Enzo Bianchi

La table, lieu de communion

"Dès sa première apparition dans l'évolution des civilisations, la table s'est manifestée comme un lieu fait non seulement pour manger, mais aussi pour communiquer.Si les mets ne sont pas "parlés", ils n'alimentent que l'agressivité, la violence et la vexation. La table en commun avec l'hôte est l'espace où la nourriture est partagée et où manger devient "convivialité", occasion de communion vitale. On tend aujourd'hui à considérer la nourriture comme un carburant et le repas comme un ravitaillement. On mange debout, on mange n'importe quoi, à n'importe quelle heure, parfois les uns à côté des autres mais non ensemble, on mange sans parler, sans communiquer, sans aucun ordre, sans aucune cohérence. Mais cette barbarie est étrangère à la pratique de l'hospitalité authentique, elle est étrangère à l'humanité authentique. L'humanisation a passé avant tout à travers la table, de la nutrition à la gastronomie, à l'adoption de l'assiette, de la satisfaction de la faim à l'usage de la table comme lieu de fête. C'est à table, autour de la table partagée, que l'homme a l'occasion, chaque fois renouvelée, de se libérer de sa qualité de "dévoreur" - de la nourriture et de l'autre que soi - et de redevenir jour après jour un homme de communion."
(J'étais étranger et vous m'avez accueilli, Ed. Lessius, 2008, pp. 97).

Enzo Bianchi (né en 1943) est le fondateur et le prieur de la communauté de Bose (Italie du Nord), communauté mixte et oecuménique, qui est centrée sur la lecture de la Bible et sa méditation (Lectio divina).

En lisant ce court extrait, on ne peut s'empêcher de penser au spectacle qu'offrent bien des villes occidentales maintenant, à l'heure approximative du repas, car les espaces de nos villes sont occupés ainsi plusieurs heures car il n'y a plus même d'heure fixée, qui permettrait de se donner rendez-vous, pour manger ensemble son sandwich ou sa part de pizza, et grosso modo, de 11 h jusqu'à 15 h, les marches d'immeubles, les trottoirs d'une façon générale, et tout ce qui peut servir à s'asseoir, sont envahis d'individus qui souvent, les yeux rivés sur leurs smartphones, sans même savoir qui est assis à côté d'eux - car personne ne se regarde ni ne se parle -, tous dans le même inconfort, font la même chose... Ils "bouffent", a-t-on envie de dire car il faut bien un "carburant" comme le suggère Enzo Bianchi, pas toujours très sain, pas très bon pour la santé, et on profite de cet instant qui n'est plus en aucun cas convivial, pour regarder son courrier ou pour twitter avec "ses amis" ou ceux qu'on appelle tels...

Je suis toujours impressionnée en voyant non pas seulement qu'il n'y a plus de table, mais qu'il n'y a plus de "repas" aujourd'hui. Après tout, bien des peuples mangent sans table, et avec Jésus - n'en déplaisent à nos peintres du Moyen Age ou de la Renaissance, qui le figurent avec ses disciples autour d'une table - ce n'était pas autour d'une table qu'on se tenait, mais couchés sur des sortes de lits conçus à cet usage, selon la tradition romaine de l'époque, largement importée en Palestine. Mais, chaque fois qu'il s'agit d'un repas, on ne voit jamais Jésus manger seul, non plus que ses disciples, et c'est même l'occasion de parler, d'échanger des propos importants, souvent les plus décisifs pour la vie des convives ainsi assemblés.

Aujourd'hui, on mange sans échanger un mot !

Comment peut-on savoir ce qu'est la communion, sans communication vraie ? Dans le bruit, la poussière, les papiers gras laissés déjà par d'autres "mangeurs", dans la pollution des véhicules qui parfument les sandwichs individuels, que cherche-t-on à travers ce temps où l'on avale quelque "moyen de subsistance" ?

Qui peut encore saisir le sens des nombreux repas de Jésus pris avec ses disciples, avec des pharisiens, avec des pécheurs, avec tous ceux qui désiraient le rencontrer ? Quelle admirable histoire que celle de Zachée (Luc 19, 1-10), repéré sur son sycomore ! Ce petit homme riche (collecteur d'impôts : à l'époque généralement ils étaient assez malhonnêtes) voulait voir Jésus, mais, en raison de la foule qui se pressait, trop petit de taille, il avait lui, choisi un arbre, non un pas de porte... ! et il guettait Jésus ! Fort heureusement, Jésus levait les yeux !

Jésus se contente de lui annoncer "Zachée descends vite car aujourd'hui je veux demeurer chez toi", et la réponse de Zachée ne se fait pas attendre : "Voici Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens, et si j'ai fait du tort à quelqu'un, je vais lui rendre quatre fois plus."

"Oui, vraiment le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu" répond Jésus

Qu'en pensent nos nouveaux Zachées, qui consultent leurs smartphones vautrés par terre ? Sans doute Jésus qui savait lever ou baisser les yeux les verrait-ils, mais eux l'entendraient-ils, gênés par leurs écouteurs sur les oreilles ?