La joie chez les Pères de l'Eglise...
(et quelques auteurs chrétiens ultérieurs)

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Chapitre 4e

Joie et grâce (suite)

La joie au cœur de l'homme

L'homme a parfois l'illusion que s'il possède ce qu'il veut, il connaîtra le bonheur. Augustin a fait cette expérience tôt dans sa jeunesse : c'est même ce qui, progressivement, l'a mené à Dieu car dans sa recherche philosophique, il a compris que ces possessions dont rêve l'homme sont illusoires, comme il le rapporte dans son texte précoce, La vie bienheureuse (386), dialogue supposé, le jour de son anniversaire, avec son frère, ses amis, ses disciples mais aussi sa mère et son fils Adéodat. Partant du propos de l'Hortensius (on sait l'influence de Cicéron sur Augustin), Augustin cite :

"Voici venir des hommes qui, sans être des philosophes, sont toujours prêts à discuter. Ils déclarent qu'on est toujours heureux quand on vit comme on veut. Erreur profonde ! Car vouloir ce qui ne convient pas est le comble de l'infortune, et l'on est moins malheureux de ne pas obtenir ce "que l'on veut que de rechercher ce qu'il ne faut pas". La dépravation de la volonté fait "plus de mal que le succès ne fait de bien.""

De fait, la crainte est toujours au cœur de la possession : crainte de voir disparaître ce que l'on aime, ce qui nous réjouit. Mais on peut penser que la permanence de Dieu fait que "posséder Dieu, c'est être heureux".

Qu'est-ce alors que "posséder Dieu" ? Au-delà des réponses philosophiques de l'Augustin des premiers temps (posséder Dieu c'est faire sa volonté, ou mener une vie vertueuse ou ne pas être habité par cet esprit qu'on appelle impur), Augustin rappelle que posséder la connaissance de Dieu c'est posséder Dieu :

"La plénitude de l'âme, la vie bienheureuse consiste donc à posséder une pieuse et parfaite connaissance de l'Etre qui guide nos pas vers la vérité, une pieuse et parfaite connaissance de cette vérité dont on jouit et du lien qui attache à la suprême mesure."

Mais quand l'homme veut faire son propre bonheur, il échoue : que sont les philosophes à côté du rocher insubmersible qu'est le Christ ? Le bonheur de l'homme vient de Dieu (c'est le message de la Cité de Dieu, avec le septième âge, celui de l'éternel repos :

"Ce septième âge sera notre sabbat et ce sabbat n'aura pas de soir, mais il sera le jour du Seigneur et, pour ainsi dire, un huitième jour éternel : car le dimanche consacré par la résurrection du Christ, préfigure l'éternel repos, et de l'esprit, et du corps. Là, nous nous reposerons et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin, sans fin. Et quelle autre fin avons-nous, sinon de parvenir au Royaume qui n'aura pas de fin ?" (XXII, 30, 5)

Dans une formulation moins philosophique, en tout cas moins marquée par le raisonnement cicéronien de ses débuts dans la recherche de Dieu, Augustin découvre que la joie de l'homme ne peut venir que de Dieu, qu'elle est donc grâce au sens fort du terme : celui qui attend tout de Dieu connaît l'apaisement de ses souffrances car Dieu ne fait jamais défaut, Dieu est toujours présent au cœur de l'homme :

Commentaire Ps 62, 9 (puis 10) :

Si, au contraire, il élève vers Dieu ses regards, et que, du fond de son coeur, il lui dise : "Mon âme a soif de vous, Seigneur, et mon corps partage ses désirs"; si, au milieu de ses privations, il n'attend de personne autre que Dieu l'adoucissement de ses peines et les choses nécessaires à la vie; si, enfin, il souhaite vivement le jour où,suivant la promesse divine, son corps sortira vivant du tombeau, il trouvera les plus abondantes consolations dans le souvenir qu'il aura gardé du Tout-Puissant.

