En chemin avec Augustin... pour la joie de l'Evangile

Conférence donnée par Marie-Christine Hazaël-Massieux à St-Germain-en-Laye, le 4 décembre 2014

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"La joie de l’Évangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se laissent sauver par Lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide intérieur, de l’isolement. Avec Jésus-Christ, la joie naît et renaît toujours" (Pape François, La joie de l’Evangile, 1, Exhortation, 2013)

Cette allusion voulue dès le titre de cet exposé, et l'insistance en exergue, à la récente exhortation du pape François nous disent déjà quelque chose d’important avant de nous intéresser à Augustin sur ce thème de la joie et sa source. Même si la manière de François au XXIe siècle est très différente de celle d’Augustin au Ve siècle, les deux grands "Pères de l’Eglise" affirment que toute joie vient pour nous à travers l’Evangile du Christ. Celui qui le savoure et le transmet, celui qui suit le Christ ne peut que connaître la joie. Voyons aujourd’hui ce qu’Augustin, et quelques autres Pères, disent de la joie. Nous parlerons successivement de :

Peut-être convient-il un instant de s’interroger sur le choix du mot "joie" ? De fait nous allons définir le mot en avançant. Mais l’on peut se dire déjà que la joie, c’est un état, et non pas un épisode dans nos vies, qu’elle est, par là, différente du plaisir (satisfaction, bien-être momentané) ; la joie est probablement déjà un état d’éternité. On pourrait aussi se demander pourquoi "joie" et non pas "bonheur" : dans l’Ecriture, chez les Pères, bonheur et béatitude sont plus réservés à "l’autre vie", à l’éternité, tandis que la joie est déjà présente dans notre vie maintenant (cf. psaumes), sans exclusive totale pourtant (le choix d'un mot peut relever de divers problèmes de traduction). Aujourd’hui, en français, le bonheur (bien que le mot soit très galvaudé) est peut-être plus éclatant, exultant, tandis que la joie est plus discrète, plus intime, plus silencieuse : c’est bien de cette joie intime qu’Augustin veut nous parler…

I – La découverte de la joie de l’Evangile

Dans un petit livre (écrit vers 400-405), unique en son genre dans l’Antiquité tardive, le De Catechizandis rudibus (trad. La première catéchèse dans la Bibliothèque Augustinienne(1)), Augustin présente concrètement la tâche du catéchiste, ses difficultés, ses rythmes, les questions qui se posent à celui qui prépare des catéchumènes au baptême. Augustin écrit ce texte pour répondre aux interrogations du diacre Deogratias qui lui demande un "modèle". Jamais avare, Augustin va même lui en donner deux : un modèle long et un modèle court, pour tenir compte de la personne qui demande le baptême : tous n’ont pas la même culture, ni les mêmes capacités de découverte.

Mais surtout, Augustin insiste sur un point fondamental, qui nous touche beaucoup aujourd’hui, surtout avec l’invitation du pape François à "vivre dans la joie de l’Evangile" : comment voudrait-on que le catéchumène découvre la joie de l’évangile, si le catéchiste lui-même ne rayonne pas cette joie ? si, préoccupé par la difficulté de sa tâche, ou même par des questions toutes autres dont il n’arrive pas à se distraire lors des rencontres avec celui qu’il prépare au baptême, il affiche plus son anxiété et son souci… que la joie qu’il devrait vivre lui-même dans son contact intime avec la bonne nouvelle - joie qu’il doit transmettre à celui qu’il accompagne ?

De ce fait, Augustin insiste longuement sur "la joie de l’action catéchétique"(2) quand il répond à la demande du diacre Deogratias qui appelle ses conseils. C’est effectivement de joie qu’il est question : "je dois te parler de la façon d’acquérir la joie…"(3). Augustin rappelle d’ailleurs cette parole essentielle pour nous encore aujourd’hui : il s’agit en toute simplicité de cœur de se réjouir, "dans la tranquillité d’une œuvre bonne", car Dieu aime qui donne avec joie [2 Co 9, 7]"(4).

Augustin justifie même cette nécessité de la joie qui doit habiter le catéchiste par l’efficacité :

"On nous écoute bien plus volontiers lorsque nous-mêmes nous prenons plaisir à l’ouvrage. La trame de notre parole est marquée de notre propre joie ; elle coule plus aisée, plus prenante"
(Augustin : La première catéchèse, 2, 4 ; BA 11/1, p. 53).

Le souci principal du catéchiste concerne donc la joie, et cette joie devra croître tout au long du catéchuménat : partant de la contemplation joyeuse des œuvres faites de main d’homme, le catéchumène doit progressivement découvrir la plus grande joie encore de contempler les œuvres du créateur :

"Si nous avons déjà fait quelque progrès dans la contemplation, nous ne voulons pas désormais que ceux que nous aimons en restent à se réjouir et à s’extasier au spectacle des œuvres faites de main d’homme ; nous voulons les faire monter jusqu’à l’art ou le dessein de l’auteur, et qu’ils s’élèvent de là jusqu’à l’admiration et à la louange de Dieu, créateur universel, en qui est la fin souverainement féconde de l’amour. Combien plus, par conséquent, nous faut-il nous réjouir, quand les hommes viennent disposés à apprendre à connaître Dieu lui-même, en vue de qui doit être appris tout ce qui doit être appris ! Combien plus aussi devons-nous nous renouveler dans leur nouveauté, de sorte que, si notre prédication habituelle est un peu froide, elle se réchauffe au contact d’un auditoire inhabituel !
A ceci s’ajoute, pour acquérir la joie, le fait que nous voyons par la pensée et la méditation de quelle mort de l’erreur l’homme passe à la vie de la foi. Et, si nous traversons des quartiers très familiers avec la joie de rendre service, quand nous indiquons sa route à quelqu’un qui avait peiné d’aventure à errer de-ci de-là, combien plus allègrement, avec quelle joie plus grande devons-nous cheminer dans la doctrine du salut, de même à travers les notions que nous n’avons plus besoin de revoir pour notre propre compte, quand nous guidons sur les chemins de la paix une âme digne de pitié, lasse des erreurs de ce monde, sur l’ordre de celui qui nous a procuré cette paix."
(Augustin : La première catéchèse, 12, 17 ; op. cit., pp. 111 sq).

A côté d’Augustin, toujours au IVe siècle, on pourrait aussi citer Cyrille de Jérusalem (v. 315-386). Tandis que sa Première catéchèse baptismale commence par un appel à la joie, en évocation de la joie au ciel : "si selon l’Evangile, la conversion d’un seul pécheur soulève la joie, combien plus le salut de tant d’âmes n’incitera-t-il pas à la joie les habitants de cieux [voir Lc 15, 7 : "C'est ainsi, je vous le dis, qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n'ont pas besoin de repentir"]" (Première catéchèses baptismale, 1), on voit Cyrille commenter devant les néophytes (4e catéchèse mystagogique) la phrase de l’Ecclésiaste :

"Viens mange avec joie ton pain (le pain spirituel) et bois ton vin de bon cœur (le vin spirituel) et verse l’huile sur ta tête (tu vois Salomon signifiant aussi la chrismation mystérieuse), et que tes vêtements soient d’une intégrale blancheur, parce que le Seigneur a fait bon accueil à tes œuvres" [Qo 9, 7, ss]. (cité in 22e Catéchès ou 4e catéchèse mystagogique, 8, in Cyrille de Jérusalem, Les catéchèses, "Les Pères dans la foi", Migne, 1993, p. 336).

et Cyrille finit son homélie par une citation tout aussi explicite d’Isaïe :

"Que mon âme se réjouisse dans le Seigneur, car il m’a revêtu du vêtement de salut, il m’a drapé d’un manteau de joie."(Is 61, 10).

