tous les évangélistes utilisent exactement les mêmes formules pour décrire les gestes de Jésus lorsqu'il accomplit le miracle, ou lorsqu'il donne son corps à manger lors de la dernière cène (Lc 22, 19-20 ; Mt 26, 26-28 ; Mc 14, 22-24). [...] Jésus prend du pain, lève les yeux au ciel, rend grâce, prononce une formule de bénédiction, rompt le pain et le partage ; exactement les mêmes gestes aussi auxquels, le soir de Pâques les disciples d'Emmaüs finiront par reconnaître Jésus (Lc 24, 30-31). Car il n'y a pas de gestes, il n'y a pa de signes, il n'y a pas de paroles qui expriment plus clairement ce que Jésus a voulu accomplir pour nous.

Et le signe se fait alors miracle, un miracle dont l'efficacité dépasse du tout au tout l'humilité du signe : la manne suffira pour nourrir tout un peuple durant quarante ans ; cinq pains et deux poissons nourriront une foule de cinq mille personnes, sans compter les douze paniers de restes ; et le pain et le vin, l'humble sacrifice du très lointain Melchisédech (voir Genèse 14, 18-20) [...] est transformé dans le corps et le sang de Jésus, corps livré et sang répandu pour nous. Au point que le signe s'efface derrière la nouvelle réalité, ce que notre théologie appellera un changement de substance, c'est-à-dire sa réalité profonde, jamais visible à l'oeil nu mais seulement aux yeux de la foi."

André Louf : "Surabondance divine", in La liturgie du coeur. Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator, 2018, pp. 162-163).

Voilà, avec la multiplication des pains, le grand mystère posé pour préparer les apôtres, et nous-mêmes : ce signe, sera renouvelé à plusieurs reprises encore dans l'évangile (chez Luc, Marc et Matthieu, et voir aussi le magnifique "discours sur le pain de vie" en Jean 6 : "Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n'aura jamais faim", Jn 6, 35, et même : "Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra pour toujours...", 6, 51 ss).

Mais quand les apôtres se retrouveront avec Jésus lors de la Cène, si proches alors sans le comprendre encore, de la mort et de la résurrection de Jésus, ils ne saisissent pas mieux ce qui est signifié par ces gestes du Maître, qui reprend et transforme de l'intérieur le sens des paroles et des gestes accomplis par tout maître juif, tout "chef de la table" avant de commencer le repas. Certes la nouveauté, avec Jésus c'est bien "Ceci est mon corps, ceci est mon sang" ; peut-être à ce moment-là, les disciples repensent-ils à ce que certains disaient à Jésus après le discours sur "le pain de vie" : "elle est dure cette parole, qui peut l'écouter ?" (Jn 6, 60).

Ce n'est qu'après la résurrection de Jésus, qu'ils pourront réaccomplir ces signes, et nous les transmettre (voir par exemple Paul 1 Co 11, 23-26). [relisons tous ces récits de ce que nous appelons l'"Institution"]. Désormais c'est à travers le pain et le vin, que tout le peuple, l'"Eglise", est, aujourd'hui encore, nourrie et désaltérée, et ce geste touche, non plus cinq mille hommes, mais "toute la terre", tous ceux qui, avec les yeux de la foi, reçoivent et sans cesse, la vie divine, cette vie donnée sous le signe du souffle de Dieu à notre père Adam. Ainsi aujourd'hui est ravivée cette vie initiale que nous laissons s'étioler. Oui, il est toujours plus que nécessaire de redonner vie en nous à ce souffle de Dieu, de laisser réchauffer cette vie du "terreux" que nous sommes ("adam") qui tend toujours à s'étioler, s'attiédir dans les distractions du monde : c'est alors que nous pouvons dire, comme les disciples d'Emmaüs qui retrouvent Jésus ressuscité en chemin et le reconnaissent au partage du pain et du vin (Lc 24, 13-35) : "notre coeur n'était-il pas tout brûlant lorsqu'il nous parlait en chemin ?"

Mais tout n'est pas fini pour nous dans notre chemin vers le Christ. André Louf s'interroge et nous interroge : ce miracle de Jésus, qui multiplie les pains dans le désert, peut-il être rapproché de tous ces autres miracles qui réclament, comme nous pouvons le voir si souvent, la foi de ceux qui viennent solliciter Jésus ? Avons-nous sollicité quelque chose : les foules épuisées par la route, et nous-mêmes, ne sollicitons guère Jésus pour qu'il nous nourrisse ! Pourtant nos Pères, évoqués plus haut, nous invitaient bien à creuser notre faim et notre soif ! Incrédulité des apôtres, épuisement des foules muettes, et indifférence de notre part, pouvons-nous dire, cette fois-ci encore que notre foi intervient, que c'est elle qui nous donne cette soif et cette faim auxquelles Jésus répond par ces gestes et ces paroles mystérieuses, alors même que, trop souvent repus, nous ne les ressentons guère ?

"... c'est Jésus qui a faim du miracle, qui a faim de ce pain, qui a faim de se livrer pour la vie du monde. La faim ou le désir des disciples ne suffiraient pas pour que le miracle se déclenche. Il faut que leur désir rencontre le désir de Jésus, Or, en l'occurrence, Jésus exprimera on ne peut plus clairement le désir qui le tourmente, la véritable faim qui le tenaille. C'est tout au début de la dernière cène qu'il s'en ouvrira à ses disciples : "J'ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous" (Luc 22, 15). [...] Le désir qui habite Jésus de nous partager ce pain est bien plus ardent que celui que nous pourrions avoir de le consommer. Car c'est finalement la véhémence du désir de Jésus qui multiplia les pains et les poissons, près du lac de Tibériade, qui transforma le pain et le vin du repas pascal en mémorial de sa mort prochaine, et qui, aujourd'hui encore, change sous nos yeux, sous les yeux de notre foi, les espèces placées sur l'autel en son corps glorieux de ressuscité.