10. Mes frères, avant le jour de sa bienheureuse résurrection, pendant le cours de sa vie mortelle et de sa fragile existence, notre corps trouve des adoucissements à ses maux dans le pain, l'eau, les fruits, le vin, l'huile, qui entretiennent en lui la vie, et nous sont à tel point nécessaires, que s'ils nous font défaut, nous ne tardons pas à succomber : il y trouve une sorte de bonheur, quoiqu'il ne soit point encore parvenu à jouir de cette santé parfaite au sein de laquelle il ne ressentira ni privations, ni douleurs. Ainsi en est-il de notre âme, même quand elle est encore unie à notre corps, même au milieu des épreuves et des dangers de ce monde, et des infirmités inhérentes à sa nature : elle aussi trouve son soulagement dans la parole sainte, dans la prière et les entretiens spirituels. Pour elle, comme pour notre corps, il y a donc ici-bas quelque diversion à ses peines Mais lorsqu'aura eu lieu notre résurrection, quand notre corps ne réclamera plus de jouissances matérielles, il habitera le séjour de l'immortalité, et s'y trouvera établi pour jamais: alors aussi un aliment divin deviendra la nourriture de notre âme : elle sera sustentée par le Verbe éternel, qui a fait toutes choses (Jn, 1, 3). C'est donc pour nous un devoir de rendre grâces au Tout-Puissant de ce qu'il ne nous abandonne pas à notre malheureux sort; il nous donne, en effet, les choses nécessaires à la vie du corps et à celle de l'âme ; et hors même qu'il nous éprouve en ne pourvoyant pas à tous nos besoins, il veut seulement nous instruire et nous porter à l'aimer davantage; ainsi, au lieu de nous laisser corrompre par les plaisirs sensuels, nous conservons de lui un souvenir salutaire.

A la suite de Dieu qui donne la joie, qui donne sa joie éternelle, l'homme est invité aussi à donner, et il doit donner dans la joie :

"L'apôtre saint Paul nous parle de cet état de luxuriante santé spirituelle, et recommande à chacun de nous de faire le bien écoute ses paroles, les voici : "Dieu aime celui qui donne de bon coeur et avec joie" (2 Cor, 9, 7). Cette vigueur, où notre âme la puise-t.elle, sinon en Dieu, comme à une source abondante ?" (Commentaire sur le Psaume 62, 14)

Augustin continue en nous montrant que cette joie au cœur de l'homme, c'est en quelque sorte la "possession" de Dieu lui-même, qui ne nous fait jamais défaut, même dans les épreuves et les souffrances de notre vie (cf. joie et souffrance ci-dessous). La description de cette joie, comme chez d'autres Pères (4), appelle des comparaisons et références à tout ce qui fait les petites joies matérielles de l'homme :

La vigueur, l'énergie de l'homme en ce monde, soulevé par Dieu, porté par la joie qui vient de Lui et de Lui seul, n'est rien en comparaison de celles qu'il connaîtra dans l'éternité :

"Mais qu'est-ce que cette énergie en comparaison de celle que le Seigneur nous accordera dans le ciel, lorsqu'il sera lui-même notre nourriture? Pendant le cours de cette vie passagère, sur cette terre d'exil, nous ne pouvons pas dire ce que nous serons pendant l'éternité; aujourd'hui, pendant que nous élevons nos mains vers Dieu, nous lui demandons peut-être cette surabondance, au sein de laquelle nous serons un jour rassasiés, où disparaîtra tout à fait notre indigence ; où, enfin, nous ne désirerons plus rien, parce que nous posséderons tout ce qui peut ici-bas enflammer nos désirs, tout ce que nous aimons comme étant digne de nos affections.
[…]
O bienheureuse patrie ! qui est-ce qui pourrait en dépeindre les charmes ? Sur la terre tu aimes les richesses? Au ciel, tu posséderas Dieu lui-même. Tu éprouves un indicible plaisir à te désaltérer à une source d'eau vive? Y a-t-il rien de plus limpide ou de plus pur que la source de la sagesse éternelle ? Le Seigneur, qui a créé l'univers, te tiendra lieu de tout ce que tu peux aimer. "Mon âme sera remplie et comme engraissée de vos bénédictions, et mes lèvres s'ouvriront avec bonheur pour vous louer. Au milieu de ce désert, j'élèverai mes mains vers vous en invoquant votre saint nom: et mon âme sera remplie et comme engraissée de vos bénédictions, et mes lèvres s'ouvriront avec bonheur pour vous louer". Pendant que la soif nous tourmente, c'est pour nous un devoir de prier ; quand nous n'en souffrirons plus, au lieu de prier Dieu, nous le louerons : "Et mes lèvres s'ouvriront avec bonheur pour vous louer"."