Le baptême, ce sacrement du début est ainsi souvent par les Pères associé à la joie.

Mais c’est tout les jours que le chrétien découvre l’Evangile et que de plus en plus il se laisse pénétrer par la bonne nouvelle. C’est aussi ce que Paul veut signifier dans l’Epître aux Philippiens :

"Soyez toujours dans la joie du Seigneur ; laissez-moi vous le redire : soyez dans la joie. Que votre sérénité soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est proche. Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, dans l'action de grâce priez et suppliez pour faire connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu, qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer, gardera votre coeur et votre intelligence dans le Christ Jésus." (Philippiens, 4, 4-7)

II – Vivre de l’Evangile, vivre dans la joie

La joie est donc, non pas seulement une caractéristique du "début dans la foi", mais une caractéristique de toute la vie chrétienne. Elle nous est dite dans l’évangile, dans les différents écrits apostoliques (lettres de Paul, de Jean…), parfois décrite comme une promesse pour l’éternité, mais aussi comme une certitude pour aujourd’hui.

a) La joie dans l’éternité

Quand on parle de "joie"» dans l’Evangile, on ne peut oublier le chapitre dit des "Béatitudes" (en Mt 5 notamment, ou Lc 6, 20-23), ce passage bien connu du Sermon sur la montagne, sur lequel Augustin a prêché à plusieurs reprises : il pensait que ce texte était "l’abrégé de tout l’évangile". Notamment, dans une œuvre de jeunesse, issue de ses prédications, nous avons un commentaire complet du Sermon sur la montagne. Augustin lorsqu’il assure cette prédication systématique n’est pas encore évêque (vers 394) : effectivement il prêchait déjà aux fidèles d’Hippone comme simple prêtre, à la demande de son évêque, et il trace là pour son auditoire un idéal de vie évangélique :

1.1. "[...] Comme [le Seigneur] n'a pas seulement dit : Celui qui entend ces paroles, mais qu'il a précisé : ces paroles que je dis, il est clair, il me semble, que les paroles prononcées sur la montagne peuvent diriger parfaitement la vie de ceux dont l'entreprise est justement comparée à l'homme qui construit sur le roc. Je le dis pour montrer que ce sermon contient tous les préceptes propres à guider la vie chrétienne..." (p. 23).

Augustin présente ces "béatitudes" (invitations à la joie) comme "sept degrés de la vie spirituelle". Après avoir rappelé les béatitudes citées par Matthieu, il poursuit :

3.10 "[…] Il nous faut donc considérer attentivement ce nombre des sentences générales. La béatitude commence par l'humilité : Heureux les pauvres par l'esprit, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas enflés, dont l'âme se soumet à l'autorité divine et craint le châtiment après cette vie, bien qu'en cette vie elle puisse s'imaginer heureuse. De là elle arrive à la connaissance des saintes Ecritures, où elle doit se montrer douce en sa piété, pour ne pas risquer de mépriser ce qui semble absurde à des ignorants et ne pas devenir indocile par d'opiniâtres discussions. Dès lors, elle commence à découvrir les liens qui l'enchaînennt : les habitudes et le péché. C'est pourquoi en ce troisième degré, qui est celui de la science, elle pleure la perte du souverain bien, puisqu'elle est asservie aux plus médiocres. le quatrième degré est celui de l'effort où l'âme s'applique de toutes ses forces pour s'arracher aux plaisirs empoisonnés qui la tiennent captive : elle a faim et soif de justice et grand besoin de force, car on ne quitte pas sans arrachement ce qu'on possède avec plaisir. Au cinquième degré, on donne à ceux qui ont persévéré dans cet effort un conseil pour être délivré, car sans le secours d'une puissance supérieure, personne n'est capable de se dégager soi-même des embarras de ces misères : et c'est un judicieux conseil, que d'aider un plus faible pour s'assurer le secours d'un plus puissant.
Par conséquent : Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Au sixième degré se trouve la pureté de coeur, à qui la conscience des bonnes oeuvres donne le pouvoir de contempler le souverain bien, que seul un esprit pur et serein peut voir. Enfin la septième sentence concerne la sagesse même, c'est-à-dire la contemplation de la vérité qui pacifie l'homme tout entier et lui donne de ressembler à Dieu ; elle entraîne cette conclusion : Heureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés fils de Dieu.
La huitième sentence renvoie au point de départ, dont elle montre l'achèvement et la perfection. Aussi dans la première et la huitième nomme-t-on le royaume des cieux : Heureux les pauvres par l'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux, et : Heureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux ; on a déjà dit : "Qui nous séparera de l'amour du Christ : la tribulation, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ?" (Rm 8, 35). Elles sont donc sept qui mènent à la perfection, la huitième illumine et manifeste ce qui est parfait, les premiers degrés reçoivent des autres leur perfection, et la huitième sentence noue avec le point de départ." (pp. 28-30).

Dès le début Augustin insiste pour dire que ces paroles du Christ sont là pour guider, diriger celui qui veut bâtir sa maison sur le roc. Et celui qui n’a pas pris de décision en ce sens, qui se laisse porter par une vie facile, non seulement ne connaîtra pas le bonheur en cette vie, mais ne trouvera pas place dans le royaume des cieux, dans l’autre monde, alors qu’il a déjà négligé les plaisirs dans l’existence terrestre et qu’il n’est pas prêt pour la joie.

Rappelons, de façon un peu anecdotique, comment Augustin, qui aime beaucoup les rapprochements chiffrés évoque aussi les béatitudes en lien avec les sept dons de l'Esprit et avec les sept demandes du Notre Père (commentées par exemple dans La lettre à Proba). C’est sans doute l'une des originalités de ces sermons de jeunesse, qui peut sembler un peu artificielle à certains aujourd'hui : pour rapprocher ces textes, il faut à Augustin "tordre" un peu les données. Quand il entend construire sa présentation des Béatitudes sur le rappel de trois septennaires (on sait l’importance du chiffre 7 dans la Bible : cf. Six jours de la Création + jour du repos, par exemple – ce qui permet d’atteindre précisément l’accomplissement, la plénitude : la création est achevée) l'évêque d'Hippone est obligé de ramener les huit béatitudes de Matthieu à sept : pour cela il souligne que la première et la dernière sont semblables ! Effectivement, pour toutes les deux, la promesse est bien celle de la possession du royaume des cieux. Notons encore que la première et la huitième béatitude ne recourent pas à un futur, mais bien à un présent : "car le royaume des cieux est à eux" (il s'agit donc bien d'une joie déjà annoncée pour l'aujourd'hui de l'homme et pas seulement d'une promesse pour "plus tard". Quant aux sept dons de l’Esprit (établis dans l’Eglise par référence à Is 11, 2-3), n'oublions pas qu'ils sont six chez Isaïe : "Sur lui reposera l'Esprit du Seigneur, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur" ; en dégageant la "piété" (dédoublement de la crainte de Dieu ?), à partir de la Vulgate de St Jérôme, on arrive à sept dons de l'Esprit. Est-ce une nouvelle fois parce que sept est le chiffre de la perfection ? Le rapprochement effectué par Augustin atteste en tout cas que le passage à sept dons de l'Esprit est déjà accompli à la fin du IVe siècle. Pour suivre la démarche d’Augustin, il convient de citer ces dons de l’Esprit en commençant par la crainte et en finissant par la sagesse.