Mais il y a davantage encore que cette simple présence que nous vénérons et adorons : la véhémence du désir de Jésus rend participants de sa vie tous ceux qui viennent y communier, et les transforme en lui, ce qu'aucun repas d'amitié ne pourrait réaliser entre des intimes d'ici-bas. "Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même que le Père est vivant et que je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi." (Jn 6, 56). Et cela au-delà de l'horizon de notre vie terrestre : "Celui qui mange ce pain vivra à jamais" (Jn 6, 51). Et là où je suis, il sera avec moi."

(Ibid., pp. 163-164).

Est-ce que notre désir rencontre le désir de Jésus ? Voilà la question à nous poser alors que nous marchons vers Pâques. Et son désir de se donner à nous, c'est aussi le désir de nous voir entrer dans la communion les uns avec les autres ; car manger le pain et boire le vin que Dieu nous donne, c'est aussi entrer en communion avec tous ceux qui les partagent : pour devenir Un comme le Père et le Fils : "Qu'ils soient Un comme nous sommes Un" (Jn 17, 21) - autre beau sujet de méditation !

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L'annonce faite à Marie
(25-03-2020)

Voilà que dans notre retraite (plus joli mot que "confinement" ?) nous rejoint aujourd'hui Marie, ce 25 mars, fête commune à de nombreux croyants qui célèbrent l'Annonciation. C'est le jour où l'ange, le messager de Dieu, rejoint Marie en prière pour lui annoncer qu'elle va concevoir et enfanter un fils : "tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut". Les diverses traditions d'icones et de peintures ont pu représenter Marie en divers lieux (une maison ou une cour, qui peut figurer aussi bien le Temple qu'une maison), ou en diverses postures (assise, agenouillée ou même debout), mais presque toujours avec un livre près d'elle ou en mains : la Bible qu'elle médite, à n'en pas douter...

Dom André Louf nous fait réfléchir à la surprise de Marie devant le message de l'ange - surprise qu'on peut bien imaginer !

"Dieu aime les surprises, même s'il faut un certain temps à la Vierge avant d'assimiler le message, d'en entrevoir la portée, et de s'abandonner en humble servante, à la Parole de son Dieu.

Entrevoir la portée de son abandon, de son fiat, le fit-elle vraiment ? Se rendit-elle compte de l'aventure dans laquelle elle s'engagea ? Dans les détails, sûrement pas. La suite des évangiles nous montrera ses doutes, ses angoisses, son incompréhension de certaines paroles de Jésus. Et cependant son engagement était, dès le premier moment, total et irrévocable. Il lui aura suffi d'apercevoir, comme dans un éclair, le foyer ardent de l'amour de Dieu, devant lequel elle avait trouvé grâce, et de ressentir dans son coeur monter le désir, très doux mais irrésistible en même temps, de répondre inconditionnellement à cet amour. Partout où Dieu la mènerait : dans le recueillement de sa cellule au Temple, ou sur la place publique auprès de la fontaine de Nazareth."

(André Louf : "Les surprises de Dieu", in La foi vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2017, p. 85).

Songeons-nous, comme l'ont fait plusieurs Pères de l'Eglise, à rapprocher le mystère de Marie devenant mère de notre Seigneur, de la certitude que nous pouvons avoir d'être nous aussi habités par Dieu, venu faire en nous sa demeure ? Dans une homélie appelée "Les âmes enceintes de Dieu" André Louf nous permet de voir comment l'Annonciation qui nous fait méditer sur la venue parmi nous de Jésus, vrai homme et Fils de Dieu, nous ouvre aussi à la compréhension du mystère insondable révélé par Jésus et que Jean résume ainsi : "Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, mon Père l'aimera et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure" (Jean 14, 23).

"Beaucoup de choses nous échappent ordinairement, dont nous ne percevons que l'écorce alors que la réalité profonde et divine nous en demeure cachée, si elle ne nous est pas enseignée de l'intérieur, s'il n'y a pas quelque chose au-dedans de nous pour attirer notre attention sur une mystérieuse présence.

Ce n'est pas le Précurseur que nous portons en nous, comme Elisabeth, ni l'enfant Jésus à naître, comme Marie, mais dans un certain sens, c'est même beaucoup plus. "Ne savez-vous pas que vous êtes le Temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu habite en vous ?", écrivait saint Paul aux chrétiens de Corinthe (1 Corinthiens 3, 16). Et il ne faisait ainsi que rappeler les paroles de Jésus en personne qui en avait fait la solennelle promesse : "Si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera, nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure" (Jn 14, 23). [...] depuis que Jésus a habité le sein de Marie, c'est l'univers entier qui est gros de la présence de Dieu, qui est devenu demeure et temple de l'Esprit. Chaque âme de croyant est réellement enceinte d'un fruit divin."

(André Louf : "Les âmes enceintes de Dieu", in La liturgie du coeur. Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator, 2018, p. 34.)

Nous sommes généralement peu conscients de cette présence de Dieu en nous, et de ce qu'elle signifie : ne faut-il pas être enseigné de l'intérieur, comme ce qui est arrivé à Elisabeth, la cousine de Marie, lors de la Visitation, suggère André Louf ?

"Il faut que ce qu'il y a de Dieu en nous se mette soudain à bouger, nous surprenne de l'intérieur, sursaute en nous comme un fruit des entrailles proche de sa mise au monde. Et comme pour Elisabeth encore, il faut souvent que quelque chose ou quelqu'un nous arrive de l'extérieur. Encore que ce Dieu qui nous vient de l'extérieur, nous ne pouvons le reconnaître que parce qu'il est aussi au-dedans de nous, parce qu'il nous habite et nous fait signe de l'intérieur.

