Adrien Candiard

Pour réfléchir aux conflits entre Jacob et Esaü dans la Bible (Genèse) : ... et aux conflits entre tous les autres frères...

"En théorie, nous sommes tout prêts à aimer les autres, nos proches, ceux qui nous entourent. Seulement, leurs défauts nous agacent, leurs imperfections nous gênent et le mal qu'ils nous font nous blesse. On a vite fait d'identifier cet entourage si défectueux comme un obstacle à nore marche vers Dieu. Cela arrive dans les familles, comme cela arrive dans les couvents. On entre au monastère pour le face-à-face, et ce qu'on vit réellement, c'est le coude-à-coude. C'est évidemment moins exaltant ! On s'agace, et on s'en veut d'être agacé. On est loin des extases de Thérèse d'Avila, quand on écoute un frère raconter n'importe quoi - pour la trois-cent-quatre-vingt-dix-huitième fois d'ailleurs - depuis des années qu'on le connaît ; et on frémit de penser que la trois-cent-quatre-vingt-dix-neuvième est sans doute pour très bientôt. Qu'on serait mieux seul dans sa cellule avec sa Bible !
Cette tension-là entre Dieu et nos frères ou soeurs est nécessaire. Elle est désagréable, très inconfortable, mais si cette tension n'existe plus, cela veut dire que nous avons tout raté, tout perdu. En confession, un jour, une dame un peu âgée s'accusait de péchés terrifiants, comme d'avoir manqué la messe un jour parce qu'elle était malade, ou d'avoir été distraite en récitant son chapelet quotidien. Au bout d'un quart d'heure dans ce goût-là, le confesseur lui demande tout de même : "Et avec les autres, ça va ?" - "Aucun problème avec les autres, répond-elle ; je ne leur parle pas." Elle avait réglé la tension, mais je doute que ce soit en véritable "fille d'Israël". Elle voulait vivre le combat de Jacob, mais seulement à moitié. Or il faut lutter sur les deux fronts, et c'est d'ailleurs ce que Dieu avait dit à Jacob en lui donnant son nom de lutteur : "Parce qeu tu as lutté avec Dieu et avec des hommes."
Le problème, c'est que bien souvent, les autres et même les plus proches, ceux que j'aime le plus, font plus que simpleemnt me déranger. Ils ne se contentent pas des seconds rôles, utiles au déroulement de l'histoire, dans le film de ma romance avec Dieu. Ils viennent parfois bouleverser le scénario et s'imposent dans des rôles de méchant. Il y a plus que le dérangement : il y aussi le mal, Du petit mal, au jour le jour ; du grand mal, heureusement plus rare. Mais c'est toujours du mal, qui vient blesser nos efforts de fraternité.
Elle serait si belle, la fraternité, si douce, si l'on ne se faisait jamais de mal ! Mais la fraternité, ce n'est pas cela. C'est peut-être l'amitié. La fraternité, c'est autre chose. C'est une relation qui survit au mal, mais où on ne doit pas s'habituer au mal : on apprend à le dépasser. Jacob et Esaü s'en veulent assez pour ne pas s'adresser la parole pendant des années. Mais Jacob va nous montrer la voie pour en sortir, le seul remède pour vaincre le mal : le pardon. Un double pardon, du reste. Car entre les deux frères, les torts sont partagés. Il faut donc à Jacob un double courage : celui de pardonner et celui de demander pardon. C'est le coeur du véritable combat de Jacob."

Quand tu étais sous le figuier... Propos intempestifs sur la vie chrétienne, Cerf, 2017, pp. 56, 58 (un petit extrait).

Adrien Candiard, Dominicain qui vit au couvent du Caire, est l'auteur de petits ouvrages propices pour notre méditation.

On pense en particulier à Veilleur, où en est la nuit ? ou Quand tu étais sous le figuier parus également au Cerf, avant celui-ci, dont nous citons un court extrait. Heureuses lectures pour une spiritualité d'aujourd'hui !