Enfin, avec les six demandes du Notre Père, il s’agit cette fois-ci pour Augustin de dédoubler la sixième : "Ne nous laisse pas entrer en tentation… mais délivre-nous du mal". Avec ce chiffre sept, Il faut bien frapper l’esprit d’un auditoire trop vite distrait, et qui risque d’oublier ce que le prédicateur veut lui inculquer. Ces rapprochements sont faits explicitement par Augustin dans son explication du Sermon sur la Montagne. Et l'on pourrait analyser toutes les significations symboliques qui se rejoignent en faveur d'une plénitude de dons.

On voit, par ailleurs, que dans cette œuvre, la présentation d’Augustin est fondée sur une préoccupation assez largement morale, principalement en référence au futur de l’homme. Certes les Béatitudes en première lecture s’y prêtent particulièrement : même si la première et la huitième, comme nous l'avons souligné, sont données au présent, les autres sont formulées en référence à l’avenir de l’homme, et très sensiblement interprétées dans la prédication comme proposant le bonheur dans la vie éternelle. Si les Béatitudes inaugurent un chemin de perfection (ce que va expliciter la suite du chapitre 5 de Mt), cette perfection ("soyez parfait comme votre Père céleste est parfait") ne semble guère atteignable pour l’homme en ce monde où le mal est à l’œuvre, les compromissions et les tentations nombreuses, pas plus d’ailleurs que le "bonheur parfait". En première analyse, c’est là le constat d’Augustin : les Béatitudes nous promettent le bonheur dans l’éternité, et pour atteindre ce bonheur, l’homme doit suivre un chemin de perfection, qui ne sera récompensé vraiment que dans la vie éternelle : nos vies présentes sont trop emplies de souffrances pour que le prédicateur puisse se risquer à annoncer la joie pour maintenant.

Toutefois, les Béatitudes sont susceptibles aussi de recevoir une autre lecture. Et Augustin lui-même traitera de la joie dans des termes très différents de ceux qui tendaient dans sa jeunesse à lier la joie à la parfaite conduite morale. Pour Augustin jeune, encore très fortement préoccupé de conduite morale, l’enjeu des Béatitudes est précisément la perfection chrétienne plus que la joie.

Cette présentation des béatitudes envisagées comme les "degrés" d'une échelle pour monter vers Dieu a été déjà adoptée par Grégoire de Nysse (v. 335-395) quelques années plus tôt, avec une profondeur inégalée. Notons précisément, que lui ne pose guère la question en terme de morale, il dit même explicitement, en évoquant la lumière, qui fait l’attrait de la montée :

"Il en est des biens spirituels comme du soleil ; il se partage entre tous ceux qui le voient et se donne tout entier à chacun" (Les Béatitudes, I, 2).

ou encore plus explicitement en s’interrogeant sur ce que l’on peut entendre par béatitude :

"Il nous faut d’abord considérer la béatitude comme telle et chercher à savoir en quoi elle consiste. La béatitude, à mon avis, est une synthèse de tout ce que l’on comprend sous le nom de bien dont rien de ce qu’on peut désirer ne fait défaut." [on voit par avance le thème du désir] "[…] la béatitude comprend une vie sans tache, le bien ineffable et insaisissable, la beauté indescriptible, la source de la grâce, la sagesse et la puissance, la véritable lumière, la fontaine de tout bien, la force qui maîtrise tout, ce qui mérite d’être aimé sans jamais se dégrader, une joie toujours effervescente, une jubilation ininterrompue dont on peut tout dire, mais sans rapport avec le mérite. L’intelligence n’en saisit pas la réalité et même si nous en avons une perception plus haute, rien ne peut l’exprimer." (ibid, I, 2)

On trouve ici bien des mots-clés essentiels pour comprendre Grégoire de Nysse : "désirer", "lumière", "fontaine", "sans jamais se dégrader", "joie toujours effervescente", "jubilation ininterrompue"...

Loin de remettre la joie à plus tard, Grégoire considère qu’il existe "deux formes de joie", comme il y a "deux formes de vie", "l’une de ce monde, l’autre celle du monde futur" (p. 55, III, 6) ; et ce qui chez certains Pères pourrait n’être que "promesse" pour plus tard amène Grégoire de Nysse à souligner que Dieu nous donne déjà tous ses dons (le royaume est déjà commencé). Nous sommes appelés à la joie dès maintenant, en avant-goût de ce qui nous attend…

Au fur et à mesure qu’Augustin avance dans la vie, il arrivera à une position assez semblable : comment pourrions-nous désirer voir Dieu si nous n’avions pas idée de la beauté – et de la joie que celle-ci fait éprouver déjà aujourd’hui ?

b) La joie pour aujourd’hui

Quittant l’équation de la joie comme promesse pour plus tard… plus simple sans doute car les exemples de souffrances dans nos vie d’homme semblent à première vue plus nombreux que les moments de joie – plus exactement, on parle plus des malheurs que des joies de l’homme (les hommes heureux n’ont pas d’histoire, comme le dit la sagesse populaire), Augustin – et c’est dans doute l’expérience qu’il a faite dans sa propre vie -, rencontrant Dieu trouve la joie : "ô ma joie lente à venir…", dit-il dans les Confessions.

Prenant en compte cette quête du bonheur constante chez l’homme - même le plus pécheur, le plus éloigné de Dieu – Augustin va nous parler de la joie pour aujourd’hui. Si, sans doute, la joie parfaite est en-dehors des possibilités de l’homme terrestre, la joie lui est déjà donnée non seulement pour motiver son avancée, mais surtout plus profondément parce que la joie, don de Dieu, est présente de plus en plus dans la vie de l’homme qui accueille Dieu, celui qui se fait tout proche : ce Dieu dont Augustin disait qu’il est "plus intime à lui-même que lui-même" (Confessions, livre III, vi, 11). C’est ce Dieu intime qui est la source de la joie en l’homme dès cette vie. Avec Augustin nous pouvons saisir progressivement que la rencontre de Dieu dans le quotidien de l’homme n’est pas tant de l’ordre du faire que de l’ordre de l’être.

Profondément, cette récompense, nous la goûtons déjà intérieurement, insiste Augustin : cette promesse qui ne peut être encore totalement manifestée aux yeux de chair est déjà joie pour le croyant. Occasion de méditer sur l’espérance, qui est bien différente d’un "vague espoir" : l’espérance ne déçoit pas, et ne concerne pas seulement le "futur" (pour aider à supporter le présent, comme on le pense parfois) car "l’espérance est le fruit de cet amour de Dieu qui a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné" (Rm 5, 3-5). Notons les "passés" significatifs ici : le don est déjà fait, et la joie est là pour s’emparer de tout notre cœur, si nous voulons bien tourner nos regards vers ce Dieu présent en nous, et dans le cœur du frère.