C'est un peu à la fois que nous apprenons cela, et que le Saint-Esprit, en sursautant au-dedans de nous, nous guérit progressivement de cette insensibilité intérieure qui nous fait si souvent manquer les plus beaux moments, les plus belles expériences de notre vie sur terre, ou tout, absolument tout, est rencontre avec Dieu et révélation de son amour. Tout a été créé pour nous parler de lui : les splendeurs de la nature, les paroles de l'Ecriture qu'il habite tout particulièrement, les mystères et les symboles de la liturgie, le pain et le vin dans lesquels l'Esprit nous donne de reconnaître le corps et le sang du Christ, sans oublier la moindre, la plus humble de nos rencontres avec des frères et des soeurs en Jésus. N'est-il pas vrai que c'est par ce qui de Dieu habite en chacun de nous, par le fruit de nos entrailles spirituelles, que nous communions plus profondément ?"

(André Louf, ibid., pp. 35-36)

"Sois sans crainte Fille de Sion,
Le Seigneur est avec toi,
Tu enfanteras un fils :
Emmanuel, Dieu avec nous."
(Luc, 1, 30-31).

    

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"Se laisser aimer"
(24-03-2020)

Avons-nous bien compris ce qu'est l'amour ? Les expériences que nous en avons, nombreuses parfois, apparaissent à certains aussi comme décevantes. Et si nous tentons d'aimer par tous les moyens, et des personnes éventuellement différentes (nos parents, nos conjoints, nos enfants, nos amis...), les résultats sont souvent peu satisfaisants quand on regarde ce que l'on pourrait appeler "les grands déserts" de nos vies ! L'amour est aussi souvent dévastateur : combien de fois, souffrons-nous par nos proches, les trop aimés ! André Louf revient très souvent sur cette question, dans plusieurs homélies. Et nous avons souvent entendu cette phrase dans l'évangile à laquelle Jésus recourt quand il s'adresse à ses disciples : "Aimez-vous comme je vous ai aimés." Serait-ce là la solution ? et alors, comment aimer "comme Jésus nous a aimés" ? André Louf nous répond :

"Il n'y a qu'une seule façon : se laisser aimer par Jésus, et dans cet abandon à son amour faire une toute petite expérience, un très modeste début d'expérience, de ce que cela signifie "être aimé par Jésus". On dit bien : "être aimé", au passif. Cela semble facile, et cependant nous sommes généralement tentés de faire exacteement le contraire lorsque nous nous trouvons face à Jésus, dans l'oraison par exemple. Il nous est si difficile d'être passifs. Nous sommes des actifs incurables, même devant Dieu. Nous pensons toujours devoir faire quelque chose, dire quelque chose, prendre une initiative, alors que c'est tout le contraire qu'il faudrait faire : ne plus bouger, se taire, se laisser faire, accueillir, recevoir, se tenir immobile là où, au plus profond de notre coeur, le sentiment d'être aimé, au-delà de tout ce que nous aurions osé rêver, peut à l'improviste jaillir. Et jaillira sans faute, si nous savons l'attendre et lui faire confiance. "Nous aussi, nous avons cru à l'amour", écrira saint Jean (1 Jean 4, 16). Et : "En ceci consiste l'amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui, le premier, nous a aimés" (1 Jn 4, 19). Si une telle attitude est importante dans notre relation avec Jésus, elle est tout aussi importante pour nos relations avec les autres. Car c'est uniquement à la mesure de l'amour expérimenté réellement de la part de Jésus que nous pouvons aussi réellement aimer nos frères "comme je vous ai aimés", et que toute notre générosité pour aimer, toujours requise par ailleurs, est assumée et transformée de l'intérieur par cette certitude inébranlable d'être aimé par Jésus."

(André Louf, "Se laisser aimer", in La liturgie du coeur. Méditations à Sainte-Lioba, Salvator, 2018, p. 145).

Et si nous insistons : "Mais alors, en quoi consiste l'amour ?" André Louf donne encore la parole à Jean dans sa 1ère épître :

"... [il consiste] non pas dans notre bonne volonté, ni dans notre générosit, nos efforts, nos bonnes oeuvres. "En ceci consiste l'amour [...], ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés le premier" (1 Jn 4, 10). Et dans l'évangile : "Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis". L'initiative vient de Dieu, et non de notre bonne volonté. En conséquence, vouloir prendre nous-mêmes l'initiative à la place de Dieu ne peut que l'empêcher de nous faire connaître l'amour dont lui, le premier, brûle pour nous.

Accueillir et goûter l'amour de Dieu, se reconnaître et se savoir aimé par lui, sont donc des préalables, des conditions incontournables pour qu'à notre tour, nous puissions aimer les autres, notre prochain, et à plus forte raison nos ennemis. Faute de quoi, nous pouvons seulement aimer "comme les païens" et non comme des amis de Jésus ressuscité. C'est ce qu'impliquent ces paroles de Jésus : "Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés.". Comment aimer les autres à la façon dont Jésus nous aime si nous n'avons jamais pris le temps de nous laisser aimer par lui, de prendre conscience de cet amour ?

("La demeure de l'amour", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2017, p. 127).

C'est encore notre volonté d'initiative, en faisant de notre mieux, que Dom Louf écarte, tout en disant bien que ce n'est pas mauvais, certes, mais "cela s'appelle de la bienfaisance, de la philanthropie, de l'humanitaire" (et il reconnaît qu'heureusement cela existe !), mais

"...ce n'est pas encore cet amour qui vient de Dieu et qui est Dieu. Cela n'en est que le pâle reflet, une pierre d'attente, un espoir. Pour aimer vraiment et connaître Dieu, insiste-t-il, il faut laisser à ce dernier la totale initiative" (ibid. p. 127).

Et face aux grands sceptiques que nous sommes, André Louf consent à en dire un petit peu plus :

"C'est là une réalité qui se vit dans ce monde-ci, mais qui, en vérité, n'est plus de ce monde présent. Elle appartient au monde de demain, celui d'au-delà de la mort, à la Jérusalem céleste que saint Jean [...] a vu descendre du ciel, cette demeure de Dieu avec les hommes, où il n'y a plus de larmes, plus de mort, plus de deuil, plus de plaintes, plus de peine. Parce que le premier monde s'en est allé, et que celui qui est assis sur le trône annonce qu'il fait l'univers nouveau." (Apocalypse 21, 1-5).