L'homme tressaille de joie du fait de la présence de Dieu, de l'Amour de Dieu qui l'habite : C'est encore l'évocation de celui qui est protégé, comme l'oisillon, par les ailes de sa mère :

"Et je tressaillerai de joie à l'ombre de vos ailes". Mes bonnes oeuvres me jettent en des transports de joie, parce que vos ailes sont étendues sur moi. Je ne suis qu'un petit oiseau : si vous ne me protégez, le vautour m'enlèvera. S'adressant à Jérusalem, à cette ville qui l'a fait mourir sur la croix, Notre-Seigneur dit quelque part : "Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes 1! " Nous sommes petits: que Dieu donc nous garde à l'ombre de ses ailes ! Et quand nous serons devenus grands, il nous sera encore utile d'être protégés par le Seigneur, et de nous tenir toujours, comme si nous étions petits, sous ses ailes, parce qu'il sera toujours plus grand que nous : jamais nous ne parviendrons à l'égaler, n'importe à quelle hauteur nous puissions parvenir. Que personne donc ne dise : Daigne le Seigneur étendre sur moi sa protection, parce que je suis petit! car, à aucune époque, on ne pourra arriver à un tel point de grandeur, qu'on soit à même de se suffire sans lui. Sans le secours de Dieu, tu n'es rien. Aussi devons-nous désirer son incessant secours, et si nous savons nous montrer petits à son égard, nous trouverons en lui la source d'une véritable grandeur. "Et je tressaillerai de joie à l'ombre de vos ailes"." (Commentaire Ps 62, 16)

Joie de l'homme qui loue

L'homme nouveau est fait pour chanter le cantique nouveau : celui de la Jérusalem céleste. La louange, elle-même, est source de joie :

"Il y a la confession de l'homme qui loue, et la confession de l'homme qui gémit." (En. in Ps. 94, 4).

Et c'est tout le début des Confessions :

Conf. I, i, 1
Tu es grand, Seigneur,
et bien digne de louange ;
elle est grande ta puissance,
et ta sagesse est innombrable.
Te louer, voilà ce que veut un homme,
parcelle quelconque de ta création,
et un homme qui partout porte sur lui sa mortalité,
partout porte sur lui le témoignage de son péché,
et le témoignage que tu résistes aux superbes.
Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homme,
parcelle quelconque de ta création.

C'est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer
parce que tu nous as faits orientés vers toi
et que notre coeur est sans repos
tant qu'il ne repose pas en toi.

Donne-moi, Seigneur, de connaître et de comprendre
si la première chose est de t'invoquer ou de te louer,
et si te connaître est la première chose ou t'invoquer.
Mais qui t'invoque s'il ne te connaît ?
Car on peut invoquer un être pour un autre
si l'on ne connaît pas.

Ou plutôt ne t'invoque-t-on pas pour te connaître ?
Mais comment invoqueront-ils
celui en qui ils n'ont pas cru ?
Et comment croiront-ils, si personne ne prêche ?
Ils loueront le Seigneur, ceux qui sont à sa recherche.
Car le cherchant, ils le trouvent
et, le trouvant, ils le loueront.

Je veux, Seigneur, te chercher en t'invoquant,
et t'invoquer en croyant en toi :
car tu nous as été prêché.
Elle t'invoque, Seigneur, ma foi, que tu m'as donnée,
que tu m'as inspirée par l'humanité de ton Fils,
par le ministère de ton Prédicateur.

I, ii, 2
Et comment invoquerai-je
mon Dieu, mon Dieu et Seigneur,
puisque assurément c'est à venir en moi
que je l'appellerai quand je l'invoquerai ?
Et quel lieu y a-t-il en moi
où puisse venir en moi mon Dieu,
où Dieu puisse venir en moi,
Dieu qui a fait le ciel et la terre ?

Augustin énonce les "qualités" et les caractéristiques de Dieu, recourant parfois aux expressions paradoxales qui tentent de faire comprendre un mystère qui nous dépasse infiniment : cf. "très retiré et très présent", "jamais neuf, jamais vieux", "tu t'irrites et restes calme", etc.

I, iv, 4 :

Qu'est-ce donc que mon Dieu ?
Qu'est-ce, je le demande, sinon le Seigneur Dieu ?
Qui est en effet Seigneur, hormis le Seigneur ?
et qui est Dieu, hormis notre Dieu ?

O très grand, très bon,
très puissant, tout-puissant,
très miséricordieux et très juste,
très retiré et très présent,
très beau et très fort ;

stable et insaisissable,
ne pouvant changer et changeant tout ;
jamais neuf, jamais vieux,
mettant tout à neuf et conduisant à vétusté les superbes
et ils l'ignorent ;

toujours en action, toujours en repos,
amassant sans avoir de besoin,
portant et remplissant et protégeant,
créant et nourrissant et parachevant,
cherchant bien que rien ne te manque ;

tu aimes et ne brûles pas ;
tu es jaloux et plein d'assurance ;
tu te repens et ne souffres pas ;
tu t'irrites et restes calme ;

tu changes d'oeuvre, sans changer de dessein ;
tu reprends ce que tu trouves et n'as jamais perdu ;
jamais sans ressources, tu te réjouis de tes gains ;
jamais avare, tu réclames les intérêts ;
on te donne en trop si bien que tu es en dette,
et qui possède rien qui ne soit à toi ?
tu acquittes les dettes, sans devoir à personne ;
tu remets les dettes sans perdre rien.