D’autres commentaires d’Augustin portant, soit sur les béatitudes, soit plus globalement sur la joie chrétienne, la joie de l’intimité de Dieu, montrent clairement que cette joie est pour aujourd’hui : pas seulement une promesse pour la vie éternelle. Cette soif de bonheur apparaît comme une clé essentielle chez Augustin, pour comprendre l’homme, mais aussi pour comprendre Dieu qui est le but de tous nos désirs. Ainsi dans son Sermon LIII (sur les Béatitudes) dit-il encore :

"On ne peut trouver personne qui ne veuille être heureux, Ah! si seulement on désirait mériter la récompense avec autant d'ardeur qu'on soupire après la récompense elle-même ! Qui ne prend son essor quand on lui dit : Tu seras bienheureux ? Il devrait donc entendre avec plaisir aussi à quelle condition il le sera. Doit-on refuser la combat lorsqu'on cherche la victoire ? La vue de la récompense ne devrait-elle pas enflammer le coeur pour le travail qui l'obtient? A plus tard ce que nous demandons ; mais c'est maintenant qu'il nous est commandé de mériter ce que nous obtiendrons plus tard." (Sermon LIII, 1).

Cette quête du bonheur est d’ailleurs commune à tous les hommes, et absolument pas spécifique du chrétien.

"L'homme, avant de croire au Christ n'est pas en route, il erre. Il cherche sa patrie mais il ne la connaît pas. Que veut dire : il cherche sa patrie ? Il recherche le repos, il cherche le bonheur. Demande à un homme s'il veut être heureux, il te répondra affirmativement sans hésiter. Le bonheur est le but de toutes nos existences.

Mais où est la route, où trouver le bonheur, voilà ce que les hommes ignorent. Ils errent. Errer est déjà une recherche. Mais le Christ nous a remis sur la bonne route : en devenant ses fidèles par la foi, nous ne sommes pas encore parvenus à la patrie, mais nous marchons déjà sur la route qui y mène. L'amour de Dieu, l'amour du prochain sont comme les pas que nous faisons sur cette route."
(Sermon Mai, 12, extraits, d'après Hamman : Saint Augustin prie les Psaumes, 1980).

C’est bien sur le rapport du désir et de la joie que nous reviendrons dans notre 3e partie. Mais on peut déjà essayer de comprendre quelle est cette joie présente au cœur de la vie du croyant. Augustin commente le Ps 62, et notamment cette phrase "Et je tressaillerai de joie à l’ombre de tes ailes" :

"Et je tressaillerai de joie à l’ombre de vos ailes. Mes bonnes oeuvres me jettent en des transports de joie, parce que vos ailes sont étendues sur moi. Je ne suis qu’un petit oiseau : si vous ne me protégez, le vautour m’enlèvera. S’adressant à Jérusalem, à cette ville qui l’a fait mourir sur la croix, Notre Seigneur dit quelque part : "Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes !" [Mt 23, 37] Nous sommes petits : que Dieu donc nous garde à l’ombre de ses ailes ! Et quand nous serons devenus grands, il nous sera encore utile d’être protégés par le Seigneur, et de nous tenir toujours, comme si nous étions petits, sous ses ailes, parce qu’il sera toujours plus grand que nous : jamais nous ne parviendrons à l’égaler, quelle que soit la hauteur à laquelle nous puissions parvenir. Que personne donc ne dise : Daigne le Seigneur étendre sur moi sa protection, parce que je suis petit ! car, à aucune époque, on ne pourra arriver à un tel point de grandeur, qu’on soit à même de se suffire sans lui. Sans le secours de Dieu, tu n’es rien. Aussi devons-nous désirer son incessant secours, et si nous savons nous montrer petits à son égard, nous trouverons en lui la source d’une véritable grandeur. Et je tressaillerai de joie à l’ombre de vos ailes".
(Augustin, Discours sur le Ps 62, 16.)

Les "miracles" de Jésus au 1er siècle trouvent leur prolongement aujourd'hui dans les sacrements. Ces signes de Dieu visaient le bonheur de ceux qui venaient supplier le Christ dans leur souffrance. Mais ils demeurent signes pour nous qui ne comprenons pas toujours où réside l’efficacité du sacrement dans nos vies tourmentées. N'est-ce pas par eux que la joie trouve le chemin de nos coeurs ? Que Dieu qui vient "faire en nous sa demeure" introduit aussi cette joie quand nous comprenons que "rien ne peut nous séparer de l'amour de Dieu" [Romains 8, 39] ?

"Les miracles opérés par notre Seigneur Jésus Christ sont évidemment des œuvres divines et, en partant du visible, ils exhortent l'esprit de l'homme à avoir l'intelligence de Dieu. En effet, comme Dieu n'est pas une nature qu'on puisse voir avec les yeux et que les miracles par lesquels il dirige l'univers et gouverne toute la création ont tellement perdu de leur valeur à force d'être répétés que presque plus personne ne daigne faire attention à ce que Dieu opère d'admirable et d'étonnant en chaque graine de semence, il s'est réservé dans sa miséricorde d'accomplir en temps opportun certaines œuvres en dehors du cours habituel et de l'ordre de la nature afin que ceux qui n'ont plus de considération pour les merveilles de tous les jours s'étonnent en en voyant, non pas de plus grandes, mais d'insolites. Gouverner le monde entier est en effet un miracle plus grand que de rassasier cinq mille hommes avec cinq pains, et pourtant, alors que personne n'admire ces merveilles, les hommes admirent le miracle, non parce qu'il est plus grand, mais parce qu'il est rare. Qui en effet maintenant encore nourrit l'univers, sinon celui qui crée les moissons à partir de quelques grains ? Le Christ a donc agi en tant que Dieu : de la même manière en effet qu'il multiplie les moissons à partir de quelques grains, il a dans ses mains multiplié les cinq pains, car la puissance se trouvait entre les mains du Christ et ces cinq pains étaient comme des semences, non pas certes confiées à la terre, mais multipliées par celui qui a créé la terre."
(Augustin : Homélies sur l’Evangile de Jean, Tract. XXIV, 1, pp. 405-407).

Guérison du péché, guérison du mal : cette guérison peut s’accomplir d’ailleurs bien au-delà des sacrements dits "de guérison" (pénitence, sacrement des malades qui n’existaient pas sous cette forme au temps d’Augustin). Nous savons bien que le baptême est la première "guérison" : notre péché y est pardonné. Mais croyons-nous à la guérison dans le sacrement du mariage ? Croyons-nous à la guérison dans nos communions quotidiennes ou hebdomadaires ?

Augustin a compris que la joie est difficile à atteindre et qu’elle ne peut être uniquement rapportée à la "perfection" du coeur. Dans les Confessions, il interpelle Dieu en disant : "ô ma joie lente à venir" :

"...ballotté, dispersé, je me dissolvais, je bouillonnais à travers mes fornications et tu te taisais.
O ma joie lente à venir ! Tu te taisais alors, et moi je m'en allais, loin de toi, vers encore et encore d'autres stériles semailles de douleur, dans une orgueilleuse abjection et une inquiète lassitude."
(Conf., II, ii, 2, id. p. 335)

Dieu, dans son amour infini, n’attend pas que l’homme soit saint pour lui donner son amour et sa joie. La joie inonde le cœur de celui qui vit avec le Christ. Elle lui est donnée précisément par Dieu lui-même. Pour cela Augustin explique qu’il faut trouver son "lieu", et c’est une belle image que nous pouvons méditer. Sa conviction profonde est qu’il n’y a pas de joie véritable en-dehors de Dieu (la joie est difficile à atteindre, comme Dieu !). Malgré tout, cette joie peut apparaître sans que l’on connaisse nécessairement Dieu (car ses dons sont infinis), ou sans que l’on soit toujours conscient de ses dons (il y a bien sûr de la joie chez les non-chrétiens, non-croyants…) car la joie de Dieu déborde partout... Dieu est joie et sitôt qu’il y a joie dans le cœur de l’homme, c’est que Dieu est présent. Il y a joie quand nous avons trouvé notre lieu. On rappellera cette citation d’Augustin qui recourt à une belle image :

"Un corps, en vertu de son poids, tend à son lieu propre.
Le poids ne va pas forcément en bas mais au lieu propre.
Le feu tend vers le haut, la pierre vers le bas :
Ils sont menés par leur poids, ils s’en vont à leur lieu.
L’huile versée sous l’eau s’élève au-dessus de l’eau ; L’eau versée sur l’huile s’enfonce au-dessous de l’huile :
Ils sont menés par leur poids, ils s’en vont à leur lieu.
S’il n’est pas à sa place, un être est sans repos :
Qu’on le mette à sa place et il est en repos.