Nous aussi, si nous aimons nos frères, nous sommes dès à présent passés de la mort à la vie".

(André Louf : "Se laisser aimer", in La liturgie du coeur, pp. 145-146)

Voilà qui ne facilite pas notre compréhension immédiate ! L'amour est une réalité qui est dans ce monde, mais qui n'est pas de ce monde, que l'on peut vivre déjà aujourd'hui (promesse de Jésus, don de Dieu), mais qui n'a pas son origine en ce monde ; l'amour vient d'ailleurs, vient de l'amour de Dieu pour nous : cet amour qui nous a créés, cet amour de celui qui s'est fait homme et a donné sa vie pour nous, pour notre guérison, cet amour qui ne cesse de nous restaurer pour que nous puissions à notre tour aimer : "Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés !" (Jn 13, 34 ; 15, 12 ; 15, 17). La source de tous ces dons est ailleurs. L'amour ne peut venir que de Dieu, il nous a précédés et c'est un don qui nous dépassse infiniment. Nous pouvons aisément admettre que ce n'est pas nous qui "créons" l'amour, qui pouvons, par notre volonté, entraîner l'amour de l'autre, et c'est parfois là notre grande souffrance de gens pressés, qui sommes prêts à penser que nous aimons toujours plus que l'autre ! Alors que précisément, l'amour du Christ (à l'image de l'amour du Père, révélé en nous par la présence de l'Esprit divin) dépasse toujours notre amour pour Lui, ou pour quiconque, nous qui ne savons pas encore aimer comme il faut, c'est-à-dire comme le Christ nous a aimés.

"Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? la détresse ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? le dénuement ? le danger ? le glaive ?...
En tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés.
J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances, ni les hauteurs, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur."
(Lettre de saint Paul aux Romains, 8, 35.37-39).

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"La lumière obscure"
(22-03-2020)

Dans un texte au titre étonnant, André Louf va nous parler de la lumière. Ne rapprochons pas trop vite ce titre (un parfait oxymore, voisin de la célèbre phrase de Rodrigue : "cette obscure clarté qui tombe des étoiles", Le Cid IV, 3) de la situation sanitaire actuelle qui rend l'avenir très "obscur" aux yeux de certains... Pensons plutôt à cette phrase prononcée par Jésus dans l'Evangile de Jean au début du récit de l'Aveugle-né (Jean 9, 1-41), que nous lisons en ce 4e dimanche de Carême : "Je suis la lumière du monde" (Jn 9, 5).

André Louf, dans une homélie préparée pour l'Epiphanie, retourne à la source : la venue de cette lumière, entrée dans le monde comme un petit enfant, manifestation successivement aux bergers, aux "mages" venus de loin, puis à Siméon et Anne dans le Temple, et l'on pourrait poursuivre la liste de tous ceux à qui l'arrivée de Jésus dans le monde est manifestée. On pourrait aussi rechercher dans toute la Bible l'importance et la signification de la lumière ; il suffit déjà de rappeler que, dans le magnifique récit de la Création, la première créature créée par Dieu, c'est bien la lumière : "Dieu dit : "Que la lumière soit" et la lumière fut." (Genèse 1, 3). Et il est d'ailleurs précisé que Dieu sépara la lumière des ténèbres comme s'il mettait au monde la lumière à partir des ténèbres primitives, celles qui couvraient l'abîme et qu'un vent de Dieu agitait (Gn 1, 2).

Aujourd'hui, Jésus déclare à ses disciples présents : "Je suis la lumière du monde !" et c'est ainsi, à diverses reprises, que le Christ dira qui il est. André Louf précise même que c'est de la lumière que Dieu se sert chaque fois qu'il veut nous dire quelque chose sur lui-même, quelque chose de proprement indicible et de non figurable :

"Dieu personne ne l'a jamais vu, dira saint Jean (Jn 1, 18), mais Jean, lui aussi, lorsqu'il voudra dire quelque chose de Dieu aura recours à la lumière : "Le Verbe était la lumière véritable qui éclaire tout homme" (Jn 1, 9). Et il mettra dans la bouche de Jésus ce que Jésus dit de lui-même : "Je suis la lumière du monde. Celui qui croit en moi, ne marche pas dans les ténèbres" (Jn 8, 12). A la fin de sa vie, pour résumer une dernière fois son enseignement, Jean répétera encore : "Voici le message que nous avons entendu de lui : Dieu est lumière, en lui point de ténèbres" (1ère Lettre de Jean, 1, 5).

Sans le dire en paroles, à diverses reprises dans les évangiles, Jésus se manifeste comme lumière. André Louf revient à sa transfiguration sur le mont Thabor où "les évangélistes ont épuisé toutes les ressources de leur imaginaire pour en décrire l'extraordinaire splendeur" (Marc 9, 2-8, Matthieu 17, 18 ; Luc 9, 28-36), puis il va commenter pour nous tout ce qui concerne cette lumière (signe de de toute épiphanie ou manifestation), qui n'est pas réservée à Jésus seul :

"[Cette lumière] est apparue sur terre, pour être partagée avec nous. Jésus nous appelle à marcher "dans sa lumière" (1 Jn 1, 7), à être, à notre tour, la "lumière du monde" (Mt 5, 14). Il souhaite que celle-ci "brille devant les hommes" (Mt 5, 16). Il promet que même notre corps deviendra tout entier lumière (Mt 6, 22). "Jadis, vous étiez ténèbres, dira saint Paul, mais maintenant vous êtes lumière" (Ephésiens 5, 8). Et, plus insistant et plus fort encore, avec une allusion à la fois à la lumière du premier jour de la Création et à celle de la Transfiguration : "Le Dieu qui a dit : "que des ténèbres resplendisse la lumière", est celui qui a resplendi dans nos coeurs pour y faire briller la gloire qui est sur la face du Christ" (2 Corinthiens 4, 6)..."