Et qu'avons-nous dit, mon Dieu,
ma vie, ma sainte douceur ?
Ou que dit-on, quand on dit quelque chose sur toi ?
Et malheur à ceux qui se taisent sur toi
puisque, bavards, ils sont muets.

Plus loin, toujours dans Les Confessions, Augustin dans un cri, rappelle que la souffrance de l'homme est d'abord la conséquence de son inachèvement quand il est séparé de Dieu, de ses limites lorsqu'il est éloigné de Dieu. Il réclame "la voix de Dieu", il dit la soif de l'homme.

XI, ii, 3

[…]
O Seigneur, parachève-moi et révèle-moi ces pages !
Voici que ta voix fait ma joie, oui ta voix
bien plus que l'afflux des voluptés. Donne ce que j'aime :
j'aime, en effet, et cela, c'est toi qui l'as donné.
Ne délaisse pas tes dons, et ta plante
ne la dédaigne pas dans sa soif !
[…]

La louange de l'homme ne peut être réfrénée, ne peut être limitée, à l'image de Celui qui la suscite. Ce qui n'était peut-être que murmure timide de l'homme devient cris, cris de joie : L'homme qui loue crie et ces cris sont toujours cris de joie : cf. commentaire sur Ps 102, 8 :

"Donc, si l'expression vient à manquer, et que néanmoins nous ne puissions nous taire ; ne disons rien, et pourtant ne nous taisons point. Que faire alors pour ne point nous taire et ne point parler? Jubilons. "Tressaillez d'allégresse, en présence du Seigneur notre Dieu ; que toute la terre jubile dans le Seigneur" (Ps 99, 1). Qu'est-ce à dire, "jubilez" ? Poussez dans votre joie des cris inarticulés ; que votre joie se répande au dehors. Quand nous serons pleinement rassasiés de cette joie sainte, quels ne seront point nos cris, si dès ici-bas tes miettes qu'en reçoit notre âme lui donnent de tels transports ? Que sera-ce quand nous serons rachetés de toute corruption, alors que s'accomplira ce que dit le Prophète : "Lui qui rassasie de tous biens."

Conclusion :

Les séparations, contradictions, qui font le malheur de l'homme trouvent leur solution dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme, totalement Dieu, totalement homme : Dieu qui s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu. Si la souffrance et la plainte sont le lot de l'homme, l'homme n'est pas laissé totalement sans joie car Dieu et Sa grâce sont avec l'homme qui met sa joie à louer Dieu :

"Les cantiques divins sont les délices de notre esprit, et jamais l'on ne trouve en eux de plaintes qui soient privées de toute joie." (En. in Ps 145)

Augustin insiste sur la jubilation de l'homme qui recourt aux psaumes - nous terminerons là-dessus :

"Le fait de psalmodier comporte la jubilation" (En. in Ps 29, 2, 16 : Augustin anticipe là la joie du salut). Mais qu'est-ce que jubiler ?

"Qu'est-ce que jubiler ? C'est ne pouvoir expliquer avec des mots sa joie et pourtant témoigner avec sa voix ce qu'on ressent intérieurement et qu'on ne peut expliquer avec des mots. C'est cela jubiler." (En. in Ps 94, 3)

Il s'agit d'une "joie lente à venir" (cf. Confessions ci-dessus), mais aussi d'une "joie tremblante" (Conf. VII, 21, 27) :

"Il y a joie, en effet, dans la mesure où l'existence a trouvé son centre de gravité dans le Christ, qui lui ouvre un horizon de sens, mais cette joie est dite tremblante parce qu'il reste toujours la possibilité de la perdre. L'homme est en pérégrination, loin de la patrie, et il peut toujours défaillir en route. C'est pourquoi la jubilation reste mêlée de supplication." (Marcel Neusch, 2001, Saint Augustin. L'amour sans mesure, Parole et silence, p. 70).

Seule la grâce permet à l'homme d'aller plus loin et d'atteindre progressivement la joie définitive.

Suite du cours


(4) Et selon le modèle biblique (où l'on évoque les prairies rafraîchissantes, les festins de viandes grasses, des parfums, par exemple dans le Psaume 22 (23)).
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