Mon poids, c’est mon amour ;
C’est lui qui m’emporte où qu’il m’emporte.
Le don de toi nous enflamme et nous emporte en haut ;
Il nous embrase et nous partons
Nous montons les montées qui sont dans notre cœur
Et nous chantons le cantique des degrés.

Ton feu, ton bon feu nous embrase et nous partons,
Puisque nous partons en haut vers la paix de Jérusalem,
Puisque j’ai trouvé ma joie dans ceux qui m’ont dit :
Nous partirons pour la maison du Seigneur.
Là nous placera la bonne volonté
De sorte que nous ne voulions plus autre chose
Qu’y demeurer éternellement."

(Confessions XIII, ix, 10)

Où est notre lieu, notre "haut" pour que nous y montions ?

Comment trouver ce chemin de la joie, ce chemin du Christ, ce Chemin qu’est le Christ ?

"J'aime, dis-tu, mais par quel chemin dois-je suivre ? Si le Seigneur ton Dieu t'avait dit : Je suis la Vérité et la Vie, dans ton désir de la vérité, dans ta poursuite de la Vie, tu chercherais de suite le chemin pour parvenir à ces biens et tu te dirais : C'est un grand bien que la Vérité, c'est un grand bien que la Vie ; si seulement il existait un chemin pour mener mon âme jusque-là ! Tu cherches par où aller ? Ecoute celui qui dit en premier lieu : Je suis le Chemin. Avant de te dire où aller, il a commencé par te dire par où aller : Je suis, dit-il, le Chemin ; où mène ce Chemin ? Et la Vérité et la Vie [Jn 14, 6]. Il t'a dit d'abord par où aller, il t'a dit ensuite où aller : Je suis le Chemin, je suis la Vérité, je suis la Vie. Demeurant auprès du Père, il est la Vérité et la Vie ; en se revêtant de la chair, il s'est fait le Chemin. Il ne t'est pas dit : Travaille pour chercher le chemin qui te mènera à la Vérité et à la Vie ; non, ce n'est pas là ce qui t'est dit. Lève-toi, paresseux, le Chemin est venu lui-même jusqu'à toi et il t'a réveillé de ton sommeil, toi qui dormais, si du moins il t'a réveillé ; Lève-toi et marche [Jn 5, 8]. Tu essaies peut-être de marcher et tu ne peux pas parce que tes pieds te font mal. Pourquoi les pieds te font-ils mal ? Ont-ils couru sous les ordres de l'avarice à travers des terrains raboteux ? Mais le Verbe de Dieu a guéri aussi les boiteux. Regarde, dis-tu, j'ai les pieds en bon état, mais je ne vois pas le chemin. Il a aussi illuminé les aveugles."
(Homélies sur l'Evangile de Jean, Tr 34, 9, pp. 139-141, BA 73A)

Pour l’homme, guidé par l'Esprit, il lui faut retrouver Dieu : au moment même où Dieu créait l'homme, alors qu'il voulait pour l’homme la liberté, alors qu'il faisait de lui son "vis-à-vis", il le plaçait face à lui et regardait avec admiration et amour celui qui était "à son image et à sa ressemblance" (Gn 1, 26)... Comme l'enfant que sa mère éloigne de son coeur qui bat pour le contempler, l'homme a ressenti cruellement cette séparation de Dieu, qui, rompant la fusion (c'est de ses propres mains que Dieu formait l'homme) était pourtant la marque de l'admiration du Créateur et de sa confiance. Dieu, nous éloignant de lui dans le geste même par lequel il nous créait, refusant de faire de nous sa chose, nous séparait aussi de la joie qui était en lui... Il faut du temps à l’homme (homme dans le temps) pour retrouver cette joie, et en lui un amour devenu libre., comme l'enfant passe par tant de crises avant de pouvoir regarder "en face" ses parents - s'il y parvient ! La joie parfaite ce sera "quand nous verrons [Dieu] tel qu’il est" et qu'alors "nous lui serons semblable" (1 Jn 3, 2). Même si le péché (le doute, le refus de la liberté...) nous ont fait perdre la joie de Dieu, nous gardons ce goût de la joie et de sa présence totale, et pour un temps séparés de l’image selon laquelle nous avons été faits, défigurés par le péché, nous la cherchons, nous désirons la retrouver (cf. nos désirs multiples) ; nous peinons à accepter le temps et ses délais ; parfois même nous nous éloignons encore de cette image... C'est ce qu'exprime cette belle phrase d’Augustin : "Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors, et c'est là que je te cherchais…" (Confessions X, xxvii, 38).

III – "La vie du chrétien est un saint désir"

C’est ce "saint désir" qui mène l’homme à la joie. Le rapport du désir et de la joie est une thématique centrale chez Augustin. Le désir, mystère de Dieu, mystère en l’homme…

Lisons ce texte-clé, extrait du Commentaire d'Augustin sur la 1ère Epître de Jean :

"Toute la vie du vrai chrétien est un saint désir. Sans doute, ce que tu désires, tu ne le vois pas encore : mais le désir te rend capable, quand viendra ce que tu dois voir, d'être comblé.
Supposons que tu veuilles remplir quelque objet en forme de poche et que tu saches la surabondance de ce que tu as à recevoir ; tu étends cette poche, sac, outre, ou tout autre objet de ce genre ; tu sais combien grand est ce que tu as à y mettre, et tu vois que la poche est étroite : en l'étendant, tu en augmentes la capacité. De même, Dieu, en faisant attendre, étend le désir ; en faisant désirer, il étend l'âme ; en étendant l'âme, il la rend capable de recevoir.
Désirons donc, mes frères, parce que nous devons être comblés. Voyez Paul, étendant la contenance de son âme, pour être capable de saisir ce qui est à venir ; il dit en effet : Ce n'est pas que je l'aie déjà saisi ou que j'aie déjà atteint la perfection : pour moi, frères, je ne pense pas l'avoir saisi. - Que fais-tu alors en cette vie, si tu ne penses pas l'avoir saisi ? - Une seule chose compte : Oubliant ce qui est en arrière, je m'étends vers ce qui est en avant, tendu de tout mon être vers le but pour atteindre le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut.. Il dit qu'il s'étend et il dit qu'il tend de tout son être vers le but à atteindre. Il se sentait trop étroit pour saisir ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme. Telle est notre vie : nous exercer en désirant. Or un saint désir nous exerce d'autant plus que nous avons détaché nos désirs de l'amour du monde. Nous l'avons déjà dit précédemment : vide à fond ce qui doit être rempli. Le bien doit remplir ton âme, déverse le mal.
Suppose que Dieu veuille te remplir de miel : si tu es plein de vinaigre, où mettre le miel ? Il faut répandre le contenu du vase ; il faut purifier le vase lui-même ; il faut le purifier, fût-ce à force de peiner, à force de frotter, pour le rendre apte à recevoir cette réalité mystérieuse. Que, cette réalité, nous n'arrivions pas à lui donner son vrai nom, que nous la nommions or, que nous la nommions vin, quelque nom que nous donnions à ce qui ne peut être nommé, quelque nom que nous prétendions lui donner, son nom est Dieu. Et quand nous disons "Dieu", que disons-nous ? Ces deux syllabes [Deus en latin], est-ce là seulement ce à quoi nous aspirons ? Tout ce que nous pouvons dire est donc au-dessous de la réalité ; étendons-nous vers lui, afin que, lorsqu'il viendra, il nous remplisse. Car nous lui serons semblables quand nous le verrons tel qu'il est." (Commentaire sur la 1ère Lettre de Jean, 4, 6).