Pourtant, il est bien difficile pour nous de saisir la signification de ce que Jésus déclare de nous : ne sommes-nous pas largement conscients de la part de ténèbres qui demeure en nous ? Mais André Louf insiste :

"Cette lumière est la nôtre dès aujourd'hui. En elle, nous baignons. Elle ruisselle de notre être de chrétiens. Mais elle est tellement différente [...] de celle à laquelle nous sommes habitués ici-bas, que le risque existe que nous ne sachions pas l'identifier comme il faut, qu'elle passe inaperçue, que nous nous ressentions parfois, et même souvent, privés de lumière, tâtonnant dans les ténèbres, alors qu'en fait, elle nous enveloppe tout entiers, mais pas toujours de la façon que nous pensions, ni là où nous souhaiterions la trouver. En effet, quels sont les critères de cette lumière qui n'est pas d'ici-bas ? Les peintres d'icônes ont bien inventé des auréoles, des rayons ou des fonds dorés pour suggérer qulque chose qui est au-delà de nos volumes et de nos couleurs, mais nous n'en sommes pas dupes. ces symboles nous mettent sur le chemin, mais ce n'est pas avec nos yeux charnels que nous pouvons les décrypter. Il y faut les yeux du coeur, les yeux d'un coeur humble et dépouillé.

Et jamais du premier coup, et rarement dès le début de notre chemin spirituel. Cette lumière reste longtemps invisible. Cependant, elle est là, soyons-en bien sûrs, mais nous n'avons pas encore de quoi l'accueillir. Elle n'a pas encore émergé de notre inconscient de croyant. Ce regard de foi, que nous avons reçu au baptême, c'est peut-être curieux de le dire, est pendant longtemps un regard inconscient. Car il existe un inconscient de la foi, plus fréquent que nous le pensons. Parfois, on ne commence à percevoir quelque chose de cette lumière que lorsque Dieu vient couvrir d'un voile même ce regard inconscient. C'est là une épreuve à laquelle les plus grands saints n'ont pas échappé. [...] Provisoirement [cependant]. Car la lumière qui est inconsciente n'a qu'un temps. Et celle qui est fulgurante aura toute l'éternité : "la part des saints dans la lumière" (Colossiens, 1, 12)."

(André Louf, "La lumière obscure", in La liturgie du coeur, Méditations à Sainte-Lioba III, Salvator, 2018, pp. 54-56).

"Dieu tout puissant, Toi que je nomme Père,
De mes péchés ne me tiens pas rigueur.
Pardonne-moi d'avoir, Dieu de lumière,
En moi terni l'éclat de ta splendeur.

Je viens à toi comme l'enfant prodigue ;
ô Père saint, je n'ai rien à t'offrir
que mes péchés, ma langueur, ma fatigue ;
mais, ô mon Dieu, tu veux bien m'accueillir.

Ton Evangile en sa douce promesse,
de ton pardon m'offre un gage certain.
Ô Dieu sauveur, tu connais ma détresse,
et tu me tends ta secourable main."

(Hymne du Monastère de Sainte-Lioba, pour le 4e dimanche de Carême)

    

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"L'appel du désir" ; "Ta foi t'a sauvé"
(21-03-2020)

Sans doute le temps est-il venu de nous rappeler que, dans le silence de nos souffrances, dans le manque engendré par le confinement et la solitude que connaissent les prisonniers, les malades, tous ceux que la société met à l'écart et rejettent, c'est encore Jésus qui peut venir les sauver : "Jésus s'est fait lépreux avec les lépreux", nous dit André Louf, évoquant la rencontre avec le lépreux qu'il va guérir (Marc 1, 40-45), "afin de guérir toutes nos lèpres, comme il s'est fait pécheur avec les pécheurs pour nous purifier de nos péchés."

Puis André Louf continue :

"[Jésus] s'est même rendu maudit, dira saint Paul, pour nous sauver de la malédiction : "Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la Loi, devenu lui-même malédiction pour nous, car il est écrit dans la Loi : "Maudit quiconque pend au gibet" (Galates 3, 13). De même, Jésus est descendu jusqu'au plus profond des enfers pour rendre à la vie ceux qui y dormaient à l'ombre de la mort. S'il vient ainsi toucher nos faiblesses, endosser nos infirmités, partager nos tentations et, pour ainsi dire, frôler notre péché, c'est pour s'en servir comme de la matière qu'il transformera par sa Pâque.

La guérison du lépreux dans l'évangile est donc comme un résumé, une icône de cette Pâque et du mystère de notre rédemption. Jésus descend jusque dans notre lèpre pour nous en guérir. Notre lèpre ne le contamine pas ; au contraire, à son contact, elle perd ce qu'elle avait d'infectieux, elle est purifiée. Notre péché ne le séduit pas ; au contraire, lorsqu'il le prend sur lui, c'est pour nous l'enlever. Notre mort même ne le menace pas : s'il accepte d'y entrer, c'est pour la détruire et nous rendre à la vie. Et tout ce qu'il y a désormais encore de faiblesse en nous, est transformé, par son toucher, en puissance de Dieu ; comme le dira saint Paul, avec une formule tout aussi audacieuse : "Il a été crucifié par nos faiblesses, mais il est vivant par la puissance de Dieu" (2 Corinthiens 13, 4).

Si la guérison du lépreux a été aussi rapide, c'est aussi parce que son geste et sa prière ont touché Jésus en un point auquel il est extrêmement sensible. Le lépreux ne s'est pas longuement ni amèrement étendu sur sa maladie. Il ne s'est pas répandu en plaintes ou en récriminations. Il n'a même pas formulé de demande expresse, mais il s'est contenté d'insinuer son désir d'une façon indirecte, en faisant appel au désir de Jésus, et en s'abandonnant d'avance à lui. "Si tu le veux, lui dit-il, c'est-à-dire, si tu le désires, tu peux me guérir." "Si tu le désires" : voilà Jésus touché dans son désir le plus intime. Il est "ému de compassion", dit l'évangile - en araméen, la langue que parlait Jésus, on disait "ses entrailles s'entrechoquent, sont secouées" -, car Jésus n'a pas d'autre désir que de purifier, de pardonner, de guérir, de rendre à la vie."

Oui, tu peux nous guérir, Jésus, de toutes les lèpres, de toutes celles que nous découvrons parce que nous est donné enfin le temps de les voir : ce n'est pas notre peau qui est sèche mais notre coeur, intéressé seulement de nous-même, de notre plaisir, de nos loisirs, de notre bien-être ; mais quand pour un temps, nous sommes atteints dans nos envies immédiates, touchés par le manque, c'est alors que nous pouvons découvrir notre désir.

"Et le lépreux d'ajouter : "Tu peux me guérir". Après en avoir appelé au désir de Jésus, il proclame sa foi dans sa toute-puissance. Cela a suffi. Il n'a pas dû insister. Une telle foi, qui est d'avance pleinement abandonnée au bon vouloir de Jésus, est irrésistible. Car Jésus n'a pas d'autre bon vouloir que celui-là ; il ne peut pas ne pas céder devant celui qui l'a reconnu et qui le proclame, et qui en fait même sa prière. Le miracle échappe alors, comme malgré lui, de ses mains."

Dom Louf nous révèle quelque chose d'inhabituel, d'inconcevable... Si nous n'étions pas dans le silence et la solitude, comment pourrions nous l'admettre ?

"A plusieurs reprises, en d'autres circonstances analogues, [Jésus] précisera même que ce n'est pas lui qui a accompli le miracle. Le miracle a été plus fort que lui. Il a été le fruit de la foi du miraculé : "Ta foi t'a sauvé" (Lc 7, 50 ; Mc 10, 52). C'est le croyant qui est rendu tout-puissant de la toute-puissance même de Jésus."

(André Louf : La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba, II ; "L'appel du désir", p. 60-61).

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"Le jaillissement de l’eau vive"
(19-03-2020)

Belle semaine que la semaine de la "Samaritaine", (Jean 4, 1-42), quand deux désirs se rencontrent : celui de Jésus et celui d’une femme – comme on dit parfois "une femme de mauvaise vie". Le premier à avoir soif, toujours, c’est le Christ, lui qui nous a aimés le premier et qui sur la Croix dira une nouvelle fois "J’ai soif" (Jean 19, 28). Pour nous, nous sommes plus lents à découvrir notre soif, comme les Israélites au désert, comme la Samaritaine. Car il ne s’agit pas tant de cette soif que "la Samaritaine savait désaltérer en venant tous les jours puiser de l’eau au puits de Jacob", nous dit André Louf, "mais d’une autre soif qu’elle ignorait" :

"… qu’elle ignorait même au point d’avoir essayé de l’étancher par tous les moyens, à d’autres sources, partout où elle espérait quelque soulagement, mais toujours en vain. De soif en soif, de mari en mari – cinq maris elle avait eus, et elle en était au sixième -, de sanctuaire en sanctuaire, du mont Garizim en Samarie au mont Sion à Jérusalem, autant de déguisements, provisoires et toujours décevants, d’une autre soif qui ne cessait de la tourmenter, et dont elle n’avait jamais vraiment pris conscience, qu’elle redoutait peut-être même de reconnaître.".

Il s’agit d’une soif mystérieuse, mise dans le cœur de l’homme à la création, nous dit André Louf, et il rappelle cette prière d’Augustin d’Hippone qui ouvre les Confessions :

"Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre coeur est sans repos tant qu'il ne repose pas en toi.".

Et André Louf commente la phrase d’Augustin :

"En d’autres mots : "Notre cœur a soif d’une soif que tu es seul à pouvoir désaltérer." Car cette mystérieuse soif, toutes nos soifs d’ici-bas – et d’abord notre besoin absolument vital de trouver de l’eau pour boire – ne sont que des signes lointains, des symboles, des rappels discrets. Si discrets même que nous sommes presque toujours incapables de les déchiffrer, surtout depuis la chute, qui les a changés, de simples signes qu’ils étaient en déguisements. Nos soifs d’ici-bas sont toutes des soifs déguisées, et si bien déguisées que nous ne cherchons que rarement au-delà de leur apaisement momentané. Nous nous contentons généralement des breuvages de la terre, quitte à nous retrouver rapidement altérés de nouveau et tourmentés par quelque nouvelle soif, à peine la précédente éteinte, car tous les breuvages successivement essayés n’étaient que des leurres, chargés, à la lettre de tromper notre vraie soif. La preuve la plus évidente en est que toutes ces soifs s’ajoutent sans fin les unes aux autres – non seulement soif de boissons, mais de réalités apparemment plus relevées, soif de posséder, de jouir, de pouvoir, de savoir -, toutes ces soifs ne sont que les travestissements, ô combien ingénieux et subtils, d’une autre soif qu’elles dissimulent. »

Puis André Louf continue après avoir dépeint la découverte que fait la Samaritaine de sa soif, guidée avec délicatesse par Jésus, jusqu’au moment où, sans tout comprendre car il faut la vie pour cela, laissant là sa cruche et Jésus, elle part, nouvel apôtre, appeler non seulement ses six maris mais tout son village : "Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Christ ?" (Jean 4, 29).

Et nous ?

"C’est à force d’avoir toujours soif de quelque chose, et ensuite d’autre chose, ou d’une meilleure chose, ou de plus de choses, que nous finissons par nous apercevoir que toutes nos soifs cachent quelque chose de proprement inextinguible, d’insatiable, d’inassouvissable : notre désir de Dieu ; mais aussi que, pour en devenir conscients, il nous faut un jour, comme la Samaritaine, au beau milieu de nos soifs à répétition, être rencontrés par Jésus qui, avec le même tact et le même respect infinis, touche du doigt quelque blessure secrète de notre cœur, quelque soif méconnue, dissimulée à nos propres yeux […] ; cette soif qui, bien loin de nous endommager ou de nous ravager, nous constitue dans ce que nous sommes : l’homme n’est que désir fou de Dieu, soif lancinante de son amour.