Le désir pour Augustin est déjà anticipation de la joie, il laisse présager la joie parfaite dans la vie éternelle où nous recevrons encore plus, où nous recevrons tout car Dieu veut se donner à nous. Mais il faut préparer notre cœur pour cela car ce que Dieu veut nous donner est "trop grand" pour notre cœur tel qu’il est… et la seule façon d'accueillir Dieu, c’est d'agrandir notre coeur par le désir, précisément. Augustin n’a pas une vision péjorative du désir (à bien distinguer de la concupiscence), même si celui-ci marque un certain manque, il est aussi surtout plein d’espérance et par là, déjà prémices de ce que Dieu veut nous donner. Il y a lieu de se réjouir du désir au cœur de l’homme, de tout homme, qui est déjà manifestation de la promesse de Dieu et véritable découverte de la joie.

La prière de demande est d’ailleurs un outil incomparable car, loin d'être une prière inférieure comme on le croit parfois, elle nous est donnée pour exciter notre désir en nous permettant de mieux savoir ce que nous désirons. C'est ce qu'explique clairement cet extrait de la Lettre à Proba :

"Pour nous faire obtenir cette vie bienheureuse, celui qui est en personne la Vie véritable nous a enseigné à prier. Non pas avec un flot de paroles comme si nous devions être exaucés du fait de notre bavardage : en effet, comme dit le Seigneur lui-même, nous prions celui qui sait, avant que nous le lui demandions, ce qui nous est nécessaire. [...]
Il sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Alors, pourquoi nous exhorte-t-il à la prière continuelle ? Cela pourrait nous étonner, mais nous devons comprendre que Dieu notre Seigneur ne veut pas être informé de notre désir, qu'il ne peut ignorer. Mais il veut que notre désir s'excite par la prière, afin que nous soyons capables d'accueillir ce qu'il s'apprête à nous donner. Car cela est très grand, tandis que nous sommes petits et de pauvre capacité ! C'est pourquoi on nous dit : Ouvrez tout grand votre coeur. Ne formez pas d'attelage disparate avec les incrédules.
Certes, c'est quelque chose de très grand : l'oeil ne l'a pas vu, car ce n'est pas une couleur ; l'oreille ne l'a pas entendu, car ce n'est pas un son ; et ce n'est pas monté au coeur de l'homme, car le coeur de l'homme doit y monter. Nous serons d'autant plus capables de le recevoir que nous y croyons avec plus de foi, nous l'espérons avec plus d'assurance, nous le désirons avec plus d'ardeur.
C'est donc dans la foi, l'espérance et l'amour, par la continuité du désir, que nous prions toujours. Mais nous adressons aussi nos demandes à Dieu par des paroles, à intervalles déterminés selon les heures et les époques : c'est pour nous avertir nous-mêmes par ces signes concrets, pour faire connaître à nous-mêmes combien nous avons progressé dans ce désir, afin de nous stimuler nous-mêmes à l'accroître encore. Un sentiment plus vif est suivi d'un progrès plus marqué. Ainsi, l'ordre de l'Apôtre : Priez sans cesse signifie tout simplement : La vie bienheureuse, qui n'est autre que la vie éternelle auprès de Celui qui est seul à pouvoir la donner, désirez-la sans cesse."
(Lettre à Proba, Lettre 130, 15-17, écrite en 412).

Souvent dans l’Eglise on s’inquiète de l’indifférence au cœur de l’homme. Combien de chrétiens, en essayant de faire le point sur l’indifférence, et en particulier sur "l'indifférence religieuse", ne concluent-ils pas trop vite en voyant en elle le mal de notre époque ? Le désir, au cœur de tout homme, montrés si souvent par nos Pères, n’est-il pas précisément le contraire de l’indifférence ? ne faut-il pas de ce fait méditer d'abord sur le désir, question développée par bien des Pères de l’Eglise (et notamment par Augustin), afin de trouver où est notre propre désir ? Là où est notre désir, là est Dieu ! Et on pourrait dire que lorsque l'on évoque l’indifférence de nos contemporains, on risque parfois de se méprendre. N'est-ce pas que l'on n’a pas su ou que l’on a renoncé à toucher chacun au lieu de son désir ? Cela remet souvent plus en question celui qui n’a pas su écouter le désir de l'autre, que celui qui est prétendu "indifférent" !

Personne n’est de toutes façons vraiment indifférent. Même si "ce que tu désires, tu ne le vois pas encore", il y a toujours un désir dans le coeur de l'homme, dans le coeur de tout homme, signe le plus sûr de la présence de Dieu – présence précisément en creux ! Dans le désir de l'homme, on peut lire la recherche de Dieu, du vrai Dieu, que nous ne connaissons pas, ou si peu ! Et que demandons-nous à Dieu ?

"... Dieu vous disant : Demandez ce que vous désirez, qu'allez-vous lui demander ? Faites effort de tout votre esprit, lâchez la bride à votre avarice, étendez, élargissez votre convoitise, autant que vous le pourrez ; car ce n'est pas le premier venu, c'est le Dieu Tout-Puissant qui vous dit : demandez ce que vous désirez. Si vous aimez des propriétés, vous désirerez toute la terre, de sorte que tous ceux qui naîtront soient vos fermiers ou vos serviteurs. Et que ferez-vous, lorsque vous posséderez toute la terre ? Vous demanderez la mer, bien que vous ne puissiez y vivre. Dans ce genre d'avarice, les poissons seront mieux partagés que vous ; à moins que vous ne possédiez aussi les îles de la mer. Mais passez outre, demandez encore le domaine des airs, quoique vous ne puissiez pas voler. Etendez vos désirs jusqu'au ciel ; dites que le soleil, la lune et les étoiles vous appartiennent, parce que celui qui a fait toutes ces choses vous a dit : demandez ce que vous désirez. Cependant, vous ne trouverez rien qui ait plus de prix, vous ne trouverez rien qui soit meilleur que celui qui a fait toutes ces choses. Demandez donc celui qui les a faites, et en lui et par lui vous posséderez tout ce qu'il a fait. Toutes ces choses sont d'un haut prix, parce que toutes sont belles, mais qu'y a-t-il de plus beau que lui ? Elles sont fortes, mais qu'y a-t-il de plus fort que lui ? Et il n'est rien qu'il donne plus volontiers que lui-même. Si vous trouvez quelque chose de meilleur, demandez-le. Si vous demandez autre chose, vous lui ferez injure, et vous vous ferez tort à vous-même, en lui préférant sa créature, alors que le créateur aspire à se donner lui-même à vous."
(Augustin : Commentaires sur les Psaumes 34, 12 ; (premier discours)

On sait que, très souvent dans la vie quotidienne, l’objet de notre désir, une fois atteint ne nous intéresse plus, ne nous satisfait plus : nous qui sommes en quête perpétuelle d’autre chose, d’un plus... Le désir est ce qui nous fait vivre, peut-être ce qui nous pousse à découvrir Dieu ? Car Dieu vient nous trouver dans notre désir et même jusque dans notre péché ("Dieu l’a fait péché pour nous", 2 Co 5, 21), résultat de désirs qui n’ont su trouver leur véritable objet. Augustin écrit dans les Confessions :

"Ils t’imitent, mais de travers, tous ceux qui s’éloignent de toi et se dressent contre toi. Pourtant, même en t’imitant ainsi, ils te désignent comme le créateur de tout être, marquant par là qu’il n’y a point de lieu où l’on puisse se retirer pour être de toute façon loin de toi."
(Confessions, II, vi, 13-14).

Si le désir est si fort en l’homme, s’il le pousse a toujours vivre plus, c’est que précisément ce désir vient de Dieu, qu’il est marque de Dieu en l’homme. Dieu a désiré l’homme le premier, il l’a aimé du plus grand Amour... Nous l'avons dit, reprenant là Augustin : l’homme qui a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1), n’a de cesse qu’il n’ait retrouvé cette image : toute sa vie, il est en quête de cette image : c’est précisément ce qui le fait désirer tant qu’il n’a pas trouvé ce qu’il cherche... et qu’il ne trouvera totalement que lorsqu’il sera face à Dieu et qu’alors, comme le dit St Jean ; "nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu’il est" (1 Jn, 3, 2).

Dieu est la source du désir en l’homme. Ne croyons pas trop vite qu’il est là pour l’apaiser, il est surtout là pour le susciter !!! Il convient dès lors de ne pas apaiser notre désir à bon compte : Ambroise de Milan (v. 340-397) dit magnifiquement : 'C’est à notre détriment qu’Adam a rassasié sa faim de la science du bien et du mal ; c’est pour notre profit que le Christ a enduré la faim." [au désert] (Sermon pour le premier dimanche de Carême, extrait du Traité sur l’Evangile de St Luc).

Colomban (v. 540-615), à son tour, un peu plus tard qu’Augustin, nous invite à "attiser cette soif". Toujours en mouvement, et semblant fuir la sédentarité et toute forme de repos, Colomban a fait lui-même cette expérience. Né en Irlande et élevé dans l’esprit d’une recherche de perfection chrétienne, il devient moine et, poussé alors vers la mission, il décide de s’exiler. Vers 589, après un bref passage à travers la Grande-Bretagne, il rejoint la Gaule, accompagné de douze compagnons.

"Frères bien-aimés, prêtez l'oreille à mes paroles, comme à quelque chose que vous avez besoin d'entendre ; et si votre âme a soif de la source divine dont je désire maintenant vous parler, attisez cette soif et ne l'éteignez pas. Buvez, mais ne soyez pas rassasiés. Car la source vivante nous appelle et la fontaine de vie nous dit : Que celui qui a soif vienne à moi et qu'il boive. Boire quoi ? Comprenez-le. Que le prophète vous le dise, que la source elle-même vous le déclare : Ils m'ont abandonné, moi, la source de vie, dit le Seigneur. Le Seigneur lui-même, Jésus Christ notre Dieu, est donc la source de vie, et c'est pourquoi il nous invite pour que nous le buvions. Le boit, celui qui l'aime ; le boit, celui qui se rassasie de la Parole de Dieu, qui l'aime et la désire assez vivement ; le boit, celui qui brûle d'amour pour la sagesse.

Voyez d'où jaillit cette source : elle vient du lieu d'où est descendu le Pain : car le Pain et la source sont un : le Fils unique, notre Dieu, Jésus Christ le Seigneur, dont nous devons toujours avoir soif. Même si nous le mangeons et le dévorons par notre amour, notre désir nous donne encore soif de lui. Comme l'eau d'une source, buvons-le sans cesse avec un immense amour, buvons-le avec toute notre avidité, et délectons-nous de sa douce saveur. Car le Seigneur est doux et il est bon. Que nous le mangions ou que nous le buvions, nous aurons toujours faim et soif de lui, car il nous est une nourriture et une boisson à jamais inépuisables. Lorsqu'on le mange, il n'est pas consommé ; lorsqu'on le boit, il ne disparaît pas ; car notre pain est éternel, et perpétuelle notre source, notre douce source. D'où ce mot du prophète : Vous qui avez soif, allez à la source. Il est en effet la fontaine des assoiffés et non celle des satisfaits. Les assoiffés, qu'ailleurs il déclare bienheureux, il les invite : ceux qui n'en ont jamais assez de boire, mais qui ont d'autant plus soif qu'ils ont bu.

Frères, la source de la sagesse, la Parole de Dieu dans les cieux, désirons-la, cherchons-la, aimons-la sans cesse : en elles sont cachés, comme dit l'Apôtre, tous les trésors de la sagesse et de la science ; et elle invite ceux qui ont soif à venir y puiser. Si tu as soif, bois à la source de vie ; si tu as faim, mange le Pain de vie. Heureux ceux qui ont faim de ce Pain et soif de cette source ! Ils mangent et boivent sans cesse, et ils désirent encore boire et manger. Que c'est bon, ce qu'on peut manger ou boire toujours sans perdre ni soif ni appétit, ce que l'on peut continuellement goûter sans cesser de le désirer ! Le roi prophète le dit : Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur."
(St Colomban (v. 540-615) : Instructions spirituelles, 13, 1-2)

Au lieu de parler d'"évangéliser" (autre mot qui fait souvent peur aujourd’hui), on devrait comprendre qu'il s'agit de "faire découvrir à chacun le vrai lieu de son désir" -, car évangéliser ce n'est que savoir entendre en chacun le cri du désir, le cri de Dieu ; et peut-être, avec beaucoup de douceur, et surtout beaucoup d'émerveillement, de l'accompagner sur le chemin où il pourra enfin dire son désir - que souvent il n'ose pas formuler ! Le pape François dans La joie de l'Evangile, recourt à une belle expression pour définir "l'art de l'accompagnement" : il s'agit que "tous apprennent toujours à ôter leurs sandales devant la terre sacrée de l’autre (cf. Ex 3, 5)" ( La Joie de l’Evangile, 169).

Cette révélation, action de l'Esprit qui fait que chacun peut prendre la parole pour dire qui est "Dieu" (ce Dieu qui est avec nous et en nous, ce Dieu si proche(5)), suppose toujours d'avoir trouvé le lieu du désir. "Là où est votre trésor, là aussi sera votre coeur." (Luc 12, 34)

Rappelons-nous que, baptisés, nous vivons déjà de "la vie éternelle", expression tout aussi incomprise de nos contemporains que le mot Dieu ! La définition en est donnée par St Jean - qui a reposé sur la poitrine du Christ lors du repas pascal, buvant à la source même(6) cet évangile qu'il a rapporté -, "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ." (Jn 17, 3).

Qu'est-ce qu'un chrétien, un vrai chrétien, dès lors ? Un homme de désir ! Non pas celui qui a appris une doctrine, mais celui qui a trouvé le chemin de son désir et qui est bien décidé à l'emprunter. Ce désir insatiable, placé en l'homme par Dieu créateur, est également orienté vers Dieu, à l'image et à la ressemblance de qui nous sommes faits - image que nous voulons, que nous devons retrouver pour être comblés. Cf. 1 Jn 3, 2 :

"Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est."