[… ] dès que la soif est correctement identifiée, grâce à la présence de Jésus, l’eau – cette eau différente que la Samaritaine ignorait – est immédiatement disponible. C’est Jésus en personne qui l’apporte avec lui, et il suffit de la lui demander : "Si tu savais le don de Dieu, dit-il à la Samaritaine, tu la lui demanderais, et il te donnerait de l’eau vive." Et non seulement l’eau, mais encore la source elle-même. Car l’eau que Jésus donnera, et qui est son Esprit répandu dans nos cœurs, se changera au-dedans de nous en "source d’eau vive qui jaillit en vie éternelle". En toute vérité, celui qui boit de cette eau-là n’aura plus jamais soif."

(extraits d'André Louf, "Le jaillissement de l’eau vive" in S’abandonner à l’amour. Méditations à Sainte-Lioba I, Salvator, 2017, p. 85-87).

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"Des semences d’éternité"
(18-03-2020)

Le temps courait trop vite… Brusquement il s’est arrêté et nous découvrons dans la solitude forcée qu’on appelle aujourd’hui "confinement", que nous est donnée une occasion de reprendre souffle, et peut-être, pour un temps assez long, de repenser notre vie, peut-être de la changer, non plus en une quête sans fin, mais en réfléchissant, en méditant sur sa vraie fin… : "fin" veut dire non pas seulement "terme", mais "but".

Si pour quelques jours, avec André Louf, un des plus grands Pères de notre époque, nous réfléchissions à ce but, en prenant un chemin de Carême nouveau, en marche vers la Pâque, "le passage", le véritable accomplissement de nos vies, c'est-à-dire en redonnant du sens à ce qui trop souvent n’en a plus ? Avec ces textes, j’ose le croire, chacun trouvera une petite lumière pour éclairer les ténèbres que nous pensons parfois définitives.

André Louf nous dit :

"En Jésus, en ce Dieu qui devint homme, eut lieu une rencontre mystérieuse entre notre temps créé et passager, et cet autre temps, le temps de Dieu, la plénitude des temps, l’éternité. Cela ne pouvait pas ne pas entraîner d’immenses conséquences."

Oui, ces "conséquences", il serait peut-être temps de les saisir au cœur de nos vies, car nous ne réfléchirons pas ici à un événement lointain, mais nous vivrons plus complètement notre "présent", qui est déjà présent de Dieu… La solitude, le silence qui nous sont donnés en ce mois de mars 2020 nous poussent à une nouvelle quête, car le désir est au cœur de l’homme, mais une quête qui n’est plus errance désordonnée, recherche désespérée d’une lumière perdue, d’une source oubliée.

André Louf n’était pas "millénariste" ! Il n’était pas en recherche de "signes du temps" dans la vie quotidienne, il était en recherche de vie au cœur même des temps de l’homme pour trouver une "brèche d’éternité" propre à chacun, celle qui existe en toute vie pleinement vécue, quand le but de la quête ce n’est plus nous seulement, mais celui que nous appelons Dieu.

"[…] le temps présent, même s’il continue à courir, est en instance d’abolition. Il a fait son temps. "Elle passe la figure de ce monde", dit saint Paul (1 Corinthiens 7, 31). Avec des conséquences importantes dont certaines sont énumérées par l’apôtre : "Que ceux qui pleurent fassent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui sont dans la joie comme s’ils n’étaient pas dans la joie, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient pas…" Ou, pour ceux qui ont la chance de croiser Jésus sur leur chemin, comme les premiers apôtres de l’évangile (cf. Marc 1, 14-20) […] sur le champ, ils quittent leur père, leurs filets, leurs ouvriers, leur métier et leur gagne-pain, et ils suivent Jésus. Pour celui qui a été rencontré par Jésus et qui lui appartient désormais, le Royaume est là, puisque Jésus, comme dit encore saint Paul, "était hier, il est aujourd’hui, et il est pour les siècles des siècles" (Hébreux 13, 8), ou, pour le dire à la façon de saint Jean : "Il était, Il est et Il vient" (Apocalypse 1, 4).

La deuxième conséquence, qui a affecté notre temps, est plus importante encore : désormais une brèche lui a été faite, une porte s’est ouverte en lui, à travers laquelle le Royaume et les temps nouveaux nous atteignent déjà. Cette brèche, c’est Jésus. En lui, nous sommes déjà quelque part emportés au-delà du temps présent, dans lequel le passage de Jésus a déposé une semence de son éternité. Désormais, à chaque instant du temps qui passe, cette semence nous permet, pour ainsi dire, de "passer outre", mais toujours en Jésus. Et qu’importe alors que nos jours d’ici-bas soient comptés ? Et pourquoi se plaindre que le temps passe si vite, et qu’on n’a le temps de ne rien faire, puisque c’est l’autre temps, le temps du Royaume, le temps de Jésus qui importe, ou plutôt, ce qui dans les instants qui passent, nous permet de saisir un vrai moment d’éternité.

Ces moments d’éternité, ils sont partout où Jésus se rend présent. Lui-même en a dressé la liste : là où deux ou trois sont réunis en son nom, dans le pauvre, l’affamé, l’émigré, le prisonnier, dans tous les humiliés de la terre. Et plus particulièrement dans les signes qu’il nous a laissés "en mémoire de moi", comme il disait […], [et le plus important] : l’eucharistie. Dans le rite byzantin, le célébrant fait mémoire non seulement de la mort et de la résurrection de Jésus, mais aussi de son second avènement dans la gloire. Il fait mémoire, dit-il. Comment faire mémoire de quelque chose qui, selon notre façon de compter, doit encore arriver, sinon parce que, mystérieusement, nous y sommes déjà ? Comme le disait Jésus à la Samaritaine : "Le temps vient, et il est déjà venu" (Jn 4, 23). Pour le croyant, le temps présent est engrossé d’éternité, si l’on peut dire."

(André Louf : "Des semences d’éternité", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2017, pp. 45-47).