En attendant, Dieu revêt pour chacun la forme que Lui, Dieu veut prendre, à son heure, en son lieu, pour révéler à chacun, dès maintenant, son Amour infini.

Si Jésus, en son temps, parle en paraboles, c'est parce que déjà certains symboles de l'Ancien Testament sont à renouveler ou à expliquer aux hommes de son époque. Apprenons à parler en paraboles à nos contemporains qui ont soif.

Sans doute appartient-il à ceux qu'on appelle catéchistes, catéchètes, ou tout simplement accompagnateurs, de favoriser l’éclosion de la parole, de la "bonne nouvelle", de l’évangile en chacun, c'est-à-dire précisément en ce lieu du désir le plus intime. Le catéchiste n'annonce pas grand'chose ! c'est le "catéchisé" qui découvre. Si nous sommes sûrs (n'est-ce pas ce que l'on appelle la foi ?) que Dieu est en chaque homme (qu'il est venu "y faire sa demeure" Jn 14, 23), comment douter que c'est Lui qui se révèle en chacun, sans qu'il soit vraiment nécessaire pour le catéchiste d'enseigner (au sens ordinaire du terme) ?

Partir du désir de l’homme, et non pas de son indifférence. C’est ce que nous apprend de façon magnifique St Augustin qui montre comment Dieu est venu le trouver au sein même de son péché, dans la ligne de St Paul qui dit en 2 Co 5, 20 : "[Dieu] l’a fait péché pour nous".

Dès lors, rappelons que le Christ est toujours notre modèle pour l’annonce de la bonne nouvelle, pour l’évangélisation ! Jésus vient trouver la Samaritaine dans son désir d’eau vive, ou d’époux, ce qui est la même chose ! De même il trouve Zachée perché sur son sycomore : Zachée qui désire voir, parce qu’il a besoin d’être regardé en vérité, et Jésus s’invite chez lui... Sa conversion est immédiate parce que Jésus a trouvé le lieu de son désir !

On pourrait citer encore Grégoire de Nysse qui ne peut même pas imaginer de repos du désir dans l’éternité. Il écrit :

"Lui seul [le Verbe] en vérité est délicieux, désirable et aimable. Et la jouissance que nous avons de lui est toujours le point de départ d'un plus grand désir, car elle fait croître le désir par la participation même de biens.'
(Homélies. sur le Cantique des Cantiques, Hom. 1).

ou encore :

"Le Verbe nous enseigne[...] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu'il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c'est la marche sans repos à sa suite, que l'on accomplit en suivant le Verbe par derrière." (Ibid., Hom. 12).

Conclusion

Un contemporain, Raniero Cantalamessa, prédicateur de retraites au Vatican même, dit magnifiquement comment il faut changer notre coeur, le convertir pour que le désir de Dieu puisse se manifester (le désir qu’a Dieu de l’homme, ne nous y trompons pas !) :

"Essayons maintenant de comprendre comment s’opère ce changement du cœur. Il faut distinguer deux situations. Lorsqu’il s’agit de la première conversion, de l’incrédulité à la foi, ou du péché à la grâce, le Christ est dehors et frappe sur les parois du cœur pour entrer ; lorsqu’il s’agit de conversions successives, d’un état de grâce à un autre plus élevé, de la tiédeur à la ferveur, c’est le contraire qui se produit : le Christ est à l’intérieur et frappe sur les parois du cœur pour sortir !"
(R. Cantalamessa,, 3e prédication de Carême en 2006).

C’est le Christ qui doit "sortir" - et non pas nous-même, qui ne faisons alors que nous disperser au-dehors dans la région de dissemblance(7)) (Confessions, livre VII, x, 16).

Ecoutons le Christ à l’intérieur, savourons chaque jour la joie de la vérité, mais ne soyons pas un obstacle à sa sortie, en nous enorgueillissant de notre propre parole au-dehors : cette parole à l’autre, notre frère, ne doit pas être notre parole, mais celle du Christ.

Nous laisserons Augustin conclure :

"Que ta joie soit d'écouter Dieu ; que la nécessité seule t'engage à parler ; et tu ne seras point le grand parleur que l'on ne saurait diriger. Pourquoi vouloir parler, sans vouloir écouter ? Toujours être dehors, sans jamais rentrer en toi-même ?"

Et Augustin soulève ce grand paradoxe qui est l’épreuve sans doute majeure, de ce grand évêque, confronté aux obligations de sa charge :

"Celui qui t'instruit est dans ton coeur ; mais, pour toi, instruire c'est sortir de toi-même pour parler à ceux qui sont au dehors. Or, c'est à l'intérieur que nous écoutons la vérité, et nous parlons à ceux qui sont au dehors de notre coeur. Dire en effet que nous avons dans le coeur ceux à qui nous pensons, c'est dire que nous en avons une certaine image intérieure. Car s'ils étaient au-dedans de nous, ils sauraient ce qui est dans notre coeur, et ils n'auraient aucun besoin de notre parole. Mais si tu aimes l'action du dehors, crains aussi l'orgueil du dehors, crains de ne pouvoir entrer par la porte étroite […]
N'aimons donc point ce qui est au dehors, mais ce qui est à l'intérieur. Mettons notre joie dans l'intérieur ; quant à l'extérieur, subissons-le, mais dégageons-en notre volonté... "
(Homélie sur le psaume 139, 15).


(1) Oeuvre également accessible sous le titre de La Catéchèse des débutants, dans le recueil Le catéchuménat des premiers chrétiens, 1994, "Les Pères dans la foi", n° 60, Migne, pp. 23-96).
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(2) Titre donné par Goulven Madec dans la Bibliothèque Augustinienne pour le ch. 10, 14 à 14, 22 du De Catechizandis rudibus où il s’agit de présenter six remèdes au découragement du catéchiste. Pour une présentation plus complète de l’ouvrage : "Présentation de la catéchèse des débutants d’Augustin".
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(3) Cf. La première catéchèse, 10, 14, BA 11/1, p. 95, sq.
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(4) Citation qu’Augustin reprendra plusieurs fois (De catechizandis rudibus, 10, 14).
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(5) "Quelle est en effet la grande nation dont les dieux se fassent aussi proches que le Seigneur notre Dieu l'est pour nous chaque fois que nous l'invoquons ?" (Dt 4, 7)
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(6) Comme le dit Augustin dans les Homélies sur l'Evangile de Jean :
"Il reposait à la Cène sur la poitrine du Seigneur pour indiquer par là en signe qu'il buvait les plus profonds secrets à l'intime de son cœur" (Tr 18, 1) ; ou encore : "L'évangéliste Jean ne reposait pas sans cause sur la poitrine du Seigneur, mais pour y boire les secrets de sa plus haute sagesse et reprêcher dans son Evangile ce qu'il avait bu dans son amour." (Tr 20, 1)
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(7) Expression empruntée par Augustin à Plotin qui reprenait par là-même Platon ; fréquente chez les Pères, elle s’est maintenue tout au long du MA et dans la littérature ascétique jusqu’au XVIIe siècle. Mais utilisée par Augustin dans un sens différent du sens chez Plotin. Comme le dit A. Solignac, s.j. (note 26, p. 691 dans le volume 13 de la BA), "Pour Augustin […] c’est dans le mouvement inverse, lorsqu’elle se retourne vers Dieu et commence à le connaître, que [l’âme] saisit l’abîme infini qui la sépare de lui, qui l’en sépare non pas comme un espace spirituel, mais bien comme une différence ontologique radicale : la différence de la créature par rapport au créateur."
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