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"La brisure du coeur"
(15-03-2020)

Nous allons passer cette fin de Carême, cette marche vers Pâques, avec André Louf, dont certaines homélies (données au Monastère de Sainte-Lioba, Simiane) sont maintenant publiées chez Salvator. C'est le don qui nous est fait, en ce Carême 2020, dans la solitude et le silence induits par un défi sanitaire majeur, pour que notre coeur, en ce temps d'attente et de désir, tourné vers Dieu par la lecture biblique et la méditation, puisse s'ouvrir aussi à tous nos frères en humanité, si éprouvés (les malades, les pauvres, les oubliés...), et à tous ceux, mobilisés et donnés entièrement au combat quotidien qui nous concerne tous (les multiples soignants, et tous ceux qui travaillent au service de la vie, de notre vie). Menons cependant ce combat nous aussi, non pas avec le sentiment de ne pouvoir "rien" faire - et c'est vrai, s'il s'agit de "faire" - mais en essayant d'"être" davantage, davantage "humains", en accompagnant ces serviteurs de la vie, dans une passivité apparente, qu'il conviendrait cependant d'appeler abandon, espérance, confiance, amour...

C'est bien ce chemin de Pâques que nous offre Dom André Louf !

"Le voici maintenant le temps de la grâce, le voici le jour du salut : c'est avec ces paroles que saint Paul, invite [les chrétiens de Corinthe et nous-mêmes : 2 Co 6, 2, citant Esaïe 49,8] à entrer résolument en ce temps de Carême, où nous voudrions nous rendre plus proches de Dieu, et où Dieu, bien avant nous, nous attend déjà pour revivre avec nous la Pâque de son Fils.

Les dispositions avec lesquelles il convient d'y entrer, le prophète Joël [2, 12-13] les a décrites à l'aide d'une image suggestive : "Déchirez vos coeurs, et non vos vêtements". Déchirer ses vêtements était, pour les anciens, un geste symbolique pour exprimer des sentiments de deuil ou de repentir. Or, pour le prophète, ce n'est pas ce geste extérieur, aussi fort soit-il, qui compte aux yeux de Dieu. Ce dernier attend une autre déchirure : celle du coeur. L'image rejoint celle qui, en d'autres passages de l'Ecriture exprime des sentiments analogues, toujours liés à une démarche de conversion : la brisure du coeur : "D'un coeur brisé et humilié, tu n'auras pas de mépris, Seigneur", chantait David [Ps 50, 19].

Attention, cependant ! Ce n'est pas à nous de briser notre coeur, le risque serait trop gros. C'est Dieu qui nous le brisera, patiemment, progressivement, très doucement, et même amoureusement, à longueur de jours et d'années, à travers des épreuves, des tentations, des contrariétés de toutes sortes, que nous n'aurons pas à inventer nous-mêmes, mais qu'il faudra accueillir de sa main, comme les signes de sa grâce, comme des sacrements qui contiennent déjà mystérieusement les réalités de Pâques. Et dont il faudra rendre grâce."

... en offrant ces souffrances avec la joie de l'Esprit Saint et la joie d'un désir spirituel, précise André Louf, qui cite saint Benoît, avant de continuer :

"Joie et désir sont les indices qui ne trompent pas de la grâce de l'Esprit Saint qui est à l'oeuvre dans notre coeur, lorsque l'Esprit prend lui-même en mains cette salutaire "brisure du coeur", sans risque d'illusion de notre part ou de casse irrémédiable.

L'évangile nous a signalé une deuxième disposition pour accueillir la grâce sans risques, en étant assurés qu'elle est vraiment la grâce de Dieu, et non pas une chimère au service de notre narcissisme congénital, si difficile à guérir : celle du secret. Prier, jeûner un peu plus, se priver pour partager avec les autres, si nous les pratiquions pour être vus par les autres, seraient invisibles au regard de Dieu. Car Dieu ne voit que ce que nous faisons dans le secret, lorsque nous nous enfermons derrière la porte de notre chambre : "Le Père qui voit dans le secret, te le revaudra."

C'est ainsi que Dieu nous offre ce Carême, et nous y invite, et c'est sa grâce à lui qui nous y accompagne, mais "dans le secret", cachés aux yeux des autres, et parfois même à nos propres yeux. Nous ne pouvons prévoir ce qui nous y attend, comment Dieu y brisera notre coeur, avec infiniment de douceur et d'amour, comme fut aussi brisé le coeur de son Fils, qui un jour connut l'angoisse extrême et fut triste jusqu'à en mourir, comme lui-même le confessera (Mc 14, 34), afin qu'un coeur nouveau puisse en ressusciter avec lui, au matin de Pâques."

(Dom André Louf : Homélie sur Mt 6, 1-6. 16-18 : "La brisure du coeur", in La joie vive. Méditations à Sainte-Lioba II, Salvator, 2017, pp. 72-73.)

Dom André Louf (1929-2010) a été Abbé de la trappe du Mont des Cats pendant trente-cinq ans. Ses écrits sont devenus des classiques de la vie intérieure, et l'ont fait connaître comme l'un des maîtres spirituels du christianisme contemporain. En 1998, il s'établit à Sainte-Lioba (Monastère à Simiane, près d'Aix-en-Provence et de Marseille) pour vivre enfin dans la solitude et le silence d'un ermitage, l'attente de toute sa vie : un face-à-face dans l'intimité avec Dieu.

Dans ces ouvrages préparés par Charles Wright, avec, selon les volumes, des préfaces de Soeur Elaiè Bollen (du Monastère de Ste-Lioba), de Frère Benoît Standaert (Ermitage Saint-Antoine, Malmedy, Belgique), Dom Jacques Dupont (Chartreux), ou une postface ("André Louf, mon ami et mon maître...") du Frère Enzo Bianchi (le Fondateur de Bose), sont livrés, pour la méditation de tous, plusieurs homélies recueillies quand André Louf prêchait le dimanche parmi les moines et moniales du Monastère de Sainte-Lioba (Simiane, dans les Bouches-du-Rhône en France). Une nourriture spirituelle majeure pour tous les temps...

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